La spécialiste des questions de régulations, Anu Bradford – qui a publié récemment Digital Empires : the global battle to regulate technology (Empires numériques : la bataille mondiale pour réguler la technologie, Oxford University Press, 2023, non traduit) -, vient de publier une longue analyse où elle remet en question l’opinion commune qui voudrait qu’une réglementation plus stricte de l’économie numérique compromettrait l’innovation.
Pour les détracteurs de la régulation, la réglementation technologique de grande envergure qu’on trouve en Europe expliquerait le fait que le continent n’ait pas d’entreprises technologiques capables de rivaliser avec les Etats-Unis ou la Chine dans la course au numérique. Mais pour Bradford, l’écart technologique entre les Etats-Unis et l’Europe ne peut pas être attribué uniquement au laisser-faire américain et à la rigueur réglementaire européenne. Pour la chercheuse, ce sont d’autres caractéristiques de l’écosystème juridique et technologique américain qui ont permis l’ascension sans précédent de leurs entreprises tech.
Bradford rappelle d’ailleurs qu’avant les années 2010 et les premières enquêtes antitrust européennes, la régulation européenne à l’encontre du numérique était assez inexistante. Les réglementations européennes, si elles introduisent des protections, visent avant tout à faciliter les échanges commerciaux, rappelle-t-elle. Pourtant, malgré son cadre réglementaire permissif, l’Europe n’a pas donné naissance à un Google (1998) ou à un Facebook (2004). Pour Bradford, les raisons sont donc à trouver ailleurs. Elles sont d’abord liées à l’absence d’un marché numérique européen unique ; au manque de capitaux ; à des lois punitives sur la faillite qui dissuadent la prise de risque et à l’absence d’une politique d’immigration proactive qui permettrait à l’Europe de mieux attirer et retenir les talents mondiaux.
L’Europe n’est pas vraiment un marché numérique unique
L’Europe souffre d’abord de n’être pas un marché numérique unifié. Les différences de langues (24 !), de cultures et de réglementations limitent l’étendue de ses marchés. 96 % des 10 000 plateformes à forte croissance de l’UE sont des PME, rappelle-t-elle. A l’inverse, lorsqu’Amazon se lance sur le marché américain, elle accède tout de suite à un marché du livre en anglais géant, ce qui n’est pas le cas du secteur du livre européen. Même chose pour la vidéo à la demande ou tout autre secteur… Les règles juridiques sont également assez hétérogènes en Europe. La France par exemple s’est dotée d’exigences en matière de mise à jour et garantie logicielle spécifiques qui nécessitent des adaptations ad-hoc, sans parler par exemple des différences de TVA d’un pays à l’autre. Si celles-ci se sont simplifiées, leur enregistrement reste distinct d’un pays à l’autre. Si les règlements sont harmonisés, leurs mises en œuvre diffèrent souvent d’un pays à l’autre. Autant de différences qui augmentent les charges opérationnelles. A la différence, les entreprises américaines ont bénéficié d’un système bien plus intégré.
La fragmentation du marché européen, contraint les entreprises européennes à s’internationaliser plus tôt que les entreprises américaines. 70% des licornes européennes sont mondiales ou partiellement mondiales contre seulement 50% des licornes américaines. Une étude de 2021 montrait par exemple les difficultés à déployer l’IA dans le domaine de la santé, notamment parce qu’il n’existe pas de normes harmonisées en Europe. Même chose pour le cloud européen : c’est la cohérence réglementaire qui nuit à l’émergence d’acteurs européens, estimait déjà en 2014 le Partenariat européen pour le Cloud. Pour Bradford, le problème n’est pas la rigueur réglementaire européenne, mais sa complexité, le fait que les entreprises soient confrontés à 27 réglementations numériques différentes. En fait, soutient-elle, des lois comme le RGDP sont plus susceptibles de faciliter que de nuire à l’innovation en atténuant l’incertitude et la complexité européennes.
L’accès au capital, maillon faible de l’innovation européenne
Autre problématique du marché numérique européen, plus documenté : l’absence de marchés de capitaux intégrés pour financer l’innovation. Contrairement à leurs homologues américaines, les startups européennes ont toujours eu recours aux banques plutôt qu’au financement par capital-risque, du fait de la fragmentation du marché des capitaux en Europe. Et, par définition, les banques ont plus d’aversion aux investissements à risque. Si les entreprises européennes parviennent à obtenir des financements de démarrage ou à faire des premières levées de fonds, elles ont du mal à lever des capitaux ensuite, contrairement à leurs homologues américaines, qui lèvent également des sommes plus élevées. La force du capital-risque américain est une explication puissante de la réussite de leurs startups. Pour Bradford, la différence quant aux types d’investisseurs renforce également le contraste : le capital-risque américain a bénéficié d’importants investisseurs institutionnels, comme les fonds de pension mais également les universités qui ont été libres d’investir dans des entreprises à haut risque. Ce n’est absolument pas le cas des universités européennes qui ne disposent pas de fonds propres, ni des fonds de pension européens qui sont empêchés d’investir dans des actifs privés. Quant à solliciter des fonds d’investisseurs internationaux, Bradford souligne que même dans la Silicon Valley, « les investissements en capital-risque favorisent souvent les entreprises locales », notamment parce que ces investissements risqués nécessitent aussi une proximité. Le capital-risque continue à avoir un biais local, même si les entreprises de capital-risque américaines considèrent de plus en plus l’Europe comme une destination attractive pour leurs capitaux : leurs investissements dans les entreprises européennes ont triplé entre 2020 et 2021 pour atteindre 83 milliards de dollars.
Depuis l’union des marchés de capitaux de 2015, l’Europe a tenté de remédier à la fragmentation de son marché d’investissement. Mais sa mise en œuvre reste lente. Les Etats-Unis ont également été plus proactifs sur le financement public des technologies que les Etats européens, estime Bradford. Via ses investissements pour la Défense et la sécurité nationale, les Etats-Unis ont octroyé d’importantes subventions et contrats aux entreprises technologiques privées, notamment via la Darpa, comme cela a été le cas pour l’iPhone ou Siri comme l’ont montré les travaux de Mariana Mazzucato. « La pénurie relative des financements publics et privés dans l’UE constitue une raison puissante pour expliquer pourquoi les technologies d’aujourd’hui viennent d’entreprises américaines plutôt qu’européennes ».
Prise de risque et politiques migratoires : deux sujets qui ne sont pas dans les discussions pour améliorer l’innovation européenne
Pour Bradford, une autre explication est à trouver dans le fait que les législations européennes sont moins laxistes que les législations américaines en matière de faillite et de prise de risque. Les lois européennes ont tendance à conduire plus souvent à la liquidation des actifs. Si l’Europe a fait des progrès en la matière, des facteurs culturels qui stigmatisent l’échec jouent également. En Europe, la faillite reste considérée comme une tragédie personnelle, quand, dans la Silicon Valley, elle est un rite de passage, comme le dit le mantra « échouer vite, échouer souvent ». L’Europe valorise surtout la stabilité au détriment du risque, que ce soit pour créer des entreprises comme pour les financer.
Une dernière explication des difficultés européennes repose sur l’incapacité de l’Europe à avoir une politique migratoire proactive. Une étude de 2018 de la National Foundation for American Policy soulignait que 55% des entreprises américaines qui génèrent un milliard de dollars ont à leur tête un immigré (64% si on inclut leurs enfants). Si les données sur ce sujet sont moins disponibles, les rares études européennes sur la question montrent que l’innovation technologique européenne est bien moins diversifiée. Pire, souligne Bradford, l’Europe a non seulement du mal à attirer des migrants, mais elle a aussi tendance à perdre ses talents européens. Plus de la moitié des meilleurs chercheurs américains en IA sont des immigrés : 29% ont obtenu leur diplôme en Chine, 20% aux Etats-Unis, 18% en Europe. Nombre de chercheurs s’envolent vers les Etats-Unis pour profiter des liens privilégiés que la recherche américaine entretient avec le secteur de l’industrie technologique. Cette collaboration plus étroite entre les universités et le secteur privé aux Etats-Unis explique également pourquoi ils excellent dans la traduction de la recherche en applications commerciales. Sans compter que les règles en matière de stock-options en Europe sont souvent bien moins généreuses que les règles américaines. Enfin, les lois européennes de plus en plus restrictives à l’égard de l’immigration n’aident pas à attirer les talents étrangers. Il n’existe pas de système de visa unifié en Europe pour les ressortissants non européens.
D’autres facteurs peuvent encore entrer en jeu, conclut Bradford, comme le fait que le marché du travail soit plus flexible aux Etats-Unis qu’en Europe par exemple, ou le fait qu’en Californie il n’y a pas de clauses de non-concurrence dans les contrats de travail, permettant de soutenir une culture d’innovation plus dynamique.
Réglementer l’innovation ne doit pas être un épouvantail !
Ces constats ne signifient pas qu’il faille chercher à calquer la régulation européenne sur le laisser-faire américain, prévient la chercheuse. Pour Bradford, réglementer l’innovation ne doit absolument pas être un épouvantail. « La relation causale perçue entre une réglementation technologique stricte et la faible performance d’un l’industrie technologique n’est que cela : une perception et non une réalité ! » L’innovation technologique est d’abord le produit de forces fondamentales telles que les investissements à long terme dans l’éducation, une politique industrielle soigneusement conçue et des incitations à l’investissement et à l’entrepreneuriat, rappelle la chercheuse. Le succès technologique américain doit davantage à une combinaison de facteurs économiques et légaux qu’à l’absence de régulation protégeant la vie privée. Les difficultés de l’Europe tiennent bien plus à l’inachèvement de son intégration. L’enjeu, n’est pas nécessairement qu’elle se dote des mêmes législations permissives et libérales que les Etats-Unis, mais qu’elle crée un marché des capitaux plus solide, qu’elle harmonise ses régimes juridiques et qu’elle considère l’immigration comme une opportunité. De l’autre côté, la démonstration pourrait également inciter les Etats-Unis à améliorer la régulation du secteur en comprenant que sa culture de l’innovation n’est pas liée à son approche réglementaire laxiste. A bon entendeur !
PS : Le discours commun sur la réglementation européenne répète que les réglementations sont trop fortes, que les investissements sont insuffisants ou que les difficultés reposent sur la complexité européenne. Un discours qu’ânonne parfaitement les outils de l’IA générative dès qu’on leur demande leur avis sur la question. Ce qui pose une question de fond, a l’heure où nous nous apprêtons à être cernés par leurs résultats : comment sortirons-nous de ces réponses convenues quand elles seront les réponses que nous trouverons au bout de tous les outils que nous utiliserons ? Quand on observe déjà la difficulté à s’extraire des lieux communs dans le débat public, la perspective d’avoir partout à notre disposition des outils qui les renforcent pose à terme une question de fonds sur notre capacité à faire évoluer nos préjugés que les biais des réponses risquent de partout solidifier. Les réponses pré-mâchées de l’IA générative ne risquent-elles pas de générer une boucle sans fin de solutions sans horizon, où les mêmes réponses viennent répondre aux mêmes questions. Un peu comme d’être coincés dans une émission de Pascal Praud qui répéterait jour après jour ses mêmes marronniers. C’est déjà le cas ?! Mais alors, comment s’en sort ?