Longtemps les Etats-Unis se sont opposés à l’idée même de restreindre la liberté de circulation des technologies. Les technologies étaient alors le support d’une liberté d’expression renouvelée, d’un soft power qui allait inonder le monde des valeurs occidentales et du libre marché. Mais, à mesure qu’elles sont devenues un enjeu économique, qu’elles ont changé de nature, les Etats-Unis ont changé de posture et cherchent désormais à protéger leur puissance, explique le journaliste canadien Paris Marx sur son excellent blog, Disconnect.
Marx revient bien sûr sur l’interdiction de TikTok, votée par la chambre des représentants américains. « Un projet de loi qui semble absolument ridicule et qui permettrait au président de désigner les applications de médias sociaux non américaines comme des menaces à la sécurité nationale ». Le projet de loi adopté au Sénat signifie que ByteDance, la société propriétaire de TikTok doit vendre son entreprise à une société américaine ou prendre le risque de voir le réseau social interdit sur le territoire américain. Ce projet d’interdiction devrait nous inciter à ré-examiner les liens qui unissent la Silicon Valley à Washington, explique Marx. Longtemps, l’industrie technologique a semblé s’opposer au pouvoir gouvernemental… mais c’est oublier que « l’expansion mondiale de la technologie américaine a toujours été un projet d’ambition géopolitique américaine ».
L’expansion technologique américaine en ses limites
Que se passerait-il si demain, le Canada par exemple, exigeait que Facebook ou Google cèdent leur propriété sur le territoire américain au risque d’y être interdit ? Quand le gouvernement canadien a annoncé vouloir taxer les services numériques américains, le gouvernement américain a fait entendre son désaccord, alors que les Etats-Unis bloquent depuis des années un traité fiscal mondial visant à obliger les multinationales technologiques à payer plus d’impôts dans les pays dans lesquels ils opèrent.
Si le discours américain semble avoir évolué ces dernières années, comme sur les inquiétudes sur les pratiques monopolistiques des Gafams, le gouvernement américain et la Silicon Valley semblent toujours sur la même longueur d’onde quant au rôle que joue la technologie à l’échelle internationale. Dès l’origine d’internet pourtant, les législateurs américains ont toujours soutenu que leur intention était d’utiliser le net pour étendre l’influence géopolitique du pays. Dans son livre La promesse de l’accès, Daniel Greene rappelle que le gouvernement américain considérait alors internet comme un instrument de soft power, alors que le communisme s’effondrait. Internet était un moyen de promouvoir la liberté d’expression et la liberté de marché, mais également le considérait comme une nouvelle opportunité de marché. À mesure que l’accès à internet se développait à l’échelle mondiale, les entreprises américaines ont planté leurs drapeaux sur les marchés internationaux, aidés par un afflux massif d’investissements. Les autorités américaines ont largement soutenu cette conquête économique mondiale. Les UberFiles par exemple ont montré comment les ambassadeurs américains en France et aux Pays-Bas étaient intervenus directement pour aider au déploiement d’Uber dans ces pays… Très récemment, ils ont tenté d’exempter leurs entreprises d’un traité international sur l’utilisation responsable de l’IA. En fait, insiste Paris Marx, de nombreuses exceptions pour limiter les contraintes sur le secteur technologique existent et empêchent d’avancer sur les questions de respect de la vie privée ou de la réglementation de la concurrence.
Les Etats-Unis protègent d’abord leur puissance
Le plaidoyer des États-Unis en faveur de leur industrie technologique et de la libéralisation du commerce international a été extrêmement bénéfique à la Silicon Valley. Les entreprises américaines ont pu diffuser leurs produits sans se soucier des contraintes locales et quand les autorités étrangères réagissaient, elles pouvaient être accusées d’enfreindre les règles du commerce international. Si la technologie chinoise est aujourd’hui le principal concurrent à la domination de la Silicon Valley, c’est parce que la Chine a limité la capacité de la technologie américaine à conquérir son marché, comme le Japon ou la Corée ont protégé leurs industries automobile et électronique après la deuxième guerre mondiale. Ce qui change depuis quelques années, c’est que le matériel technologique chinois et leurs services numériques se mettent à conquérir les marchés des entreprises américaines, ce qui affecte tant l’économie que le pouvoir d’influence des Etats-Unis.
Pour Paris Marx, le gouvernement américain exagère le rôle du Parti communiste chinois dans le fonctionnement de ByteDance et des autres entreprises chinoises, comme il minimise le pouvoir qu’il exerce sur ses propres entreprises technologiques. C’est comme si le gouvernement américain s’attendait à ce que nous oublions les révélations de Snowden sur le vaste appareil de surveillance développé par les agences de renseignement américaines et la coopération qu’elles ont reçue des entreprises technologiques américaines. Sans parler de la façon dont les agences américaines achètent des données sur leurs propres citoyens auprès des courtiers en données que le gouvernement chinois pourrait tout à fait acheter sans même avoir besoin que TikTok soit présent sur les téléphones des gens.
Les États-Unis étaient autrefois fermement opposés à toute tentative visant à restreindre la libre circulation des technologies de l’information, explique Marx, car cela profitait aux entreprises américaines qui dominaient les marchés mondiaux. Mais les Etats-Unis ont changé d’approche ces dernières années. Le développement d’internet a toujours été présenté comme synonyme de propagation de la démocratie et de la liberté, alors qu’il s’est toujours agi de géopolitique et de pouvoir économique. Maintenant que leurs intérêts sont menacés, les interdictions visent avant tout à protéger leurs intérêts, tout en faisant pression sur leurs alliés pour qu’ils les soutiennent et, par extension, acceptent la position des entreprises technologiques américaines au sein de leurs économies.
Pourtant, rien ne garantit que cette stratégie fonctionne. « Les alliés occidentaux sont peut-être globalement d’accord avec bon nombre des restrictions imposées par les États-Unis au secteur technologique chinois, mais une grande partie du reste du monde ne l’est pas – et nombre de ces pays connaissent une croissance beaucoup plus rapide que l’Europe et l’Amérique du Nord. Pendant ce temps, les tentatives américaines visant à contrecarrer l’essor technologique de la Chine ne semblent pas fonctionner comme prévu. Malgré les restrictions d’accès à la technologie des puces, la Chine investit des milliards dans le secteur et commence déjà à voir des résultats tangibles« .
L’internet dominé par les Etats-Unis est en bout de course
Lorsque les législateurs américains discutent de leurs projets d’interdiction de TikTok, ils en parlent souvent comme d’une menace à la sécurité nationale, mais la Chine dispose de nombre d’autres moyens pour cela. Le Congrès ne cherche pas à adopter une loi fédérale sur la protection de la vie privée, des restrictions sur l’activité des courtiers en données ou des réglementations qui couvriraient toutes les sociétés de médias sociaux faisant ce qu’il accuse TikTok de faire – il se contente de cibler une seule entreprise, emblématique. Kate Ruane du Centre pour la démocratie et la technologie ou David Greene de l’Electronic Frontier Foundation (EFF) faisaient exactement le même constat dans un article de Nicole Area pour Vox : pour eux aussi, les Etats-Unis auraient bien plus besoin d’une législation qui protège les données des américains que d’une législation qui interdise une application.
Au moment même où la perspective d’une action antitrust contre les géants de la Silicon Valley commençait à gagner du terrain à Washington, l’hystérie actuelle autour de TikTok semble surtout un rideau de fumée, estime Paris Marx. Pour les Gafams comme pour les autorités américaines, « si les entreprises technologiques chinoises pouvaient être présentées comme un problème géopolitique, cela signifierait que les pratiques monopolistiques des Gafams pourraient être positionnées comme un mal nécessaire pour contrer cette concurrence ! » Or, alors que nous nous dirigeons vers un monde plus multipolaire dans lequel d’autres pays se taillent des sphères d’influence régionales, il n’est pas surprenant que l’Internet « ouvert » – c’est-à-dire un Internet dominé par les États-Unis – soit confronté à de nouveaux défis. Si vous êtes américains, peut-être que vous estimez que l’interdiction de TikTok est logique, interroge Marx. La Chine ne devrait pas être capable de faire ce que les entreprises technologiques américaines peuvent faire, comme de transmettre leurs données au gouvernement ou les vendre aux courtiers (même si ces données concernent bien d’autres personnes que les seuls Américains). « Mais pourquoi un Canadien, un Européen, un Brésilien, un Sud-Coréen ou des citoyens de nombreux autres pays en dehors des États-Unis devraient-ils défendre cette réalité ou la trouver acceptable d’une manière ou d’une autre ? »
Lorsque les formes précédentes de médias comme la radio, le cinéma, la télévision ou téléphone se sont développées, les pays ont souvent imposé des règles sur la propriété étrangère et la distribution de contenu… ce que le gouvernement américain tente de faire en protégeant son industrie technologique. Sur l’internet, les pays ont longtemps accepté la domination américaine, et il est possible que cela ne puisse plus durer. Pour Paris Marx, il est temps de reconsidérer les mythes du numérique conçus pour servir les intérêts des entreprises technologiques américaines. Si la Chine est particulièrement visée aujourd’hui, c’est essentiellement parce qu’elle est le seul pays qui a développé une industrie technologique nationale qui vient concurrencer la puissance de la Silicon Valley. « Faut-il vraiment s’attendre à ce que le reste du monde, ou même uniquement les pays occidentaux, acceptent la domination de Facebook, d’Amazon et de Google à perpétuité ? » C’est assurément cette domination qui commence à se fendre.
« L’autonomie stratégique » : un protectionnisme devenu fou ?
Pour Politico, Mark Scott s’agace également. Que des politiciens souhaitent interdire un géant des médias sociaux contrôlé par un rival économique ? On dirait le scénario d’un protectionnisme européen devenu fou ! C’est pourtant une nouvelle mesure américaine, s’étonne-t-il, prise au nom de « l’autonomie stratégique ». Ce terme, forgé notamment par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en 2019, se révèle surprenant dans le vocabulaire des responsables américains. Washington a bataillé pendant des années contre ses alliés européens en les accusant d’écrire des lois pour favoriser leurs propres entreprises au détriment de leurs rivaux américains. Mais la croissance économique de la Chine semble remettre en cause les convictions libérales américaines. Certes, le gouvernement américain est toujours intervenu dans les questions industrielles et numériques… Mais le concept d’autonomie stratégique est devenu un moyen pour paralyser son rival chinois tout en tentant de séduire ses alliés, explique Scott.
Mais il n’y a pas que les Etats-Unis qui ont du mal avec ce concept. L’Union européenne a elle-même des difficultés, chaque pays en ayant sa propre définition. Pour la France – où l’on parle plutôt de souveraineté numérique -, il s’agit de promouvoir les intérêts français, quoi qu’il arrive. Pour les Pays-Bas, il s’agit de s’aligner avec les Etats-Unis. Pour les Estoniens, le concept évoque surtout une défense contre la Russie. Pour l’Allemagne, il s’agit de maintenir des liens avec la Chine pour maintenir ses exportations. « L’autonomie stratégique est un concept qui divise les Européens entre eux », explique le chercheur José Ignacio Torreblanca. Pour de nombreux petits pays européens, l’autonomie stratégique semble un concept pour défendre les intérêts français ou allemands. Pour Scott, ces batailles technologiques montrent surtout à quel point la tech est devenue importante dans le jeu géopolitique. Pour lui, l’autonomie stratégique montre surtout que la vision chinoise porte. « L’autonomie stratégique occidentale a définitivement une approche à la chinoise ». Dans les capitales européennes, si on constate également une méfiance croissante à l’égard de la Chine (semblable à la position américaine), elle est contre-balancée par une dose égale de scepticisme à l’égard des Etats-Unis, sans que les pays européens n’arrivent à décider d’une stratégie à adopter, du fait de leurs divisions sur cette question.
Delete China vs Delete America, le risque d’une escalade sans perspective
En attendant, à l’agressivité américaine à l’égard des technologies chinoises répond celle de la Chine. Aux sanctions américaines, la Chine répond par un grand remplacement techno-nationaliste. Une directive du gouvernement chinois de 2022 invite à remplacer les logiciels étrangers dans tous les systèmes informatiques d’ici 2027, là aussi sous prétexte de sécurité nationale. Après avoir remplacé leur matériel informatique américain par leurs concurrents chinois, la Chine épure désormais ses logiciels des produits de Microsoft ou d’Oracle, comme l’explique un reportage glaçant du Wall Street Journal. Ce programme, connu sous le nom de Delete America, vise à soutenir les entreprises technologiques chinoises, tout en améliorant leurs produits pour réduire l’écart technologique avec leurs rivaux américains. Cette politique d’innovation s’est accélérée avec la montée des interdictions américaines qui ont privé de nombreuses entreprises chinoises de l’accès au marché américain. En réponse, les revenus de Cisco, Dell, Hewlett Packard ou IBM sont en baisse en Chine. Adobe ou Salesforce y réduisent leur opération et Microsoft lui-même est menacé.
Dans une guerre froide particulièrement silencieuse, qui semble se mener par écrans interposés, la course à l’hypersouveraineté technologique semble surtout menacer d’immobilisme les échanges mondiaux technologiques.