Pas plus qu’il n’y a de données neutres, il n’y a de calculs neutres. Ce que l’on compte et comment on le compte est primordial. Et les différentes façons de compter que l’on peut convoquer imposent avec elles leurs idéologies. Un bon exemple nous est donné avec les discussions autour de la méthode de répartition des revenus du streaming musical.
Longtemps, la règle de répartition est restée simple, « centrée sur le marché » (market centric), comme l’expliquait le journaliste Justin Delépine dans Alternatives Economiques. Les plateformes divisent le produit des abonnements et de la publicité par le nombre d’écoutes : les plus écoutés sont les plus rémunérés. Simple ! Mais est-ce équitable ? Cette façon de mesurer favorise l’écoute intensive telle que la pratique les plus jeunes notamment, mais qui n’est pas nécessairement le mode d’écoute de tous ceux qui payent un abonnement. Elle concentre les revenus au bénéfice des plus écoutés et au détriment de la diversité. D’où l’émergence d’une autre méthode de calcul, poussée notamment par des éditeurs indépendants, « centrée sur l’usager » (user centric). Ici, le mode de redistribution valorise ce qu’écoutent les abonnées dans leur diversité, les revenus ne sont plus distribués aux plus écoutés, mais selon ce qu’apprécie chaque abonné, permettant de rééquilibrer la distribution des revenus à d’autres genres de musiques et à une plus grande diversité d’artistes. Une autre modalité a été imaginée depuis, poussée par les majors : la méthode « centrée sur l’artiste » (artist centric) qui semble exclure de la rémunération les artistes émergents pour valoriser les artistes dont le public est le plus diversifié, ceux qui totalisent le plus d’abonnés uniques différents.
Ces différentes conceptions de la répartition de la valeur ne sont pas sans incidences concrètes. Elles nous montrent que le mode de calcul de la valeur n’est pas unique, mais multiple. Chaque modèle proposé a des avantages et des inconvénients, des effets. Tout comme les données sont toujours situées, la manière dont on compte n’est jamais objective.
Ce que montre également cet exemple, c’est que l’orientation du mode de calcul a un impact profond et que celui-ci est assez peu évalué et qu’il est loin d’être décidé démocratiquement. Le mode de calcul est pourtant un objet politique qui devrait être au cœur de la régulation politique des plateformes. L’acteur public devrait observer les différentes modalités de calcul possibles, leurs impacts, et imposer aux plateformes un mode de répartition de la valeur sur un autre. En France par exemple, qui promeut la diversité culturelle et le soutien aux artistes émergents, le régulateur devrait imposer aux plateformes sur notre territoire un modèle plutôt user centric, qui favorise une distribution plus équitable de la valeur. Ces constats pourraient être élargis bien au-delà des plateformes musicales d’ailleurs. Fort d’études d’impacts sur la répartition de valeur dans les plateformes, nous pourrions ainsi porter des modalités de calculs de la répartition qui permettent de valoriser la création et la diversité.
Les intérêts des uns et des autres à imposer un mode de calcul sur un autre est ici primordial. Après avoir beaucoup soutenu le market centric, les majors soutiennent désormais le modèle artist centric et, du fait de leur poids économique, parviennent à l’imposer aux plateformes qui dépendent de l’offre de leurs catalogues (les catalogues des 3 majors représentent 65% des écoutes sur les plateformes pour seulement 22% des références). Trop souvent, le choix du mode de calcul s’impose par la force.
Dernière chose à retirer de cet exemple. Les modalités de calcul ne sont jamais uniques. Pour chaque objet de calcul, nous devrions toujours envisager plusieurs modalités, regarder leur impact et décider en fonction de ceux-ci. Or, trop souvent, les calculs nous sont proposés sans alternatives. A l’heure où ils sont partout, l’enjeu est bien d’observer leurs conséquences et de proposer d’autres options. C’est dans les modalités de calcul désormais que se situe la politique. Quand en 2014 la CAF change la modalité de calcul de la prestation de service unique (PSU), le système de mesure de la subvention qu’elle distribue aux crèches, imposant un contrôle du remplissage à l’heure, elle modifie profondément le modèle économique de celles-ci. Ce qui pose une dernière question à notre enjeu. Si l’acteur public a vocation d’être l’arbitre des négociations entre acteurs aux intérêts divergents, comme ce pourrait être le cas dans la répartition de la valeur entre acteurs privés et intérêt général… Comment peut-il être l’arbitre de l’intérêt général quand il est juge et partie des calculs qu’il produit, comme c’est le cas dans le PSU ?
Ce que nous racontent ces histoires, c’est que nous devons observer avec attention les transformations des modalités de calcul. C’est désormais là, dans les formules Excel qui agencent les données que se fait la politique. Le risque, c’est que les transformations du calcul s’imposent de plus en plus par la force plutôt que portées par un dialogue démocratique et politique. Qui décide de comment on compte est devenu l’enjeu central d’une société fondée sur les traitements.