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Dans le procès antitrust qui oppose depuis quatre ans Google au ministère de la Justice américain, le juge, Amit Mehta, a pris une décision (elle fait 300 pages), confirmant ce que nous avons tous sous les yeux depuis plusieurs années : Google est en situation d’abus de position dominante dans la recherche en ligne et la publicité, lui permettant de forcer l’usage de son moteur de recherche comme d’obliger à des tarifs sans concurrence dans les résultats de recherche sponsorisés. Le jugement montre comment Google a réussi à imposer partout son moteur de recherche, en payant des sommes conséquentes à Samsung, Apple ou Mozilla pour devenir le moteur de recherche par défaut. Pour le juge Mehta, Google a violé le Sherman Act, la loi antitrust vieille d’un siècle qui a notamment conduit à la dissolution de Standard Oil en 1910, ainsi qu’à la dissolution d’AT&T en 1982.
Même si Google a fait appel, l’entreprise risque de se voir imposer d’importants changements, explique très pédagogiquement Jérôme Marin dans CaféTech. Plusieurs scénarios sont possibles à ce stade. Les accords commerciaux pour imposer son moteur comme choix par défaut pourraient être interdits, ce qui risque, contre-intuitivement, de fragiliser certains acteurs parmi les plus fragiles, notamment Mozilla car l’accord financier passé avec Google pour qu’il soit le moteur par défaut de Firefox représente l’essentiel des revenus de la fondation.
Comme le souligne Ed Zitron, Il s’agit d’un moment important dans l’histoire de la Silicon Valley. Mais est-ce une réelle menace pour Google ? Certes, plus de la moitié des revenus annuels de Google proviennent de Google Search, soit plus de 175 milliards de dollars. Ce monopole explique en grande partie pourquoi l’expérience de recherche de Google est devenue aussi désastreuse – Zitron avait montré dans un précédent billet que le recul de l’efficacité des résultats de Google depuis 2019 étaient concomitants avec la nomination d’un gestionnaire à la tête du moteur venu développer les revenus au détriment de la qualité, corroborant l’entrée dans l’âge du cynisme des calculs que nous avions nous-mêmes pointés.
Marchés clos
Zitron évoque les nombreux combats actuels des régulateurs américains contre le développement de monopoles qui ont tendance à être considérablement renforcés par le numérique. La spécificité du numérique, rappelle-t-il, c’est que les entreprises possèdent à la fois les clients et ceux qui ont quelque chose à leur vendre. Le monopole de Meta sur les publicités d’Instagram ou de Facebook, comme sur ses algorithmes, lui permet de rendre ses produits moins performants pour vous montrer des publicités et d’augmenter leurs prix comme elle le souhaite. Et c’est la même chose sur toutes les plateformes. Meta l’a fait pour vendre la publicité vidéo aux annonceurs, assurant qu’elle fonctionnait bien mieux qu’elle ne le faisait, et est d’ailleurs poursuivi dans le cadre d’une class action par des publicitaires pour avoir falsifié leurs chiffres d’audience. « Sans concurrence, les plateformes ne sont pas incitées à agir honnêtement », rappelle Zitron. Même chose pour Apple qui a le monopole des applications autorisées sur son Apple Store (et le monopole des publicités). Au prétexte de « contrôler » l’expérience utilisateur, toutes les plateformes l’organisent et la ferment pour exercer leur domination sur tous : utilisateurs, développeurs, publicitaires… Les entreprises du numérique échafaudent toutes des monopoles et l’IA est une tentative pour en imposer de nouveaux (après ceux du Cloud), notamment en dominant les grands modèles que les autres services vont utiliser.
Les plateformes contrôlent toute la publicité sur leurs réseaux. « Google et Meta possèdent à la fois les produits et les services publicitaires disponibles sur ces produits, et définissent ainsi les conditions de chaque partie de la transaction, car il n’existe aucun autre moyen de faire de la publicité sur Google, Facebook ou Instagram. Il y a des entités qui se font concurrence pour le placement, mais cette concurrence se fait selon des conditions fixées par les plateformes elles-mêmes, qui à leur tour contrôlent comment et quand les publicités sont diffusées et combien elles vous seront facturées. » Et elles contrôlent également les données impliquées, c’est-à-dire à qui et comment elles les adressent sans permettre à leurs clients de savoir vraiment où elles ont été diffusées ni auprès de qui, comme l’explique parfaitement Tim Hwang dans Le grand krach de l’attention. « Elles sont à la fois l’entreprise qui vous vend l’espace publicitaire et l’entreprise qui l’audite », rappelle Zitron.
Un numérique sans monopole est-il possible ?
Le problème, estime Zitron, c’est qu’il est fort probable que Google comme Meta ne puissent pas fonctionner sans leurs monopoles – rien n’est moins sûr, si elles n’étaient pas en situation de monopole sur la publicité, leurs revenus seraient certainement moins élevés, mais cela ne signifie pas que le modèle ne soit pas soutenable. Ces plateformes génèrent des milliards de revenus publicitaires (les revenus publicitaires représentent 98% des revenus de Meta et 50% pour Google) dans des conditions de plus en plus délabrées, rendant les deux structures particulièrement fragiles (comparées à Microsoft ou Apple). Les grandes entreprises de la tech n’ont plus de marché en hypercroissance de disponibles, estime Zitron dans un autre billet, elles ne peuvent que faire de l’amélioration de produit, pour autant qu’elles ne les mettent pas à mal. Le risque donc, c’est qu’elles n’aient pas les moyens de continuer à croître à mesure que leurs marges de croissances se réduisent – pour Meta et Google, cela signifie que leurs entreprises pourraient avoir du mal à passer la prochaine décennie, prophétise un peu rapidement Zitron en oubliant leur très haut niveau de fortune. Chez Meta, le trafic est en berne. Et le monopole de Google sur la recherche pourrait être redistribué avec l’avènement de l’IA générative.
Mais la bonne question à se poser est certainement de savoir comment ces entreprises, si elles devaient ouvrir leur régie publicitaire, pourraient-elles donner accès à un réseau publicitaire alternatif, dont elles ne maîtriseraient plus les tenants et les aboutissants ? Pour l’instant, le jugement qu’a reçu Google est sans sanction (elles viendront peut-être après quelques appels et longues discussions visant à trouver des modalités de sanctions adaptées). Et il est probable que les juristes de Google parviennent à les édulcorer voire à faire annuler la décision… Google a les moyens d’une bataille sans fin, et il est probable que, comme Microsoft avant elle, elle parvienne a éviter le démantèlement. A la fin des années 80, Microsoft détenait 80% du marché des systèmes d’exploitation. Un succès qui ne s’est pas construit uniquement sur le fait que Microsoft avait de meilleurs logiciels ou de meilleures ressources. L’histoire a montré que Microsoft s’était entendu avec des fabricants de matériels pour qu’ils vendent des ordinateurs avec Windows. En 2000, la justice américaine avait demandé la scission de l’entreprise, l’une pour le système d’exploitation et l’autre pour les applications. Microsoft a fait appel. La condamnation a été suspendue pour vice de forme et l’entreprise a conclu un accord avec le ministère de la justice lui permettant d’échapper au démantèlement. C’était les premières d’une longue série de poursuites pour entrave à la concurrence de Microsoft. Des poursuites qui ont plutôt montré la grande fragilité des actions de régulation qu’autre chose.
Dans la perspective de Google, la séparation de Google Search et de sa plateforme publicitaire serait l’équivalent de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais il probable que cette perspective ne se réalise jamais. Quand la commission européenne a forcé Apple à ouvrir la distribution d’applications à d’autres entreprises, Apple a répondu par un ensemble de règles qui contraignent les fournisseurs d’alternatives à céder un si fort pourcentage de leurs revenus, qu’elle les empêche de rivaliser en termes de prix comme de bénéfices. Il est probable que Google ne soit pas démantelé et que l’entreprise imagine une solution pour continuer son monopole sans finalement rien changer. Comme nous l’avions déjà constaté dans les batailles de la FTC pour réguler le marketing numérique, Zitron entérine le scénario d’une régulation qui n’arrive finalement pas à s’imposer.
Une régulation désabusée
Doctorow estime lui aussi que contraindre Google sera difficile. Il est probable que la justice impose des mesures correctives, mais ces mesures ont souvent peu d’effets, d’autant qu’elles obligent le régulateur à déployer une intense et coûteuse surveillance pour s’assurer de leur application. Il est probable également que la justice propose tout simplement à Google d’arrêter de payer d’autres entreprises pour imposer le monopole de son moteur voire de vendre son activité publicitaire. Mais le plus probable estime Doctorow, c’est que Google fasse comme IBM ou Microsoft, c’est-à-dire fasse traîner les choses par des recours jusqu’à ce que l’administration abandonne l’affaire suite à un changement politique. Doctorow regrette néanmoins que le juge estime, comme trop de gens d’ailleurs, que l’espionnage des utilisateurs pour faire de la publicité est justifiée tant que celle-ci est pertinente. Le risque finalement de ce jugement, c’est qu’il conduise à une démocratisation de la surveillance, bien au-delà de Google, s’inquiète Doctorow. Pour lui, briser Google ne devrait pas permettre à d’autres entreprises de se partager le marché de la surveillance publicitaire, mais y mettre fin.
Google a récemment annoncé, après avoir longtemps affirmé le contraire, qu’il ne supprimerait pas les cookies tiers, ces outils de surveillance commerciale qu’il voulait remplacer la privacy sandbox de Chrome qui aurait permis à Google d’être le maître de l’espionnage commercial au détriment de tous les autres. Cette suppression des cookies tiers au profit de sa seule technologie aurait été certainement jugée comme anticoncurrentielle. Mais garder les cookies tiers permet que les entreprises technologiques continuent de nous espionner, alors que nous devrions d’abord les en empêcher, estime Doctorow. Certains défenseurs de la publicité imaginent même qu’on attribue un identifiant publicitaire à chaque internaute pour mieux les pister et que grandes comme petites entreprises puissent mieux cibler leurs produits ! « Le fait que les commerçants souhaitent pouvoir scruter chaque recoin de notre vie pour déterminer la performance de leurs publicités ne justifie pas qu’ils le fassent – et encore moins qu’ils interviennent sur le marché pour faciliter encore plus l’accès des espions commerciaux sur nos activités ! » « Nous ne résolverons pas le monopole de Google en créant une concurrence dans la surveillance ». Se débarrasser du monopole de Google devrait surtout être l’occasion de nous débarrasser de la surveillance, estime-t-il. Nous n’en sommes pas du tout là.
Pour Ian Bogost, quelle que soit la décision du tribunal, il est probable que rien ne change pour les consommateurs comme pour Google. Google a déjà gagné. Lui aussi semble désabusé en rappelant que les condamnations à l’encontre de Microsoft n’ont rien changé. Windows est toujours le système d’exploitation dominant et Microsoft est plus dominant que jamais. Certes, il est probable que les pots-de-vin de Google pour soutenir la domination de son moteur cessent… Mais cela ne signifie pas qu’une concurrence pourra surgir demain. Les Gafams sont devenus trop puissants pour être concurrencés. On peut regretter que l’acquisition de la régie publicitaire DoubleClick par Google en 2007 n’ait pas été interdite, elle aurait pu empêcher ou retarder la mainmise de Google sur la publicité en ligne… Mais aujourd’hui, concurrencer Google est devenu bien difficile. Oui Google est en situation de monopole, mais il est probable que ce constat produise bien plus d’articles de presse que de changement dans la pratique réelle de la recherche en ligne.
Mêmes constats pour Paris Marx : plus de compétition ne suffira pas à démanteler le pouvoir de la Silicon Valley. Pour lui aussi, il est probable que les règles et contrôles se renforcent. Mais y’a-t-il pour autant une vraie volonté de remodeler l’industrie technologique ? Pas vraiment. « Les politiciens veulent un paysage technologique légèrement plus compétitif », mais ne souhaitent pas vraiment remettre en cause sa puissance.
Se conformer aux règles européennes est ennuyeux et coûteux, mais n’est pas menaçant pour les entreprises, explique clairement Christina Caffarra pour Tech Policy Press. Non seulement les règles européennes ne changent pas vraiment la donne technologique des grandes entreprises américaines, mais elles n’améliorent pas non plus la position, la productivité ou l’innovation des entreprises européennes. Les Gafams ont « réduit internet à une collection de points d’accès propriétaires que nous, Européens, ne possédons ni ne contrôlons, et dont nous sommes profondément dépendants. » Que se passera-t-il lorsque (et non si) l’infrastructure sur laquelle nous comptons, mais que nous ne possédons pas actuellement, devient hostile ? Des services sont déjà refusés aux consommateurs européens au motif que l’environnement réglementaire est trop incertain (comme quand Meta et Apple annoncent qu’ils ne lanceront pas certains services d’IA en Europe). Et cela va probablement empirer, comme le soutiennent les politistes Henry Farrell et Abraham Newman dans Underground Empire: How America Weaponized the World Economy ou la parlementaire européenne Marietje Schaake dansThe Tech Coup: How to Save Democracy from Silicon Valley. Comment croire que nous puissions développer la croissance et l’innovation depuis des entreprises dont la capacité à fonctionner est totalement à la merci des grands acteurs de la Silicon Valley ? Pourtant, pour l’instant, c’est en Europe que Google a connu le plus de difficultés. L’entreprise s’est vue infligée plus de 8 milliards d’amendes dans 3 affaires (liée à son système d’exploitation mobile Android, son service d’achat en ligne et son activité publicitaire). Mais Google a fait appel dans chacune…
Un démantèlement politique ?
Pour la journaliste du New York Times, Julia Angwin, « démanteler Google n’est pas suffisant »…. Car démanteler Google n’aurait que peu d’impact sur la distribution des résultats de recherche. Cela ne permettrait pas de favoriser la création de moteurs concurrents que Google a empêché par ses pratiques. Pour la journaliste, nous devrions également briser le monopole de Google sur les données de requêtes de recherche. Même Bing, le seul rival, ne peut pas concurrencer la force de Google. Il faut 17 ans à Bing pour collecter une quantité de données équivalente à celle que Google collecte en 13 mois.
Pour obtenir de meilleurs résultats, nous devons favoriser l’innovation dans la recherche, estime Angwin. Et l’un des moyens d’y parvenir est de donner aux concurrents l’accès aux données de requêtes de recherche de Google (avec la difficulté que les utilisateurs pourraient ne pas être tout à fait d’accord avec l’idée de partager leurs données avec de nombreux autres moteurs… sans compter que cette solution ne résout pas celle du coût pour développer des moteurs à impacts mondiaux dans un univers où la prédominance de Google continuerait). Certes, Google dispose déjà d’une API qui permet aux développeurs d’accéder aux données de recherche, mais les règles d’utilisation sont trop contraignantes pour le moment. Ces accès permettraient aux concurrents de proposer des moteurs de recherche capables de proposer des options différentes, valorisant la confidentialité, le commerce ou l’actualité…
Angwin évoque par exemple Kagi, un moteur de recherche sur abonnement (10 $ par mois), sans publicité, qui permet de personnaliser les résultats ou de les trier par exemple en fonction des changements des pages web. Elle rappelle que si le spam est si omniprésent, c’est d’abord parce que tout le monde tente de subvertir les résultats de Google qui optimise le monde pour ses résultats de recherche plus que pour ses lecteurs. Dans une étude récente sur la qualité des résultats de Google, les chercheurs soulignaient qu’il était de plus en plus difficile d’évaluer la qualité des résultats car « la frontière entre le contenu bénin et le spam devient de plus en plus floue ». Si la diversité des moteurs était plus forte, s’ils proposaient des fonctionnalités plus variées, peut-être pourrions-nous avoir un web plus optimisé pour les lecteurs que pour le spam, imagine Angwin, un web plus décentralisé, comme il l’était à l’origine !
Le plus étonnant finalement, c’est que désormais, ce n’est plus tant la gauche démocrate qui pousse l’idée d’un démantèlement que l’extrême droite républicaine. Comme le raconte le journaliste François Saltiel dans sa chronique sur France Culture, c’est le colistier de Trump, J.D. Vance, qui est l’un des plus ardents promoteurs du démantèlement de Google ou de Meta. Derrière sa motivation à favoriser l’innovation, « ce désir de démantèlement initié par le camp trumpiste a également des airs de règlement de compte ». Pour les trumpistes, Google comme Facebook seraient trop démocrates et sont régulièrement accusés de censurer les propos de l’alt-right. Pour eux, l’enjeu n’est pas tant de limiter les monopoles et ses dangers, mais de punir ceux qu’ils considèrent comme n’étant pas du même avis politique qu’eux. Comme l’explique Ben Tarnoff, la perspective d’un démantèlement s’aligne aux intérêts du patriciat technologique du capital-risque qui semble plus trumpiste que les entrepreneurs de startups, notamment parce que le démantèlement des Gafams permettrait de relancer une course aux investissements technologiques en berne.
Régler le curseur de la régulation
Alors que d’un côté, beaucoup semblent regretter par avance que le démantèlement de Google n’aille pas assez loin, de l’autre, beaucoup estiment que le blackout de X au Brésil, lui, va trop loin. En avril, le juge à la Cour suprême du Brésil, Alexandre de Moraes, a demandé à X de supprimer des comptes de militants pro-Bolsonaro qui remettaient en question les résultats du vote ou en appelaient à l’insurrection. Alors que normalement l’entreprise répond régulièrement aux demandes de gouvernements en ce sens (d’ailleurs, contrairement aux déclarations d’Elon Musk à l’encontre de la censure, l’entreprise se conforme à ces décisions bien plus qu’avant, comme le montrait une enquête de Forbes), pour une fois pourtant, X s’y est opposé et Musk en a même appelé à la destitution du juge, rappelle Paris Marx. Bien évidemment, les choses se sont envenimées, jusqu’à ce que le juge décide fin août de débrancher X au Brésil, suite aux refus de l’entreprise de se conformer aux décisions de la justice brésilienne.
La question reste de savoir si la justice est allée trop loin, questionne le New York Times. L’équilibre n’est pas si simple. « En faire trop peu c’est permettre aux discussions en ligne de saper la démocratie ; en faire trop, c’est restreindre la liberté d’expression légitime des citoyens ». Pour Jameel Jaffer, directeur exécutif du Knight First Amendment Institute de l’Université de Columbia, ce blackout est « absurde et dangereux ». Couper l’accès à un réseau social utilisé par 22 millions de Brésiliens pour quelques comptes problématiques semble disproportionné, d’autant plus que les gouvernements non démocratiques pourront désormais prendre l’exemple de gouvernements démocratiques pour justifier des actions de coupure de réseaux sociaux. Mais qu’était-il possible de faire alors que X n’a cessé de bafouer plusieurs ordonnances judiciaires ? Le juge brésilien a lui-même éprouvé la difficulté à imposer le blackout de X. En coupant X, il a demandé à Apple et Google d’empêcher le téléchargement d’applications VPN permettant de contourner le blackout brésilien et a menacé de lourdes amendes les brésiliens qui contourneraient l’interdiction, alors que la fermeture du réseau a suffi à le rendre en grande partie inopérant. La cour suprême du Brésil vient de confirmer le jugement de blocage de X, rapporte le New York Times, mais peine à définir jusqu’où ce blocage doit s’exercer. Dans le monde numérique, le fait que les contournements soient toujours possibles, rendent l’effectivité des actions légales difficiles. Le blackout est certainement suffisamment démonstratif pour qu’il n’y ait rien à ajouter. L’interdiction totale de X pour une poignée de comptes qui n’ont pas été fermés semble disproportionnée, mais cette disproportion est bien plus le reflet de l’intransigeance à géométrie variable d’Elon Musk qu’autre chose. Si Musk veut se comporter de façon irresponsable, c’est à lui d’en assumer les conséquences.
Reste que l’exemple montre bien les difficultés dans lesquelles s’englue la régulation à l’heure du numérique. Ce n’est pas qu’une question de souveraineté, où les entreprises américaines sont capables de coloniser et d’imposer au monde leur conception de la liberté d’expression, mais il semble que ces stress tests interrogent profondément la capacité à réguler des acteurs numériques surpuissants. Paris Marx a raison : les plateformes vont être soumises à une réglementation plus forte qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent. Le problème, c’est que cette régulation va devoir aussi trouver des modalités d’applications adaptées pour parvenir à changer le numérique… qui seront d’autant plus difficiles à imposer dans un contexte de plus en plus politisé et radicalisé. Reste qu’il va être difficile pour les régulateurs de se confronter à des entreprises qui ne souhaitent pas se conformer à la loi, remarque Bloomberg, que ce soit au Brésil ou aux Etats-Unis aujourd’hui, ou en Europe demain. Que ce soit par l’affrontement direct, comme l’impose Musk, ou par le contournement de l’épuisement des recours légaux qu’envisage Google.