La régulation se présente comme un nouvel art de gouverner, rappelle le politiste Antoine Vauchez dans l’introduction au livre collectif qu’il a dirigé, Le moment régulateur, naissance d’une contre-culture de gouvernement, parue dans l’excellente collection « Gouvernances », des presses de SciencesPo (également disponible sur Cairn). Désormais, on régule plus qu’on ne réglemente, c’est-à-dire qu’on oriente, on met en conformité, on corrige… Le droit s’équilibre de normes, d’outils, d’indicateurs qui s’écrivent à plusieurs, avec des autorités dédiées et plus encore avec les entreprises régulées elles-mêmes. Avec ses sanctions et surtout ses amendes, les bureaucraties gouvernantes semblent avoir trouvé là de nouvelles manières de faire de la politique, de nouvelles formes de puissances.
Le numérique a participé activement à la montée des instruments de régulations. Des regtechs aux outils de la compliance, en passant par la transparence et l’open government, la régulation semble s’armer d’une double modernité, technique et politique.
Mais l’Etat régulateur se construit également en opposition à l’État interventionniste et redistributeur. Il incarne la transformation d’un État providence en État libéral, qui doit désormais composer avec le secteur privé. La régulation semble un art de gouverner néolibéral, qui valorise l’auto-contrôle et qui s’appuie sur un ensemble d’autorités nées de la libéralisation des anciens secteurs des monopoles d’État, qui vont initier des rapports plus collaboratifs avec les régulés, au risque d’endormir bien souvent la régulation elle-même. La régulation va pourtant produire de nouveaux savoirs techniques : amendes, outils déontologiques pour organiser les rapports entre régulateur et régulé, indicateurs de conformité, bac à sable réglementaires et expérimentations permettant de déroger aux règles de droit pour stimuler l’innovation et trouver de nouvelles modalités de réglementations directement avec ceux qu’elles concernent. Pourtant, souligne le directeur de l’entreprise éditoriale, les structures publiques de la régulation restent d’abord des institutions faibles et fragiles, qui tentent de se présenter plus en arbitre qu’en gendarme, sans toujours réussir à être l’un comme l’autre.
L’ouvrage revient par exemple sur l’histoire de nombreux acteurs qui composent ce champ de la régulation qui vont naître avec la fin des entreprises monopolistiques d’État pour permettre à celui-ci de continuer ses contrôles, via de nouvelles contraintes pour régir la corruption, la concurrence, les données, les questions environnementales… L’État semble ouvrir une parenthèse faite de dialogue, de souplesse, de clémence (les amendes records annoncées, très visibles, sont cependant rarement payées et très souvent reportées via des appels en justice souvent suspensifs et des procès qui s’éternisent et qui vident bien souvent les décisions de leurs effets, comme l’explique très bien Yann-Antony Noghès dans son excellent documentaire sur la fabrication du DMA et du DSA européen). C’est le cas par exemple de la CNIL dont Anne Bellon et Pierre France montrent la transformation d’institution militante à une agence d’enregistrement de la conformité qui peine à exercer son pouvoir de contrôle et surtout de sanction.
L’ouvrage s’intéresse beaucoup aux personnes de la régulation, à la sociologie des régulateurs, pour montrer la grande porosité des acteurs. Dans un article sur Google, Charles Thibout, montre comment Google va investir le champ de la régulation pour tenter de mieux l’orienter et le subvertir à son profit, lui permettant de transformer et contourner le droit pour le transformer en « norme processuelle fonctionnelle ». L’ouvrage s’intéresse également aux modalités que la régulation met en place et notamment au développement et au déploiement des outils de la régulation avec les régulés. Les chercheurs soulignent que dans cet univers, le niveau de technicité est très élevé, au risque de produire une régulation professionnalisée, très éloignée des citoyens censés en bénéficier. Là encore, le numérique est un moteur fort de la régulation, non seulement parce qu’il en est l’un des principaux objets, mais aussi parce qu’il permet de développer des outils nouveaux et dédiés.
On regrettera pourtant que l’ouvrage regarde peu la réalité du travail accompli par ces agences et ces acteurs. Le livre observe finalement assez peu ce que la régulation produit et notamment ses impasses. A force d’insister sur le fait que la régulation est un changement de gouvernance, une vision moderne de celle-ci, l’ouvrage oublie de montrer qu’elle est peut-être bien plus dévitalisée qu’on ne le pense. Isabelle Boucobza évoque pourtant le brouillage qu’elle produit, en opposant finalement la protection des droits et libertés fondamentaux qu’elle mobilise, et la régulation de l’économie de marché sur laquelle elle agit. La régulation produit au final d’abord de l’efficacité économique au détriment de la protection des droits et libertés, subordonnant ces derniers à la première. La conformité, en structurant l’auto-régulation, permet surtout aux entreprises d’éviter les condamnations. A se demander en fait, si la régulation ne propose pas d’abord un contournement du droit, une clémence, qui vide la réglementation même de ses effets, à l’image de la difficulté de la CNIL à passer des plaintes, aux contrôles ou aux sanctions. En surinvestissant par exemple le reporting, c’est-à-dire le fait d’exiger des rapports, des chiffres, des données… la régulation semble bien souvent s’y noyer sans toujours lui permettre d’agir. Comme le montrent Antoine Vauchez et Caroline Vincensini dans leur article sur la compliance, la régulation démultiplie ses exigences (dans le domaine de la prévention de la corruption, elle exige codes de conduite, dispositifs d’alertes, cartographie des risques, évaluations des clients, contrôles comptables, de la formation, des sanctions internes, et un dispositif d’évaluation des mesures mises en place). Mais la démultiplication des pratiques pour montrer qu’on est en conformité ne s’accompagne d’aucun durcissement du contrôle ni des sanctions. La régulation produit surtout une « standardisation technique », une technicisation du régulateur.
Plus qu’une contre-culture de gouvernement qui proposerait de nouvelles méthodes qui seraient enfin agiles et puissantes, on peut se demander si au final, la régulation ne produit pas l’exact inverse. Comme le pointe Antoine Vauchez en conclusion, la régulation s’est développée en collant aux intérêts du secteur privé, « au risque de n’accorder aux intérêts diffus des causes citoyennes qu’une attention seconde ». Dans notre article sur l’AI Act (newsletter #8), on concluait sur les risques d’une réglementation qui ne protège ni les citoyens, ni les entreprises, c’est-à-dire une régulation qui produit des amendes, mais finalement peu de transformations des pratiques.