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David Autor est l’un des grands experts du travail. Economiste au MIT, il est l’un des responsables du laboratoire de recherche sur l’avenir du travail. Le chercheur publie avec parcimonie, mais quand il s’exprime, cela vaut souvent le coup de s’y intéresser. Jusqu’à présent, Autor n’a pas toujours été tendre avec l’impact de la technologie sur le travail, montrant que celle-ci sert surtout à améliorer la rentabilité des entreprises et que l’automatisation et la mondialisation ont surtout servi à se débarrasser des travailleurs et à les remplacer par des travailleurs moins chers. Autor a dénoncé le risque d’une innovation sans emplois – notamment en contestant l’étude de Michael Osborne et Karl Benedickt Frey de 2013 qui estimait qu’une profession sur deux était menacée de disparition du fait de l’automatisation, Autor montrant que les effets de l’automatisation sont plus complexes.
Alors que de nombreuses perspectives que fait peser l’IA sur le travail semblent s’annoncer comme catastrophiques, tout le monde s’inquiétant d’un grand remplacement par les machines, David Autor, estime, au contraire et avec un certain optimisme, que l’IA pourrait nous aider à reconstruire la classe moyenne ! Si l’IA fait peser une réelle menace sur l’emploi, elle offre également la possibilité d’étendre l’expertise à un plus grand nombre de travailleurs, défend Autor, c’est-à-dire de faire monter en compétences plus de monde que ce n’était possible jusqu’alors !
Si la peur que l’IA nous pique nos jobs est légitime, c’est oublier que le monde industrialisé regorge d’emplois, rappelle-t-il. Et la pénurie de main-d’œuvre à venir, liée à la chute de la natalité, ne devrait pas remettre en cause le besoin de travailleurs, au contraire. « Ce n’est pas une prédiction, c’est un fait démographique. Tous ceux qui auront 30 ans en 2053 sont déjà nés et nous ne pouvons pas créer davantage de personnes qu’il n’y en a. À moins d’un changement massif de la politique d’immigration, les États-Unis et les autres pays riches manqueront de travailleurs avant qu’ils ne manquent d’emplois. »
L’IA, remède à l’automatisation ?
Certes, l’IA va bouleverser le monde du travail, mais pas comme le pensent Elon Musk ou Geoffrey Hinton, en mettant tout le monde au chômage ! L’IA va remodeler la valeur et la nature de l’expertise humaine, explique Autor. L’expertise, rappelle-t-il, fait référence aux connaissances et compétences requises pour accomplir une tâche particulière. Celle-ci a beaucoup de valeur quand elle est relativement rare et difficile à acquérir. Elle est la principale source de valeur au travail : les emplois qui nécessitent peu de formation ou de certification restent traditionnellement les moins bien rémunérés, contrairement à ceux qui en nécessitent beaucoup. Les domaines d’expertise évoluent à travers les époques technologiques. Les ingénieurs logiciels n’existaient pas jusqu’à ce que les innovations technologiques et sociales en créent le besoin.
Longtemps, la vision utopique de l’ère de l’information était que les ordinateurs aplaniraient les hiérarchies économiques en démocratisant l’information. N’importe qui accédant à un ordinateur pouvait désormais tout faire, tout accomplir… Pourtant, estime Autor, ce n’est pas exactement ce qui se produit. En fait, estime-t-il, l’information n’est qu’un apport à une fonction économique plus déterminante : à savoir la prise de décision, qui, elle, relève de l’élite des experts. « En rendant l’information et les calculs abondants et bons marchés, l’informatisation a catalysé une concentration sans précédent du pouvoir de décision et des ressources qui l’accompagnent dans les mains d’une petite élite experte ». Avec le numérique, une large strate d’emplois moyennement qualifiés se sont automatisés, notamment dans le travail de bureau ou le soutien administratif. Quant aux individus sans qualification, ils ont été relégués à des emplois de service non spécialisés et mal payés.
Pour Autor, l’IA nous offre la possibilité de contrecarrer le processus amorcé par l’informatisation, c’est-à-dire améliorer l’expertise du plus grand nombre. L’IA peut permettre à un plus grand nombre de travailleurs d’effectuer des tâches décisionnelles confiées jusqu’à présent à une petite élite. « Bien utilisée, l’IA peut aider à restaurer la classe moyenne du marché du travail qui a été vidée par l’automatisation et la mondialisation », soutient l’économiste. Si elle peut également rendre l’expertise redondante et les experts superflus, réduisant encore leur nombre, l’IA pourrait également démocratiser l’expertise, pour autant qu’on accompagne les utilisateurs. Pour les travailleurs possédant une formation et une expérience de base, l’IA peut les aider à tirer parti de leur expertise afin de pouvoir effectuer un travail à plus forte valeur ajoutée, comme le pointait l’étude d’Erik Brynjolfsson, Danielle Li et Lindsey Raymond sur l’usage de l’IA générative au travail, qui montrait que dans des centres d’appel, les gains de productivité de l’IA étaient nuls pour les agents les plus performants, mais maximum pour les moins productifs.
Certes, concède Autor, l’IA va certainement automatiser une part importante du travail existant et rendra certains domaines d’expertise existants inutiles. Mais, assure l’optimiste professeur, l’IA va également créer de nouveaux biens et services et de nouvelles demandes d’expertises. L’IA offre de nombreuses possibilités pour augmenter le nombre de travailleurs et améliorer le travail.
L’expertise a longtemps été laminée par l’industrialisation et l’automatisation
Autor rappelle que jusqu’au XIXe siècle et le début de la production de masse, le savoir artisanal était vénéré. Et puis, l’industrialisation a tout changé. La production de masse s’est imposée par la force de sa productivité et les conditions de travail des travailleurs sont devenues dangereuses, pénibles, pour des salaires extrêmement faibles. Les petits ateliers de tisserands ont été laminés par l’industrie. Et il a fallu des dizaines d’années de luttes sociales avant que le niveau de vie de la classe ouvrière ne se sécurise peu à peu. A mesure que les outils, les processus et les produits de l’industrie gagnaient en sophistication, l’expertise des travailleurs a été peu à peu reconnue. Les ouvriers qui opéraient et entretenaient des équipements complexes avaient besoin de formations dédiées. Ce n’est pas un hasard si une fraction toujours croissante de la main d’œuvre est désormais dotée d’un diplôme d’études secondaires qui a contribué à construire ce que l’on a appelé la classe moyenne des pays industrialisés. Mais cette « expertise de masse », cette expertise « procédurale », des ouvriers qualifiés aux contremaîtres, a été peu à peu laminée par le développement de procédures toujours plus avancées et surtout par l’ère de la mécanique, de la robotique et de l’informatique, capables d’exécuter à moindre coût, de manière fiable et rapide, des tâches cognitives et manuelles codées dans des règles explicites et déterministes : des programmes. « Avant l’ère informatique, il n’existait essentiellement qu’un seul outil de traitement symbolique : l’esprit humain ». « Avant l’ère informatique, les travailleurs spécialisés dans les tâches de bureau et de production qualifiées incarnaient l’expertise de masse ». Ces procédés ont « érodé la valeur du savoir-faire de masse tout comme les technologies de la révolution industrielles ont érodé la valeur du savoir-faire artisanal ».
Toutes les tâches ne suivent pas des règles bien comprises et maîtrisables, toutes ne sont pas routinières, ne s’obtiennent pas en apprenant des règles mais plutôt en apprenant par la pratique, par essai-erreur, comme lorsqu’on apprend à faire du vélo. Avant l’IA, un programmeur devait spécifier toutes les étapes pour qu’un robot apprenne à faire du vélo. Désormais, le robot va apprendre par essai-erreur. De nombreux emplois bien rémunérés, avec un haut niveau d’expertise, nécessitent d’accomplir des tâches non routinières où la connaissance des règles ne suffit pas. « Semblables aux artisans de l’ère préindustrielle, l’élite des experts modernes tels que les médecins, les architectes, les pilotes, les électriciens et les éducateurs combinent leurs connaissances procédurales avec leurs jugements d’experts et, souvent, leur créativité, pour s’attaquer à des cas spécifiques, aux enjeux élevés et souvent incertains ». Les ordinateurs permettent aux professionnels de passer moins de temps à acquérir et à organiser des informations et plus de temps à interpréter et appliquer ces informations, c’est-à-dire à prendre des décisions… ce qui a augmenté la valeur du jugement professionnel des experts. A mesure que l’informatisation progressait, les revenus des experts ont augmenté.
Mais l’informatisation a eu également des impacts sur les travaux non experts : dans les métiers des services pratiques (entretien, soin, restauration…) peu rémunérés car exigeant peu d’expertise, pouvant être accompli avec une formation minimale. Si les ordinateurs ne peuvent pas encore accomplir ces travaux, ils ont augmenté le nombre de travailleurs en compétition pour obtenir ces postes, notamment par le déclassement des emplois d’expertise de masse dans les domaines de l’administration ou du travail de bureau. Plutôt que de produire un renouveau de l’expertise de masse, comme on l’a connu avec la révolution industrielle, l’informatisation l’a réduite et a conduit à une hausse des inégalités.
L’IA, une technologie d’inversion ?
Mais l’ère de l’intelligence artificielle est un point d’inflexion, estime David Autor. Avant l’IA, la capacité principale de l’informatique était l’exécution sans faille et presque sans frais de tâches procédurales et de routines. Les capacités de l’IA sont l’exact inverse, ce qui implique qu’elle ne soit pas fiable. Mais l’IA sait assez bien acquérir des connaissances tacites : elle apprend par l’exemple, sans instruction explicite. A l’instar d’un expert humain, l’IA peut créer des règles avec l’expérience qu’elle acquiert et prendre des décisions. Demain, quand ses capacités de jugements s’amélioreront, elle pourra encadrer les décideurs dans l’application de leurs jugements experts.
Pour l’instant, les décisions de l’IA se limitent à vous conseiller d’écrire tels mots plutôt que tels autres, mais il est probable que ces décisions soient de plus en plus importantes à mesure que ses performances progressent. Pour David Autor, ces perspectives devraient permettre à des travailleurs non experts de participer à des prises de décision à enjeux élevés, pour tempérer le monopole de décision des élites, médecins comme avocats par exemple. Pour lui, l’IA est une « technologie d’inversion », capable de fournir une aide à la décision sous forme d’orientations et de garde-fous, permettant à un grand nombre de travailleurs d’effectuer des tâches décisionnelles aujourd’hui confiés à des médecins, des avocats, des codeurs… Ce qui permettrait d’améliorer la qualité des emplois, de modérer les inégalités de revenus, tout en réduisant les coûts des services clés comme la santé, l’éducation ou l’expertise juridique.
La production de masse a réduit le coût des biens de consommation. Le défi contemporain consiste à réduire celui des services essentiels, comme la santé, l’enseignement supérieur ou le droit, monopolisés par des corporations d’experts très qualifiés. Les prix des soins de santé et d’éducation au cours des quatre dernières décennies ont augmenté de 200 et 600% par rapport aux revenus des ménages américains. L’expertise qui ne cesse de se complexifier, justifie certainement ce coût, mais l’IA a le potentiel de réduire ces coûts en réduisant la rareté de l’expertise. Autor prend l’exemple d’infirmières spécialisées qui peuvent administrer et interpréter des diagnostics, évaluer et diagnostiquer les patients et prescrire des médicaments. Entre 2011 et 2022, le nombre de ces infirmières spécialisées a explosé aux Etats-Unis et leur nombre devrait continuer à croître. Ces infirmières spécialisées sont nées dans les années 60 pour répondre à la pénurie de médecin. Outre une formation dédiée, c’est surtout la numérisation de l’activité de santé qui a permis aux infirmières spécialisées d’avoir accès à de meilleurs outils pour prendre de meilleures décisions. Pour Autor, à terme, l’IA pourrait venir accompagner nombre d’autres professions, pour les aider à effectuer des tâches expertes, que ce soit en complétant leurs compétences ou en complétant leur jugement.
Autor verse à son hypothèse trois études qui lui servent de preuve de concept. L’étude de Sida Peng de Microsoft Research qui montre que GitHub Copilot peut augmenter considérablement la productivité des programmeurs. Une autre étude auprès de spécialistes de l’écriture, comme des consultants, des responsables marketing ou des gens chargés de répondre à des demandes de subventions ou appels à projet qui a montré des améliorations significatives en vitesse et en qualité pour ceux qui ont pu utiliser des outils d’IA générative. « Les rédacteurs les moins efficaces du groupe ChatGPT étaient à peu près aussi efficaces que l’écrivain médian sans ChatGPT – un énorme saut de qualité. » L’écart de productivité entre les travailleurs s’est rétréci. Et bien sûr, l’étude de Erik Brynjolfsson dans les centres d’appels qui montrait également une forte amélioration de la productivité chez les salariés utilisant ces outils, notamment pour les travailleurs les plus novices et les moins qualifiés. « Les outils d’IA ont aidé les travailleurs novices à atteindre les capacités des agents expérimentés en trois mois au lieu de dix. » « Les taux de démission parmi les nouveaux agents ont également diminué considérablement, probablement en raison d’une moindre colère des clients dirigée contre eux dans les fenêtres de discussion. Grâce à l’outil d’IA, les travailleurs de support ont ressenti beaucoup moins d’hostilité de la part de leurs clients et également envers leurs clients. »
Dans ces trois cas, les outils d’IA ont complété l’expertise plutôt que de remplacer les experts. Cela s’est produit grâce à une combinaison d’automatisation et d’augmentation. L’IA a été utilisée pour produire des premières ébauches de code, de textes ou de réponses aux clients. Dans ces exemples, grâce à l’IA, les travailleurs les moins qualifiés ont pu produire un travail de qualité, plus proche de celui de leurs pairs les plus expérimentés et qualifiés. Mais ils ont aussi appliqué leur expertise pour produire le produit final tout en exploitant les suggestions de l’IA.
Le problème, c’est que ce n’est pas toujours le cas, rappelle Autor. Dans une autre expérience qui a mis l’expertise de l’IA au service de radiologues, la qualité de leurs diagnostics n’a pas été améliorée, notamment parce que les médecins avaient tendance à négliger les prédictions les plus fiables de l’IA et à faire confiance aux moins bonnes prédictions de la machine. Pour Autor, cela montre plutôt que les résultats de l’IA ne vont pas de soi et que toute la difficulté est de comprendre la qualité de ses performances. C’est-à-dire comprendre là où l’IA performe et là où elle est inutile voire nuisible. Comme le pointait une étude du Boston Consulting Group, « les gens se méfient de l’IA générative dans les domaines où elle peut apporter une valeur considérable et lui font trop confiance lorsque la technologie n’est pas compétente ».
Mais si l’IA déclenche une poussée de productivité dans de nombreux domaines, le risque n’est-il pas alors que nous nous retrouvions avec moins de personnes pour effectuer ces tâches, questionne Autor. Dans certains secteurs, le contraire pourrait être vrai, soutient Autor. La demande en santé, en code, en éducation… semble illimitée et va continuer à augmenter, notamment si l’IA en réduit les coûts. Dans certains domaines, la croissance de la productivité risque pourtant bien de conduire à une chute de l’emploi, convient pourtant le spécialiste, rappelant qu’en 1900, 35% des emplois américains étaient dans le secteur agricole, alors que celui-ci ne représente plus que 1% de l’emploi en 2022.
La grande majorité des emplois contemporains ne sont pas des vestiges de métiers historiques qui auraient jusqu’ici échappé à l’automatisation. Il s’agit plutôt de nouvelles spécialités liées à des innovations technologiques spécifiques qui n’étaient pas disponibles ou imaginables avant. Il n’y avait ni contrôleurs aériens ni électriciens avant que les innovations n’en fassent naître le besoin. De nombreuses professions sont nées également non pas d’innovations technologiques spécifiques, mais de l’augmentation des revenus.
« Face à une croissance démographique stagnante et à une part croissante de citoyens ayant dépassé la retraite depuis longtemps, le défi pour le monde industrialisé n’est pas un manque de travail mais un manque de travailleurs« . Pour Autor, l’IA peut nous aider à résoudre ce défi, en permettant à davantage de travailleurs d’utiliser leur expertise et d’augmenter les emplois à haute productivité tout en atténuant les pressions démographiques sur le marché du travail.
Substitution ou complémentarité ?
Si vous êtes bricoleur, vous passez certainement beaucoup de temps à regarder des vidéos sur Youtube pour apprendre à remplacer un interrupteur ou poser du placo. Ces vidéos ne sont pas utiles aux experts, bien souvent d’ailleurs, ce sont eux qui les produisent. Mais cela ne suffit pas toujours à faire tous les travaux nécessaires. « Plutôt que de rendre l’expertise inutile, les outils la valorisent souvent en étendant son efficacité et sa portée ». Même si l’IA est bien plus qu’une simple vidéo YouTube, son rôle dans l’extension des capacités des experts sera primordial, car l’exécution, la pratique, le jugement de l’expérience restent essentiels. L’IA ne permettra pas à des travailleurs non formés et non experts d’effectuer des tâches à enjeux élevés, mais devrait aider ceux disposant d’une base d’expertise à progresser, pour autant qu’elle soit conçue pour cela. Le risque majeur, estime Autor, c’est donc de mettre l’outil dans des mains non expertes – comme on le voit quand les élèves s’en saisissent.
Reste à savoir si les robots augmentés par l’IA pourraient demain nous remplacer. Autor en doute. Si l’IA va accélérer la robotique, l’ère où il sera plus rentable de déployer des robots pour effectuer des tâches exigeantes dans des environnements imprévisibles plutôt que dans des espaces étroitement contrôlés, semble encore lointaine. Pour Autor, les difficultés des voitures autonomes en sont un bon exemple. Certes, les robots savent conduire, mais l’environnement urbain très imprévisible montre que leur application concrète dans le monde réel est encore lointaine.
Entre l’aube et le crépuscule de l’expertise ?
« On pourrait objecter que je ne fais que décrire le crépuscule serein de l’expertise humaine », constate encore David Autor. Un avenir dans lequel le travail humain n’a aucune valeur économique fabrique un cauchemar, estime-t-il. Le risque est bien que l’IA rende caduque l’expertise humaine, comme la chaîne de montage a rendu caduque l’expertise artisanale.
L’innovation fournit de nouveaux outils qui sont souvent des outils d’automatisation. Les applications GPS ont rendu obsolète le fait de connaître par cœur les rues d’une ville et donc les outils peuvent rendre l’expertise des utilisateurs obsolète. Mais le contraire est tout aussi vrai. En l’absence de radars, les contrôleurs aériens devaient observer le ciel et les médecins sans outils peinent parfois à mobiliser leur expertise. Les outils du contrôleur aérien ont surtout créé de nouveaux types de travail d’experts. Les innovations ne produisent pas que de l’automatisation, estime Autor, bien souvent, elles ouvrent des perspectives et de nouvelles possibilités, elles génèrent de nouveaux emplois et de nouvelles formes d’expertises. L’IA automatisera et éliminera certaines tâches et en remodelera d’autres, générant de nouveaux besoins d’expertise.
Certes, rien n’assure que la création de nouveaux emplois compensera l’automatisation à venir et effectivement, les travailleurs dont l’expertise sera remplacée par l’IA ne seront pas les mêmes que ceux pour lesquels l’expertise sera augmentée.
Pour Autor, la perspective que l’IA vienne renforcer la classe moyenne est un scénario, pas une prévision. « L’histoire et les études démontrent que les technologies développées par les sociétés et la manière dont elles les utilisent – à des fins d’exploitation ou d’émancipation, d’élargissement de la prospérité ou de concentration des richesses – sont avant tout déterminées par les institutions dans lesquelles elles ont été créées et les incitations dans le cadre desquelles elles sont déployées. » La manière dont l’IA sera déployée dépend de choix collectifs et ce sont ces choix qui généreront gagnants et perdants. Ces choix affecteront l’efficacité économique, la répartition des revenus, le pouvoir politique comme les droits civils. Certains pays vont utiliser l’IA pour surveiller leurs populations, étouffer les dissidences, d’autres pour accélérer la recherche, aider les gens à développer leur expertise… « L’IA présente un risque réel pour les marchés du travail, mais pas celui d’un avenir technologiquement sans emploi. Le risque est la dévalorisation de l’expertise. Un avenir dans lequel les humains ne fournissent qu’un travail générique et indifférencié est un avenir dans lequel personne n’est un expert parce que tout le monde est un expert. Dans ce monde, la main-d’œuvre est jetable et la plupart des richesses reviendraient aux propriétaires de brevets sur l’intelligence artificielle. »
Pour Autor, la complexité de l’innovation ne se réduit pas à la seule dimension de l’automatisation, à une IA qui surpasse l’humain et qui deviendrait plus rentable qu’eux, comme le prophétisent nombre de spécialistes de l’IA. En fait, reproduire nos capacités plus rapidement et à moindre coûts n’a pas grand intérêt. L’enjeu est que ces nouveaux outils complètent les capacités humaines et ouvrent de nouvelles frontières de possibilités. L’IA nous offre l’opportunité d’inverser la dévalorisation de l’emploi et la montée des inégalités, estime Autor. « C’est-à-dire d’étendre la pertinence, la portée et la valeur de l’expertise humaine à un plus grand nombre de travailleurs. » L’enjeu est qu’elle pourrait permettre d’atténuer les inégalités de revenus, de réduire les coûts des services essentiels, comme la santé ou l’éducation, restaurer la qualité du travail. Cette perspective alternative n’est pas gagnée. « Elle est cependant technologiquement plausible, économiquement cohérente et moralement convaincante. Conscients de ce potentiel, nous devrions nous demander non pas ce que l’IA va nous faire, mais ce que nous voulons qu’elle fasse pour nous. »
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Si le discours d’Autor est stimulant, il laisse de côté plusieurs points et notamment le principal : comment faire advenir l’IA qui renforce l’expertise plutôt que l’IA qui la prolétarise ? Et notamment quand, dans bien des métiers, l’informatisation et l’automatisation ont surtout produit de la précarisation et de l’intensification…
Capitalism matters
Dans la démonstration de David Autor, on comprend assez mal pourquoi l’IA ferait différemment de l’automatisation ? Le plus probable est bien que l’IA prenne des décisions à notre place, partout, tout le temps, quelle que soit notre capacité de jugement ou d’expertise. En tout cas, là où elle commence à être déployé, on voit bien qu’elle a tendance à accélérer les décisions et à les supplanter plutôt que les démocratiser. Le déploiement technologique a tendance à enlever des compétences plutôt qu’en ajouter, comme le montrait Madison Van Oort dans son livre sur le déclassement des vendeuses de la fast fashion. Le contexte économique, le capitalisme, la course à la rentabilité… ont tendance à reproduire les mêmes effets.
Pourtant, le propos d’Autor est stimulant parce qu’il n’est pas réducteur. Il montre qu’il y a plusieurs manières d’envisager l’usage de l’IA. Reste qu’on peut en pointer certaines limites. D’abord le fait que la rentabilité des développements techniques demeure primordiale, ce qui conduit la plupart des acteurs à utiliser l’IA pour réduire les coûts et à opter pour l’option du remplacement partout où cela semble possible. Ensuite, il y a un fort enjeu de fiabilité : pour qu’elle améliore l’expertise, encore faut-il que sa fiabilité soit plus forte qu’elle n’est. Or bien souvent, elle risque de dégrader l’expertise professionnelle en proposant de très mauvaises solutions. Des scientifiques en IA comme Melanie Mitchell nous avertissent que nous devons être extrêmement sceptiques quant aux affirmations selon lesquelles, par exemple, les LLM sont meilleurs que les humains pour les tâches de base. Et il semble, comme l’ont noté le spécialiste des sciences cognitives Gary Marcus et d’autres, que les modèles d’IA ne s’améliorent pas aussi rapidement que par le passé – ils pourraient en fait stagner. Si tel est le cas, bon nombre de ces modèles resteront bloqués à des taux de fiabilité incertains, ce qui est suffisant pour la génération de texte et d’images non critiques, mais rien sur lequel une entreprise sérieuse ne voudrait s’appuyer pour des documents importants ou des documents destinés au public.
Enfin, il reste une question qu’Autor semble éluder ou ne pas regarder. Une critique de l’étude d’Erik Brynjolfsson, menée par Ben Waber et Nathanael J. Fast a souligné que la performance des tâches dans les centres d’appel augmentés par l’IA est différenciée : elle diminue pour les employés les plus performants et augmente pour les moins performants. Une perspective qui n’est pas sans poser problème. Comment retenir alors les meilleurs employés ? Comment innover si les plus innovants sont déclassés ? Waber et Fast soulignent qu’on mesure très mal à ce stade les effets négatifs probables à long terme de l’utilisation des LLM sur les employés et processus internes. Le risque n’est-il pas que ces outillages viennent soutenir l’amélioration de la productivité des tâches à court terme, tout en menaçant la productivité à long terme ?
De l’impact de l’IA sur la productivité
La question de la productivité reste d’ailleurs problématique. L’économiste Robert Gordon montre depuis longtemps que les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques de croissance économique. Les nouvelles technos n’ont pas amélioré la productivité, pourquoi en serait-il autrement de l’IA ? L’économiste Daron Acemoglu estime que les effets de productivité liée à l’IA au cours des 10 prochaines années seront modestes, mais pas insignifiants (environ 0,064% par an, bien moindre que les 1,5% par an que promettent les économistes de Goldman Sachs – étude). Dans le Financial Times, Acemoglu estime que cette amélioration pourrait être meilleure si l’IA était plus fiable qu’elle n’est, ce qui suppose une réorientation fondamentale du secteur. A défaut, l’IA risque surtout de continuer à élargir l’écart entre les revenus du capital et ceux du travail qu’à déjà élargit la numérisation… En tout cas, aucune preuve ne suggère qu’elle devrait permettre de réduire les inégalités ou de stimuler la croissance des salaires, insiste-t-il.
Certes, l’IA pourrait bien être utilisée pour aider les travailleurs à devenir plus informés, plus productifs, plus indépendants et plus polyvalents, comme l’explique Autor. « Malheureusement, l’industrie technologique semble avoir d’autres utilisations en tête », rappelait Acemoglu dans un autre article. Comme il le souligne dans son livre, Power and Progress (Basic Books, 2023, voir le compte-rendu d’Irénée Régnault), les grandes entreprises qui développent et déploient l’IA privilégient massivement l’automatisation (remplacer les personnes) à l’augmentation (rendre les personnes plus productives). Le progrès technique n’amène pas nécessairement au progrès humain, au contraire. Les technologies numériques se sont bien plus révélées « les fossoyeuses de la prospérité partagée » qu’autre chose. Il est toujours possible d’avoir une IA favorable aux travailleurs, mais seulement si nous parvenons à changer la direction de l’innovation dans l’industrie technologique et à introduire de nouvelles réglementations et institutions, rappelle Acemoglu.
Quant au rythme d’adoption de l’IA et de transformation qu’elle promet, il risque d’être bien plus incrémental que transformateur. Les économistes de l’OCDE soulignent que son adoption est très faible, moins de 5% des entreprises américaines déclarent l’utiliser. Les technologies à usage général précédentes, comme les ordinateurs ou l’électricité) ont mis en moyenne une vingtaine d’années à se diffuser pleinement… L’IA a encore un long chemin à parcourir pour atteindre des taux d’adoption élevés pour générer des gains macro-économiques. Enfin, comme l’explique l’économiste britannique Michael Roberts, l’IA sous le capitalisme n’est pas une innovation visant à étendre les connaissances humaines et à soulager l’humanité du travail. Pour les innovateurs capitalistes comme Sam Altman, l’innovation est d’abord une source de profits. Le journaliste Steven Levy pour Wired est également sceptique. Pour lui aussi, l’IA risque bien plus de concentrer le pouvoir économique qu’autre chose. Si les propos de David Autor sont stimulants, rien ne nous assure que l’IA puisse stabiliser l’égalité des revenus qu’il dessine.
En fait, la perspective plutôt stimulante que dresse Autor pose un problème de fond : comment la faire advenir dans un monde hypercapitaliste où l’IA n’est vue que comme un outil pour améliorer la rentabilité plutôt que comme un outil de développement des compétences ?
L’IA va-t-elle généraliser l’expertise ou la dégrader ?
Pour le journaliste Brian Merchant, auteur du livre Blood in the Machine, un livre sur la révolte luddite, il est peu probable que l’IA ne nous remplace, par contre cela n’empêchera pas les patrons d’essayer d’utiliser l’IA pour remplacer certains emplois, maintenir les salaires à la baisse et accélérer la productivité, bref chercher une excuse pour réduire les coûts ou paraître innovant. Mais pour Merchant, il n’y aura pas d’apocalypse à l’horizon. L’IA n’est ni meilleure ni plus performante que l’humain, par contre elle risque d’être « assez bonne » (good enough) pour se substituer à certaines tâches humaines. Mais si l’on file la métaphore de Merchant, les machines contre lesquelles se battaient les luddites permettaient de produire des vêtements certes moins chers, mais surtout de moins bonne qualité. Est-ce à dire que c’est ce qui nous attend avec l’IA générative ? Produire du texte et du code de moins bonne qualité, pour généraliser des produits numériques sans grande valeur ? Si c’est le cas, l’IA générative ne nous promet pas une généralisation de l’expertise, comme le prophétise Autor, mais son exacte contraire.
L’IA s’annonce perturbatrice pour des métiers créatifs et précaires, que ce soit des métiers des arts graphiques, de la rédaction, de la traduction, du marketing et de la relation client. Mais surtout, rappelle Merchant, ces gains d’efficacité que vont produire ces nouvelles machines vont profiter à ceux qui investissent sur celles-ci et à personne d’autre. Keynes, lui-même, estimait qu’à la vue de la courbe du progrès technique, ses petits-enfants ne travailleraient que 15h par semaine. C’est effectivement le cas. Nombre des emplois les plus précaires ne sont plus que partiels. Nombre de gens ne travaillent plus que 15h par semaine, mais ne gagnent pas assez pour en vivre. « L’erreur de Keynes a été d’ignorer avec quelle agressivité les élites s’empareraient des gains économiques réalisés grâce à toute cette technologie productive. » Il semble qu’Autor fasse la même erreur. Au final, les entreprises licencient préventivement et ouvrent des postes sous IA aux employés restants. Certes, le grand remplacement par les machines n’est pas encore là. Et il est probable que, dans un premier temps, le boom de l’IA produise de l’emploi, tout comme le boom de l’automatisation et de l’informatisation a produit de l’emploi du fait de la hausse de la demande pour ces produits, comme l’expliquait James Bessen dans son livre, The New Goliaths.
Mais, comme l’explique Merchant, l’IA risque surtout d’être appelée à compenser les pertes de productivité des licenciements à venir, pour le prix d’un abonnement mensuel à Copilot ou à ChatGPT ! Quant aux travailleurs qui restent, il vont devoir assurer une plus lourde charge de travail ! ChatGPT va vous donner plus de travail et pas nécessairement du travail intéressant. La grande inquiétude du remplacement par l’IA permet surtout de faire peser une menace renouvelée sur l’emploi.
Pour l’instant, le développement de l’IA vient impacter les métiers des cols blancs comme ceux des petites mains de la production de connaissances. Il vient raboter les rentes des métiers de la connaissance, comme le pointait l’économiste Daron Acemoglu. Une érosion qui pourrait même dissiper les gains de productivité de l’automatisation. Le déploiement d’une « IA capacitante » comme l’évoque les conclusions du rapport LaborIA, c’est-à-dire qui augmente les capacités de ceux chargés de l’utiliser, n’est pas acquise et risque de demeurer très marginale sans évolution de la logique hypercapitaliste.
Le risque, au final, n’est pas que l’expertise se déploie grâce à l’IA, mais au contraire se restreigne. Qu’elle soit confiée aux systèmes et enlevés aux humains, comme quand le marketing numérique engrange la connaissance des clients au détriment des vendeurs. C’est ce qu’explique le journaliste Tyler Austin Harper dans The Atlantic en se référant à un texte d’Illich critique sur l’essor des professions expertes venues déclasser nos inexpertises. Le grand enjeu consiste à remplacer l’expertise des experts par des systèmes experts. Nous voici entrés dans l’ère de « l’invalidation algorithmique » ou les machines sont là pour nous apprendre à être humains ou faire le travail humain à notre place tout en nous dépouillant de notre humanité. Comme disait sur X la traductrice Joanna Maciejewska, « Je veux que l’IA fasse ma lessive et ma vaisselle pour que je puisse faire de l’art et de l’écriture, pas que l’IA fasse de l’art et de l’écriture pour que je puisse faire ma lessive et ma vaisselle. » Ce qu’il nous faut comprendre, c’est pourquoi nous prenons le chemin inverse ?