Nous sommes beaucoup à être fascinés par Alain Damasio. Ses romans d’abord. Nous avons tous défié les vents avec la Horde, nous nous sommes furtivés avec Tishka, nous nous sommes tous opposés au clastre et à la vision normative du monde de la Zone du Dehors… Nous sommes nombreux à être à l’affût de ses prises de positions et de ses tribunes, nous échangeant ses fulgurances, de Big Mother aux technococons… Alain Damasio est une personne qui compte dans le champ de la critique technologique. Alors forcément, quand a été annoncée la sortie d’un essai de l’auteur de SF, nous étions sur le qui-vive.
Cette Vallée du silicium qui raconte la résidence d’Alain Damasio à San Francisco se révèle pourtant bien décevante. Cette visite à SF n’est pas un livre très informé. Damasio se contente d’émailler ses rencontres avec des français de la Valley de quelques jeux de mots et de réflexions philosophiques sur la tech et ses effets. Il ne cesse de parler des transformations du numérique qui reformatent nos existences mais a besoin de traverser l’Atlantique pour rencontrer des gens avec qui il pourrait discuter par téléphone ou par mail. Comme s’il y avait là une forme de dissonance entre la très forte prégnance de la numérisation du monde qu’il dénonce et sa vraie réalité, à savoir que ce simulacre n’est qu’un simulacre qui ne remplace en rien la corporalité. Comme quoi, ces « portes psychosociales » que le numérique enfonce ne disent pas tout. Ce voyage finalement souligne très bien que tout ce que la technique promet de synthétiser, en transformant toute interaction en interface, ne fonctionne pas si bien. Certes, nous passons beaucoup de temps la tête dans les écrans, mais c’est oublier que nous passons plus de temps encore dans nos corporalités et dans des interactions sociales bien réelles que tout le numérique du monde ne fera pas disparaître notamment pour les moins nantis d’entre nous.
Mais ce n’est pas le plus décevant de l’ouvrage. Non, le plus surprenant c’est de découvrir l’enthousiasme technophile d’Alain Damasio, pire, sa grande naïveté, comme quand il reprend sans beaucoup de distance la promesse de personnalisation des technologies, leur fluidité, leur efficacité… 30 ans de numérisation nous a pourtant montré combien toutes ces promesses étaient fausses. Cela n’empêche pas Damasio d’être subjugué : par Apple, ses téléphones, son casque, par la Silicon Valley et ses produits, par la promesse de la fin des accidents grâce aux voitures autonomes, par les promesses de la santé personnalisée… Damasio semble continuer de croire que la grande religion de la Tech serait bien plus la Tech que l’argent. Sa fascination à se retrouver dans un Apple store comme on en trouve partout sur la planète est assez désarmante. Pour ma part, rien ne me rend plus mal à l’aise que de me retrouver dans un grand magasin quel que soit le produit qu’il propose. Sa fascination pour le design des produits numériques qui semblent promettre dans leur dépouillement une grande « pacification »… m’évoque l’exact contraire et ces rectangles de plastique tiède que nous sommes contraints de caresser sans cesse ne produisent aucun apaisement, au contraire.
Alors bien sûr, on est parfois séduit par ses jeux de mots, par ses fulgurances, par ses recadrages politiques. Mais, après avoir confessé sa croyance dans la technologie, ceux-ci semblent parfois un peu feints, forcés, calés là comme un moyen mnémotechnique pour modérer une fascination débridée. Comment dénoncer les 150 milliards d’évasion fiscale d’Apple après avoir dit être subjugué par le pouvoir de ses interfaces ? Oui, la voiture autonome est « une industrie sans idée », mais qui veut vraiment croire que notre avenir sera fait de voitures autonomes ? Le numérique n’a jamais été qu’une production pour les plus riches : l’innovation ne s’est jamais intéressé qu’aux marchés solvables ! L’aliénation que propose la tech n’est un programme que pour les mieux pourvus, que pour ceux qui pourront s’offrir leur dépendance et leur autonomie. Oui, la tech est un parasitisme. Oui, la tech cherche d’abord et avant tout à extraire la plus value du travail humain pour la rendre au capital. Oui, on subit de plus en plus l’avenir que les barons de la tech façonnent… mais n’est-ce pas d’abord avec la complicité de notre enthousiasme pour leurs promesses qu’ils acquièrent tant de facilité à nous dépouiller ? N’est-ce pas d’abord parce que nous croyons aux solutions qu’ils nous proposent que nous leur donnons du pouvoir ? N’est-ce pas en leur laissant construire des technologies faussement conviviales que nous abdiquons ? N’est-ce pas dans le fait de croire que la Tech tiendrait toujours et malgré tout de la magie que toute critique de ses effets n’arrive pas à s’imposer ?
Notre fascination dans la Tech participe à nos œillères sur la réalité de ce que la Tech déploie. Cette fascination pour sa puissance, dont nous n’arrivons pas à nous départir, n’est-elle pas celle qui nous empêche de prendre la mesure de toutes les limites qu’elle embarque et que Damasio ne cesse de rappeler ? A croire qu’il nous faut apprendre à être moins fascinés par la Tech… comme finalement à être moins fasciné par Alain Damasio que nous ne le sommes. Ce pourrait être la première des vertus de ce petit livre, s’il ne relevait pas avant tout d’un ensorcellement pour ce qu’il souhaite mettre au pilori.