Dans un passionnant article pour la revue Traduire, la traductrice indépendante Laura Hurot explique comment le secteur de la traduction a changé ces dernières années, sous la forme d’une ubérisation silencieuse.
Nombre d’agences de traduction imposent de travailler sur des plateformes dotées d’un système de chronométrage intégré qui évalue la productivité des traductrices et traducteurs. Mais cette accélération n’affecte pas seulement la phase traductionnelle : des agences recourent également à des systèmes de révision et de contrôle qualité en partie automatisés reposant sur des outils de catégorisation des erreurs. Ces changements conduisent à une accélération de la productivité et à une perte d’autonomie, des savoir-faire et du bien-être des traducteurs indépendants plateformisés. D’ailleurs, on ne parle plus de traduction, mais de post-édition, pour désigner une correction de traduction automatique, dont la conséquence première est de lisser les tarifs de traduction vers le bas.
Dans un article plus récent de la même revue, le collectif en chair et en os, qui défend une traduction humaine contre la généralisation des machines, souligne que dans l’édition, la traduction automatique touche d’abord certains genres littéraires dont la langue n’est pas plus facile à prendre en charge par la machine, mais des genres qui sont périphériques dans la hiérarchie culturelle et où la précarité est depuis longtemps plus forte (les secteurs de la romance, des livres pratiques, des livres pour les jeunes ou des sciences humaines sociales sont également des secteurs où les rémunérations sont moindres et les statuts plus précaires… et ils se sont précarisés avec la forte féminisation du secteur depuis les années 80). Et les auteurs de rappeler qu’“un outil développé puis déployé à des fins d’économie n’est pas qu’un outil : il est l’élément d’un système”. Et de rappeler que la traduction automatique n’a pas été conçue à des fins professionnelles mais pour produire une traduction moins chère et suffisante. Pour les acteurs de la tech, traduire un texte consiste en effet à le transposer en miroir, dans une vision purement mathématique, en remplaçant simplement un mot par un autre mot, même si désormais ces agencements sont largement statistiques. Ce n’est pourtant pas si simple, surtout quand les textes sont complexes et les langues rares, comme le pointent les limites à l’utilisation croissante d’outils de traduction automatiques pour accomplir des tâches trop complexes pour eux, comme pour remplir des formulaires de demandes d’asiles sans maîtrise de la langue, conduisant à des erreurs multiples et aux rejets massives des demandes.
Il n’y a pas que la traduction depuis des langues rares qui se révèle complexe, dans leur numéro de décembre, les Cahiers du Cinéma revenaient, à la suite d’une tribune de l’Association des traducteurs et adaptateurs de l’audiovisuel (Ataa), sur la perte de qualité des sous-titres des films, trop souvent réalisés automatiquement. Le problème n’est pas seulement économique et lié au fait que le sous-titrage ou le doublage viennent en bout de chaîne de la production, qui échappe souvent à la production, que de savoir à qui elle incombe : producteur, distributeur, diffuseur… Un conflit de responsabilité qui permet de justifier la perte de qualité. Le plus fascinant pourtant est de constater combien la traduction automatique échoue sur des phrases assez simples, même depuis l’anglais. Ainsi cet « How’s my room? » traduit par « Comment va ma chambre? » au lieu de « Où en est ma chambre?« , nous montrant toutes les limites de l’approche de la traduction statistique, qui se révèle bien moins performante qu’on ne le pense souvent.
L’observatoire de la traduction automatique rappelait récemment que sa tribune de 2023 demandant la transparence réelle des données d’entraînements de l’IA générative, la possibilité de refuser que le travail de traduction serve à l’entraînement des machines qui détruisent le métier, que les aides publiques soient exclusivement réservées aux créations humaines ou que les produits culturels créés avec de l’IA soient obligatoirement signalés… n’avait toujours reçu aucune réponse des autorités.
Signalons enfin que le 10e numéro de la revue Contrepoint, la revue du Conseil européen des associations de traducteurs littéraires, est entièrement consacré à la question de la traduction sous IA. Pour Damien Hansen, qui rappelle que la traduction automatique reste incapable de comprendre le texte, “le problème n’est pas tant l’outil en soi que le fait qu’on l’impose aux professionnels et qu’on l’emploie pour des raisons purement économiques”. Plutôt que de venir aider et soutenir le traducteur, la traduction automatique est produite pour le contraindre voire le faire disparaître. L’utilisation de l’IA comme outil de contrôle montre à nouveau que leur orientation vers des outils de contrainte plutôt que d’assistance, contrairement à ce qui nous est asséné, risque de devenir une limite forte à son développement.
Dans son article, Laura Hurot, rappelle, à la suite du livre du spécialiste de la cognition, Olivier Houdé, L’intelligence humaine n’est pas un algorithme (Odile Jacob, 2019), que la clé de l’intelligence réside certainement bien plus dans le ralentissement de la pensée plutôt que dans son accélération. A l’heure où la vitesse est une idole indétrônable, il faudrait pouvoir mieux mesurer ce qu’elle nous fait perdre.
MAJ du 26/01/2025 : Dans un passionnant article sur un secteur assez proche, le Monde revient sur les transformations du secteur du doublage et le péril imminent de l’IA. Le journal rappelle qu’aux Etats-Unis, la grève des acteurs et scénaristes de l’automne 2023 a négocié des contreparties financières en cas d’utilisation de leur image ou de leurs œuvres par une IA générative, mais pas pour le doublage vocal, qui est resté l’angle mort des négociations.
En France, les doubleurs s’inquiètent, explique l’association de défense de la profession, Les Voix. Les acteurs s’interrogent : « l’IA risque de dénaturer totalement l’énergie du jeu, née de la proximité de plusieurs comédiens dans une même pièce », lors du doublage. « Le risque économique lié à l’avènement de l’IA dans le doublage concerne directement 15 000 personnes dans l’Hexagone, dont 5 000 comédiens, le personnel de 110 studios de doublage, donc des ingénieurs du son, des assistants de production, ainsi que 2 500 auteurs-adaptateurs ». Les syndicats réclament des protections pour interdire l’utilisation du travail de doublage pour entraîner les systèmes. Mais, « pour l’heure, rien n’empêche les studios étrangers, notamment américains, de proposer des films doublés directement en français grâce à l’IA, en clonant, par exemple, les voix des acteurs américains ». L’article rappelle enfin que les protections juridiques existent… mais seront-elles suffisantes face aux contraintes économiques qu’imposent les studios ?