Du démantèlement de l’Amérique

De l’autre côté de l’Atlantique, l’arrivée de Musk au département de l’efficacité gouvernementale pose des questions de fonds sur le fonctionnement même de la démocratie. Et montre qu’au XXIe siècle, l’accès aux systèmes est devenue la clef du pouvoir.

Hubert Guillaud

« Beaucoup d’entre nous sont consternés par le démantèlement sans précédent de l’État administratif américain. Licenciements massifs. Suppression de sites Web. Suppression des organismes de surveillance. Accès incontrôlé au Trésor public. Tout autour de moi, les gens essaient de relier ce qui se passe à des événements historiques. Est-ce du fascisme ? Une prise de contrôle hostile d’une entreprise ? Un coup d’État ? Les gens veulent un cadre pour comprendre ce qui se passe et pour affronter ce qui va arriver. La plupart des gens que je connais ont également du mal à déterminer où ils peuvent agir », confie danah boyd sur son blog.

La politique est un jeu de Jenga, explique-t-elle. Les conservateurs retirent des pièces de la tour de bois de l’Etat providence, tandis que les libéraux ajoutent de nouvelles pièces au sommet. Mais dans les deux cas, les pressions s’accentuent. Et les fonctionnaires, eux, tentent de faire tenir l’édifice avec du scotch pour éviter qu’il ne s’écroule. Cette configuration est depuis longtemps inquiétante, mais elle nous fait croire que la démolition n’est pas si simple. Lorsque MySpace s’est effondré, rappelle la chercheuse, l’effondrement a été lent jusqu’à devenir explosif. Mais surtout, il est probable que les démocrates ne fassent pas grand-chose pour protéger les fonctionnaires, car ils détestent tout autant l’Etat administratif que les Républicains. Reste que le fait que l’administration Trump ait désormais accès aux systèmes centraux de l’État administratif est très inquiétant. La destruction est désormais un jeu ouvert à ceux qui veulent jouer, et la source de leur pouvoir. « La guerre, la politique et les marchés financiers sont souvent considérés comme des jeux qui attirent toutes sortes de comportements problématiques. L’idée même d’une société est de créer des règles et des garde-fous, des freins et des contrepoids. Mais la logique du jeu a toujours consisté à repousser ces limites, à exploiter les failles et à trouver les passages secrets. Pendant des décennies, nous avons lutté pour contenir les fauteurs de guerre, les politiciens corrompus et les escrocs fraudeurs, même si nous avons eu un succès mitigé. Mais cette équipe de joueurs joue un jeu différent. Nous allons donc avoir besoin d’une toute nouvelle stratégie pour contenir leurs tendances destructrices »Même constat, accablé, pour Henry Farrell : « Nous assistons à la mise en œuvre du rêve de puissance de la Silicon Valley dans la vie réelle ». Même chez Twitter, rappelle-t-il, Musk a généré beaucoup de destruction et bien peu de création. 

L’accès aux systèmes est désormais la clef du pouvoir

La question de savoir si l’accès aux systèmes informatiques relève d’un coup d’Etat, n’est pas qu’une question théorique. Comme en 2016, nombre de sites ont été débranchés, de données ont été supprimées, rapporte Next, notamment des données relatives à la santé, à l’environnement et à la recherche. Le Département de l’efficacité gouvernementale (Doge) a également mis la main sur le système de paiement fédéral et la base de données des agents, ainsi que sur l’agence chargé de la maintenance de l’infrastructure informatique du gouvernement américain, explique encore Martin Clavey dans un autre article de NextPour Charlie Warzel de The Atlantic, le démantèlement est très rapide au risque de supprimer des maillons clés de la chaîne bureaucratique qui font fonctionner l’Etat. Cela risque surtout de déclencher beaucoup de contestations judiciaires et de désordres politiques. Mais il n’est pas sûr que ces données là soient dans les indicateurs de réussite du Doge !

Pour Mike Masnick de TechDirt, « un simple citoyen sans aucune autorité constitutionnelle prend effectivement le contrôle de fonctions gouvernementales essentielles ». Et ce alors que la Constitution américaine exige explicitement la confirmation du Sénat pour toute personne exerçant un pouvoir fédéral important – « une exigence que Musk a tout simplement ignorée en installant ses fidèles dans tout le gouvernement tout en exigeant l’accès à pratiquement tous les leviers du pouvoir et en repoussant quiconque se met en travers de son chemin ». Comme l’explique l’article très détaillé de Wired sur la prise de pouvoir des hommes de main de Musk, alors que, normalement, l’accès aux systèmes des agences nécessite que les personnes soient employés par ces agences. Or, en accédant aux systèmes de l’administration générale, c’est l’accès à toutes les données qui est désormais ouvert au plus grand mépris des règlements, procédures et des lois. « Les systèmes de paiement du Trésor, gérés par le Bureau des services fiscaux, contrôlent le flux de plus de 6 000 milliards de dollars par an vers les ménages, les entreprises et plus encore à l’échelle nationale. Des dizaines, voire des centaines de millions de personnes à travers le pays dépendent de ces systèmes, qui sont responsables de la distribution des prestations de sécurité sociale et d’assurance-maladie, des salaires du personnel fédéral, des paiements aux entrepreneurs et aux bénéficiaires de subventions du gouvernement et des remboursements d’impôts, entre des dizaines de milliers d’autres fonctions ». « Nous n’avons aucune visibilité sur ce qu’ils font avec les systèmes informatiques et de données », a déclaré un responsable à Reuters. Un juge a du empêcher l’administration Musk/Trump de mettre à exécution sa tentative d’arrêter de dépenser l’argent alloué par le Congrès, rappelant que la loi fédérale précise comment l’exécutif doit agir s’il estime que les crédits budgétaires ne sont pas conformes aux priorités du président : « il doit demander au Congrès de l’approuver, et non agir unilatéralement ». Musk n’est pas le propriétaire du gouvernement américain. Il n’a pas été élu. Pas même nommé officiellement. « Nous allons vite nous retrouver à regretter l’époque où Musk ne faisait que détruire des réseaux sociaux au lieu des mécanismes de base de la démocratie ».

Pour le financier libéral Mike Brock, ce qui est en train de se passer aux Etats-Unis tient du coup d’Etat, explique-t-il dans plusieurs billets de sa newsletter.  Elon Musk a pris le contrôle des systèmes de paiement du Trésor tandis que les responsables de la sécurité qui suivaient les protocoles étaient mis à la porte. Derrière le moto de « l’efficacité gouvernementale » se cache une prise de contrôle inédite, explique-t-il. Elon Musk a fermé l’USAID, l’agence pour le développement international, et la suspension des programmes a déjà des conséquences très immédiates, alors que cette agence a été créée par une loi adoptée par le Congrès qui n’a pas été abrogée. C’est une attaque contre le principe même de la loi, rappelle-t-il. « Si nous acceptons que le président puisse unilatéralement fermer des agences établies par le Congrès, alors le pouvoir du Congrès de créer des agences perd tout son sens. Si l’autorité exécutive peut outrepasser des mandats statutaires clairs, alors tout notre système de freins et contrepoids s’effondre. » Le risque, c’est le « démantèlement de l’ordre constitutionnel lui-même ». Même chose quand le DOGE obtient l’accès aux systèmes de paiement sans autorisation.  Le message n’est pas subtil et terriblement confus : « respecter la loi est désormais considéré comme un acte de résistance ». « Lorsque Trump menace le Panama au sujet du canal, lorsqu’il impose des tarifs douaniers illégaux au Canada et au Mexique, il ne viole pas seulement les accords internationaux : il nous demande d’accepter que la parole de l’Amérique ne signifie rien. »

« Cet assaut systématique contre la réalité sert un objectif clair : lorsque les gens ne peuvent plus faire confiance à leur propre compréhension du droit et de la vérité, la résistance devient presque impossible. Si nous acceptons que l’USAID puisse être fermée malgré une autorité statutaire claire, que des fonctionnaires puissent être licenciés pour avoir respecté la loi, que des citoyens privés puissent prendre le contrôle des systèmes gouvernementaux, nous avons déjà abandonné le cadre conceptuel qui rend possible la gouvernance constitutionnelle. »

« L’effet le plus insidieux de la distorsion de la réalité est la paralysie de la réponse démocratique. »

« Une résistance efficace à l’effondrement démocratique nécessite trois éléments clés », conclut Brock : « la clarté sur ce qui se passe, le courage de le nommer et une action coordonnée pour l’arrêter ». « Lorsque nous voyons des responsables de la sécurité renvoyés pour avoir protégé des informations classifiées à l’USAID, nous devons appeler cela par son nom : une punition pour avoir respecter la loi. Lorsque nous voyons Musk prendre le contrôle des systèmes du Trésor sans autorisation, nous devons le dire clairement : c’est une saisie illégale de fonctions gouvernementales. Lorsque Trump déclare qu’il n’appliquera pas les lois qu’il n’aime pas, nous devons l’identifier précisément : c’est une violation de son devoir constitutionnel d’exécuter fidèlement les lois. » Et Brock d’inviter les Américains à faire pression sur le Congrès et notamment sur les élus républicains pour le respect de l’Etat de droit. Ce sont les représentants du peuple qui en sont responsables. 

En attendant, d’autres décisions judiciaires sont attendues sur ces transformations profondes du fonctionnement de feu, la démocratie américaine. Mais il n’est pas sûr que la justice, seule, suffise à rétablir le droit.

En tout cas, ce qu’il se passe de l’autre côté de l’Atlantique devrait nous inviter à réfléchir sur la protection constitutionnelle des accès aux systèmes. Car au XXIe siècle, le démantèlement de l’Etat de droit consiste désormais à prendre le contrôle des autorisations d’un serveur.

Hubert Guillaud

MAJ du 6/02/2025 : Comme le dit très bien Brian Marchant, les premières décisions du Doge, nous permettent de voir « la logique de l’automatisation » à venir : le contrôle. « Nous voyons ainsi moins d’informations disponibles pour le monde, moins d’options disponibles pour les humains qui travaillent à les fournir, moins d’humains, point final, pour contester ceux qui sont au pouvoir, car ce pouvoir se concentre entre leurs mains ». Tel est le but de l’automatisation du gouvernement fédéral. Doge va droit au but : « il ne s’agit pas d’améliorer la vie professionnelle de qui que ce soit ».