Vers la fin du modèle des startups ?

Si les startups n’ont plus besoin de liquidités, elles n’ont plus besoin du capital-risque ! Mais alors, que va-t-on financer demain !?

Hubert Guillaud

Les startups de l’IA n’auraient plus besoin de liquidités, estime Erin Griffith dans le New York Times. Alors que les investisseurs se pressent pour prendre des parts, les startupeurs de l’IA font la fine bouche. Certaines sont déjà rentables, à l’image de Gamma, une entreprise qui fabrique des outils d’IA pour créer des présentations et des sites web. Fort de seulement 28 employés, Gamma génère déjà des dizaines de millions de revenus auprès de 50 millions d’utilisateurs. Plutôt que d’embaucher, Gamma utilise des outils d’intelligence artificielle pour augmenter la productivité de ses employés dans tous les domaines, du service client et du marketing au codage et à la recherche client.

Alors qu’avant la réussite des petites équipes consistait à lever des fonds pour croître, désormais, elles limitent leur taille et optimisent leur rentabilité. Anysphere, une start-up qui a créé le logiciel de codage Cursor, comme ElevenLabs, une société d’IA spécialiste des produits vocaux, ont atteint 100 millions de dollars de revenus récurrents annuels en moins de deux ans avec seulement 20 employés. Sam Altman, le directeur général d’OpenAI, a prédit qu’il pourrait y avoir un jour une entreprise unipersonnelle valant 1 milliard de dollars… C’est pour l’instant encore bien présomptueux*, mais on comprend l’idée.

Cette cure de productivité des personnels concerne également les entreprises d’IA qui développent des modèles. OpenAI emploie plus de 4000 personnes, a levé plus de 20 milliards de dollars de financement et continue à chercher à lever des fonds, ce qui produit environ le même ratio : 5 millions de dollars de levés de fonds par employés (même si ici, on parle de levée de fonds et non pas de revenus récurrents). Les nouvelles start-ups de l’IA qui s’appuient sur ces modèles font penser à la vague d’entreprises qui ont émergé à la fin des années 2000, après qu’Amazon a commencé à proposer des services de cloud computing bon marché. Amazon Web Services a réduit le coût de création d’une entreprise, ce qui a permis de créer de nouvelles entreprises, pour moins chères.

« Avant l’essor de l’IA, les start-ups dépensaient généralement 1 million de dollars pour atteindre un chiffre d’affaires de 1 million de dollars », explique Gaurav Jain, investisseur à Afore Capital. Aujourd’hui, atteindre un million de dollars de chiffre d’affaires coûte un cinquième de moins et pourrait éventuellement tomber à un dixième, selon une analyse de 200 startups menée par Afore. Tant et si bien que le revenu récurrent annuel par employé semble désormais s’imposer comme l’indicateur clef de ces « ultra » lean startups, explique le French Tech Journal. Pour parvenir à 100 millions de dollars de revenus dans les années 2000, il a fallu 900 employés à Linkedin et 600 à Shopify. Dans les années 2010, il fallait encore 250 employés à Slack pour parvenir au même revenu récurrent. Désormais, pour les entreprises de la « génération IA » il n’en faut plus que 100 ! L’objectif, c’est qu’un employé rapporte entre 5 et 1 million de dollars ! On espère que les salaires des salariés suivent la même courbe de croissance !

Le tableau des startups selon leur nombre d’employés pour atteindre les 100 millions de dollars de revenus récurrents. Reste que l’explication par le développement de produits basés sur l’IA vise à nous faire croire que les entreprises qui ont pris plus de temps et d’employés pour atteindre les 100 millions de revenus n’auraient pas utilisé l’IA pour leur produit. hum !

Mais si les startups peuvent devenir rentables sans dépenser beaucoup, cela pourrait devenir un problème pour les investisseurs en capital-risque. L’année dernière, les entreprises d’IA ont levé 97 milliards de dollars de financement, ce qui représente 46 % de tous les investissements en capital-risque aux États-Unis, selon PitchBook, le spécialiste de l’analyse du secteur. Pour l’instant, les investisseurs continuent de se battre pour entrer dans les entreprises les plus prometteuses. Scribe, une start-up de productivité basée sur l’IA, a dû faire face l’année dernière à un intérêt des investisseurs bien supérieur aux 25 millions de dollars qu’elle souhaitait lever. Certains investisseurs sont optimistes quant au fait que l’efficacité générée par l’IA incitera les entrepreneurs à créer davantage d’entreprises, ce qui ouvrira davantage d’opportunités d’investissement. Ils espèrent qu’une fois que les startups auront atteint une certaine taille, les entreprises adopteront le vieux modèle des grandes équipes et des gros capitaux. Mais ce n’est peut-être pas si sûr.

Chez Gamma, les employés utilisent une dizaine d’outils d’IA pour les aider à être plus efficaces, notamment l’outil de service client d’Intercom pour gérer les problèmes, le générateur d’images de Midjourney pour le marketing, le chatbot Claude d’Anthropic pour l’analyse des données et le NotebookLM de Google pour analyser la recherche de clients. Les ingénieurs utilisent également le curseur d’Anysphere pour écrire du code plus efficacement. Le produit de Gamma, qui s’appuie sur des outils d’OpenAI et d’autres, n’est pas aussi coûteux à fabriquer que d’autres produits d’IA. D’autres startups efficaces adoptent une stratégie similaire. Thoughtly, un fournisseur d’agents IA téléphoniques, a réalisé un bénéfice en 11 mois, grâce à son utilisation de l’IA, a déclaré son cofondateur Torrey Leonard, notamment l’outil d’IA ajouté au système de Stripe pour analyser les ventes. Pour son PDG, sans ces outils, il aurait eu besoin d’au moins 25 personnes de plus et n’aurait pas été rentable aussi rapidement. Pour les jeunes pousses, ne plus avoir peur de manquer de liquidités est « un énorme soulagement ». Chez Gamma, le patron prévoit néanmoins d’embaucher pour passer à 60 personnes. Mais plutôt que de recruter des spécialistes, il cherche des généralistes capables d’effectuer une large gamme de tâches. Le patron trouve même du temps pour répondre aux commentaires des principaux utilisateurs du service.

Dans un autre article, Erin Griffith explique que nombre d’entreprises retardent leur entrée en bourse. Beaucoup attendaient l’élection de Trump pour se lancer, mais les annonces de tarifs douaniers de l’administration et les changements réglementaires rapides ont créé de l’incertitude et de la volatilité. Et l’arrivée de DeepSeek a également remis en question l’engouement pour les technologies d’IA américaines coûteuses. Enfin, l’inflation du montant des investissements privés retarde également les échéances de mises sur le marché. En fait, les startups peuvent désormais lever des fonds plus importants et les actionnaires peuvent également vendre leurs actions avant mise sur le marché public, ce qui a contribué à réduire le besoin d’entrer en bourse.

Dans un autre article encore, la journaliste se demande ce qu’est devenu le capital risque. Pour cela, elle convoque les deux modèles les plus antinomiques qui soient, à savoir Benchmark Capital et Andreessen Horowitz. « Andreessen Horowitz s’est développé dans toutes les directions. Elle a créé des fonds axés sur les crypto-monnaies, la Défense et d’autres technologies, gérant un total de 44 milliards de dollars. Elle a embauché 80 partenaires d’investissement et ouvert cinq bureaux. Elle publie huit newsletters et sept podcasts, et compte plus de 800 sociétés en portefeuille ».

« Benchmark, en revanche, n’a pratiquement pas bougé. Elle compte toujours cinq partenaires qui font des investissements. Cette année, elle a levé un nouveau fonds de 425 millions de dollars, soit à peu près la même taille que ses fonds depuis 2004. Son site Web se résume à une simple page d’accueil ». La plupart des entreprises d’investissement ont suivi le modèle d’Andreessen Horowitz se développant tout azimut. Le capital risque est devenu un mastodonte de 1200 milliards de dollars en 2024, alors qu’il ne représentait que 232 milliards en 2009. Les partisans de la théorie du toujours plus d’investissement affirment qu’il faut encore plus d’argent pour résoudre les problèmes les plus épineux de la société en matière d’innovation. « Les petits fonds, se moquent-ils, ne peuvent soutenir que les petites idées ». Mais pour d’autres, les fonds de capital-risque sont devenus trop gros, avec trop peu de bonnes startups, ce qui nuit aux rendements. Dans l’approche à là Andreessen Horowitz, l’enjeu est d’investir beaucoup mais également de facturer fort, ce qui n’est pas le cas des plus petits acteurs. « Les fonds plus petits ont généralement obtenu des rendements plus élevés, mais ils ont également eu des taux de pertes plus élevés. Les fonds plus importants ont tendance à avoir des rendements médians mais moins de pertes, ce qui signifie qu’ils sont des paris plus sûrs avec moins de potentiel de hausse », explique une analyste.

Mais on n’investit pas dans le capital-risque pour obtenir des rendements médians. Or, le développement de fonds de plusieurs milliards de dollars pourrait modifier le profil de rendement du capital-risque, qui n’est pas si bon, malgré ses promesses. La crise économique post-pandémie a modifié les cartes. « En 2022 et 2023, les sociétés de capital-risque ont investi plus d’argent qu’elles n’en ont rendu à leurs investisseurs, inversant une tendance qui durait depuis dix ans ». Comme l’expliquait le sociologue de la finance, Fabien Foureault, dans le 4e numéro de la revue Teque, parue l’année dernière, le capital-risque est intrinsèquement dysfonctionnel. Il favorise les emballements et effondrements, peine à inscrire une utilité sociale, et surtout, ses performances financières restent extrêmement médiocres selon les études longitudinales. “L’économie numérique, financée par le capital-risque, a été conçue par les élites comme une réponse au manque de dynamisme du capitalisme tardif. Or, on constate que cette activité se développe en même temps que les tendances à la stagnation et qu’elle n’arrive pas à les contrer.” La contribution du capital-risque à la croissance semble moins forte que le crédit bancaire et le crédit public ! “Le rendement de la financiarisation et de l’innovation est de plus en plus faible : toujours plus d’argent est injecté dans le système financier pour générer une croissance en déclin sur le long-terme”

Hubert Guillaud

* Comme toujours, les grands patrons de la tech lancent des chiffres en l’air qui permettent surtout de voir combien ils sont déconnectés des réalités. Passer de 100 millions de revenus à 20 personnes à 1 milliard tout seul, nécessite de sauter des paliers et de croire aux capacités exponentielles des technologies, qui, malgré les annonces, sont loin d’être démontrées. Bien souvent, les chiffres jetés en l’air montrent surtout qu’ils racontent n’importe quoi, à l’exemple de Musk qui a longtemps raconté qu’il enverrait un million de personnes sur Mars en 20 ans (ça ne tient pas).

MAJ su 30/03/2025 : Politico livre une très intéressante interview de Catherine Bracy, la fondatrice de TechEquity (une association qui oeuvre à améliorer l’impact du secteur technologique sur le logement et les travailleurs), qui vient de publier World Eaters : How Venture Capital Is Cannibalizing the Economy (Penguin, 2025). Pour Bracy, le capital risque – moteur financier de l’industrie technologique – a un effet de distorsion non seulement sur les entreprises et leurs valeurs, mais aussi sur la société américaine dans son ensemble. « La technologie en elle-même est sans valeur, et c’est la structure économique qui lui confère son potentiel de nuisance ou de création d’opportunités qui la rend vulnérable ». Les investisseurs de la tech encouragent les entreprises à atteindre la plus grande taille possible, car c’est par des effets d’échelle qu’elle produit le rendement financier attendu, analyse-t-elle. Cependant, derrière cette croissance sous stéroïdes, « l’objectif est la rapidité, pas l’efficacité ». Et les conséquences de ces choix ont un coût que nous supportons tous, car cela conduit les entreprises à contourner les réglementations, à exploiter les travailleurs et à proposer des produits peut performants ou à risque pour les utilisateurs. L’objectif de rendements les plus élevés possibles nous éloignent des bonnes solutions. Pour elle, nous devrions imposer plus de transparence aux startups, comme nous le demandons aux entreprises cotées en bourse et renforcer l’application des régulations. Pour Bloomberg, explique-t-elle encore, la recherche d’une croissance sous stéroïde ne permet pas de s’attaquer aux problèmes de la société, mais les aggrave. Le problème n’est pas tant ce que le capital-risque finance que ce qu’il ne finance pas, souligne Bracy… et qui conduit les entreprises qui s’attaquent aux problèmes, à ne pas trouver les investissements dont elles auraient besoin. Si le capital-risque désormais s’intéresse à tout, il n’investit que là où il pense trouver des rendements. Les investissements privés sont en train de devenir des marchés purement financiers. 

Une critique de son livre pour Bloomberg, explique que Bracy dénonce d’abord la monoculture qu’est devenue le capital-risque. Pour elle, cette culture de la performance financière produit plusieurs victimes. Les premières sont les entreprises incubées dont les stratégies sont modelées sur ce modèle et qui échouent en masse. « Les capitaux-risqueurs créent en grande partie des risques pour les entreprises de leurs portefeuilles » en les encourageant à croître trop vite ou à s’attaquer à un marché pour lequel elles ne sont pas qualifiées. Les secondes victimes sont les entrepreneurs qui ne sont pas adoubées par le capital-risque, et notamment tous les entrepreneurs qui ne correspondent pas au profil sociologique des entrepreneurs à succès. Les troisièmes victimes sont les capitaux-risqueurs eux-mêmes, dans les portefeuilles desquels s’accumulent les « sorties râtées » et les « licornes zombies ». Les quatrièmes victimes, c’est chacun d’entre nous, pris dans les rendements des startups modèles et dont les besoins d’investissements pour le reste de l’économie sont en berne.

Bracy défend un capital risque plus indépendant. Pas sûr que cela suffise effectivement. Sans attaquer les ratios de rendements qu’exigent désormais l’investissement, on ne résoudra pas la redirection de l’investissement vers des entreprises plus stables, plus pérennes, plus utiles… et moins profitables.