A l’heure où, aux Etats-Unis, le FBI, les services d’immigration et de police se mettent à poursuivre les ressortissants étrangers pour les reconduire aux frontières, sur Tech Policy Press, l’activiste Dia Kayyali rappelle que les Etats-Unis ont une longue histoire de chasse aux opposants politiques et aux étrangers. Du MacCarthysme au 11 septembre, les crises politiques ont toujours renforcé la surveillance des citoyens et plus encore des ressortissants d’origine étrangère. Le Brennan Center for Justice a publié en 2022 un rapport sur la montée de l’utilisation des réseaux sociaux dans ces activités de surveillance et rappelle que ceux-ci sont massivement mobilisés pour la surveillance des opposants politiques, notamment depuis Occupy et depuis 2014 pour le contrôle des demandes d’immigration et les contrôles aux frontières, rappelle The Verge.
Le premier projet de loi du second mandat de Donald Trump était un texte concernant l’immigration clandestine, nous rappelle Le Monde. C’est un texte qui propose la détention automatique par les forces de l’ordre fédérales de migrants en situation irrégulière qui ont été accusés, condamnés ou inculpés pour certains délits, mêmes mineurs, comme le vol à l’étalage.
La lutte contre l’immigration est au cœur de la politique du président américain, qui dénonce une “invasion” et annonce vouloir déporter 11 millions d’immigrants illégaux, au risque que le tissu social des Etats-Unis, nation d’immigrants, se déchire, rappelait The Guardian. Dès janvier, l’administration Trump a mis fin à l’application CBP One, seule voie pour les demandeurs d’asile désirant entrer légalement sur le territoire des Etats-Unis pour prendre rendez-vous avec l’administration douanière américaine et régulariser leur situation. La suppression unilatérale de l’application a laissé tous les demandeurs d’asile en attente d’un rendez-vous sans recours, rapportait Le Monde.
Une opération de fusion des informations sans précédent
Cette politique est en train de s’accélérer, notamment en mobilisant toutes les données numériques à sa disposition, rapporte Wired. Le Doge est en train de construire une base de données dédiée aux étrangers, collectant les données de plusieurs administrations, afin de créer un outil de surveillance d’une portée sans précédent. L’enjeu est de recouper toutes les données disponibles, non seulement pour mieux caractériser les situations des étrangers en situation régulière comme irrégulière, mais également les géolocaliser afin d’aider les services de police chargés des arrestations et de la déportation, d’opérer.

Jusqu’à présent, il existait d’innombrables bases de données disparates entre les différentes agences et au sein des agences. Si certaines pouvaient être partagées, à des fins policières, celles-ci n’ont jamais été regroupées par défaut, parce qu’elles sont souvent utilisées à des fins spécifiques. Le service de l’immigration et des douanes (ICE, Immigration and Customs Enforcement) et le département d’investigation de la sécurité intérieure (HSI, Homeland Security Investigations), par exemple, sont des organismes chargés de l’application de la loi et ont parfois besoin d’ordonnances du tribunal pour accéder aux informations sur un individu dans le cadre d’enquêtes criminelles, tandis que le service de citoyenneté et d’immigration des États-Unis (USCIS, United States Citizenship and Immigration Services) des États-Unis collecte des informations sensibles dans le cadre de la délivrance régulière de visas et de cartes vertes.
Des agents du Doge ont obtenu l’accès aux systèmes de l’USCIS. Ces bases de données contiennent des informations sur les réfugiés et les demandeurs d’asile, des données sur les titulaires de cartes vertes, les citoyens américains naturalisés et les bénéficiaires du programme d’action différée pour les arrivées d’enfants. Le Doge souhaite également télécharger des informations depuis les bases de données de myUSCIS, le portail en ligne où les immigrants peuvent déposer des demandes, communiquer avec l’USCIS, consulter l’historique de leurs demandes et répondre aux demandes de preuves à l’appui de leur dossier. Associées aux informations d’adresse IP des personnes qui consultent leurs données, elles pourraient servir à géolocaliser les immigrants.
Le département de sécurité intérieur (DHS, Department of Homeland Security) dont dépendent certaines de ces agences a toujours été très prudent en matière de partage de données. Ce n’est plus le cas. Le 20 mars, le président Trump a d’ailleurs signé un décret exigeant que toutes les agences fédérales facilitent « le partage intra- et inter-agences et la consolidation des dossiers non classifiés des agences », afin d’entériner la politique de récupération de données tout azimut du Doge. Jusqu’à présent, il était historiquement « extrêmement difficile » d’accéder aux données que le DHS possédait déjà dans ses différents départements. L’agrégation de toutes les données disponibles « représenterait une rupture significative dans les normes et les politiques en matière de données », rappelle un expert. Les agents du Doge ont eu accès à d’innombrables bases, comme à Save, un système de l’USCIS permettant aux administrations locales et étatiques, ainsi qu’au gouvernement fédéral, de vérifier le statut d’immigration d’une personne. Le Doge a également eu accès à des données de la sécurité sociale et des impôts pour recouper toutes les informations disponibles.
Le problème, c’est que la surveillance et la protection des données est également rendue plus difficile. Les coupes budgétaires et les licenciements ont affecté trois services clés qui constituaient des garde-fous importants contre l’utilisation abusive des données par les services fédéraux, à savoir le Bureau des droits civils et des libertés civiles (CRCL, Office for Civil Rights and Civil Liberties), le Bureau du médiateur chargé de la détention des immigrants et le Bureau du médiateur des services de citoyenneté et d’immigration. Le CRCL, qui enquête sur d’éventuelles violations des droits de l’homme par le DHS et dont la création a été mandatée par le Congrès est depuis longtemps dans le collimateur du Doge.
Le 5 avril, le DHS a conclu un accord avec les services fiscaux (IRS) pour utiliser les données fiscales. Plus de sept millions de migrants travaillent et vivent aux États-Unis. L’ICE a également récemment versé des millions de dollars à l’entreprise privée Palantir pour mettre à jour et modifier une base de données de l’ICE destinée à traquer les immigrants, a rapporté 404 Media. Le Washington Post a rapporté également que des représentants de Doge au sein d’agences gouvernementales – du Département du Logement et du Développement urbain à l’Administration de la Sécurité sociale – utilisent des données habituellement confidentielles pour identifier les immigrants sans papiers. Selon Wired, au Département du Travail, le Doge a obtenu l’accès à des données sensibles sur les immigrants et les ouvriers agricoles. La fusion de toutes les données entre elles pour permettre un accès panoptique aux informations est depuis l’origine le projet même du ministère de l’efficacité américain, qui espère que l’IA va lui permettre de rendre le traitement omniscient.
Le changement de finalités de la collecte de données, moteur d’une défiance généralisée
L’administration des impôts a donc accepté un accord de partage d’information et de données avec les services d’immigration, rapporte la NPR, permettant aux agents de l’immigration de demander des informations sur les immigrants faisant l’objet d’une ordonnance d’expulsion. Derrière ce qui paraît comme un simple accès à des données, il faut voir un changement majeur dans l’utilisation des dossiers fiscaux. Les modalités de ce partage d’information ne sont pas claires puisque la communication du cadre de partage a été expurgée de très nombreuses informations. Pour Murad Awawdeh, responsable de la New York Immigration Coalition, ce partage risque d’instaurer un haut niveau de défiance à respecter ses obligations fiscales, alors que les immigrants paient des impôts comme les autres et que les services fiscaux assuraient jusqu’à présent aux contribuables sans papiers la confidentialité de leurs informations et la sécurité de leur déclaration de revenus.
La NPR revient également sur un autre changement de finalité, particulièrement problématique : celle de l’application CBP One. Cette application lancée en 2020 par l’administration Biden visait à permettre aux immigrants de faire une demande d’asile avant de pénétrer aux Etats-Unis. Avec l’arrivée de l’administration Trump, les immigrants qui ont candidaté à une demande d’asile ont reçu une notification les enjoignants à quitter les Etats-Unis et les données de l’application ont été partagées avec les services de police pour localiser les demandeurs d’asile et les arrêter pour les reconduire aux frontières. Pour le dire simplement : une application de demande d’asile est désormais utilisée par les services de police pour identifier ces mêmes demandeurs et les expulser. Les finalités sociales sont transformées en finalités policières. La confidentialité même des données est détruite.
CBP One n’est pas la seule application dont la finalité a été modifiée. Une belle enquête du New York Times évoque une application administrée par Geo Group, l’un des principaux gestionnaires privés de centres pénitentiaires et d’établissements psychiatriques aux Etats-Unis. Une application que des étrangers doivent utiliser pour se localiser et s’identifier régulièrement, à la manière d’un bracelet électronique. Récemment, des utilisateurs de cette application ont été convoqués à un centre d’immigration pour mise à jour de l’application. En fait, ils ont été arrêtés.
Geo Group a développé une activité lucrative d’applications et de bracelets électroniques pour surveiller les immigrants pour le compte du gouvernement fédéral qui ont tous été mis au service des procédures d’expulsion lancées par l’administration Trump, constatent nombre d’associations d’aides aux étrangers. “Alors même que M. Trump réduit les dépenses du gouvernement fédéral, ses agences ont attribué à Geo Group de nouveaux contrats fédéraux pour héberger des immigrants sans papiers. Le DHS envisage également de renouveler un contrat de longue date avec l’entreprise – d’une valeur d’environ 350 millions de dollars l’an dernier – pour suivre les quelque 180 000 personnes actuellement sous surveillance”. Ce programme “d’alternative à la détention en centre de rétention » que Noor Zafar, avocate principale à l’American Civil Liberties Union, estime relever plutôt d’une “extension à la détention”, consiste en des applications et bracelets électroniques. Les programmes de Geo Group, coûteux, n’ont pas été ouverts à la concurrence, rapporte le New York Times, qui explique également que ses programmes sont en plein boom. Ces applications permettent aux employés de Geo Group de savoir en temps réel où se trouvent leurs porteurs, leur permettent de délimiter des zones dont ils ne peuvent pas sortir sans déclencher des alertes.
Une confiance impossible !
Ces exemples américains de changement de finalités sont emblématiques et profondément problématiques. Ils ne se posent pourtant pas que de l’autre côté de l’Atlantique. Utiliser des données produites dans un contexte pour d’autres enjeux et d’autres contextes est au cœur des fonctionnements des systèmes numériques, comme nous l’avions vu à l’époque du Covid. Les finalités des traitements des services numériques qu’on utilise sont rarement claires, notamment parce qu’elles peuvent être mises à jour unilatéralement et ce, sans garantie. Et le changement de finalité peut intervenir à tout moment, quelque soit l’application que vous utilisez. Remplir un simple questionnaire d’évaluation peut finalement, demain, être utilisé par le service qui le conçoit ou d’autres pour une toute autre finalité, et notamment pour réduire les droits des utilisateurs qui y ont répondu. Répondre à un questionnaire de satisfaction de votre banque ou d’un service public, qui semble anodin, peut divulguer des données qui seront utilisées pour d’autres enjeux. Sans renforcer la protection absolue des données, le risque est que ces exemples démultiplient la méfiance voire le rejet des citoyens et des administrés. A quoi va être utilisé le questionnaire qu’on me propose ? Pourra-t-il être utilisé contre moi ? Qu’est-ce qui me garantie qu’il ne le sera pas ?
La confiance dans l’utilisation qui est faite des données par les services, est en train d’être profondément remise en question par l’exemple américain et pourrait avoir des répercussions sur tous les services numériques, bien au-delà des Etats-Unis. La spécialiste de la sécurité informatique, Susan Landau, nous l’avait pourtant rappelé quand elle avait étudié les défaillances des applications de suivi de contact durant la pandémie : la confidentialité est toujours critique. Elle parlait bien sûr des données de santé des gens, mais on comprend qu’assurer la confidentialité des données personnelles que les autorités détiennent sur les gens est tout aussi critique. Les défaillances de confidentialité sapent la confiance des autorités qui sont censées pourtant être les premières garantes des données personnelles des citoyens.
Aurait-on oublié pourquoi les données sont cloisonnées ?
« Ces systèmes sont cloisonnés pour une raison », rappelle Victoria Noble, avocate à l’Electronic Frontier Foundation. « Lorsque vous centralisez toutes les données d’une agence dans un référentiel central accessible à tous les membres de l’agence, voire à d’autres agences, vous augmentez considérablement le risque que ces informations soient consultées par des personnes qui n’en ont pas besoin et qui les utilisent à des fins inappropriées ou répressives, pour les instrumentaliser, les utiliser contre des personnes qu’elles détestent, des dissidents, surveiller des immigrants ou d’autres groupes. »
« La principale inquiétude désormais est la création d’une base de données fédérale unique contenant tout ce que le gouvernement sait sur chaque personne de ce pays », estime Cody Venzke de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). « Ce que nous voyons est probablement la première étape vers la création d’un dossier centralisé sur chaque habitant.» Wired rapporte d’ailleurs que l’ACLU a déposé plainte contre l’Administration de la Sécurité Sociale (SSA) et le Département des Anciens Combattants (VA) qui ont ouvert des accès de données sensibles au Doge en violation de la loi sur la liberté d’information, après en avoir déjà déposé une en février contre le Trésor américain pour les mêmes raisons (alors que ce n’est pas nécessairement la seule manière de procéder. Confronté aux demandes du Doge, le régulateur des marchés financiers américains, rapporte Reuters, a pour l’instant pu créer une équipe de liaison spécifique pour répondre aux demandes d’information du Doge, afin que ses équipes n’aient pas accès aux données de l’autorité des marchés financiers).
En déposant plainte, l’ACLU cherche notamment à obtenir des documents pour saisir exactement ce à quoi a accès le Doge. “Les Américains méritent de savoir qui a accès à leurs numéros de sécurité sociale, à leurs informations bancaires et à leurs dossiers médicaux”, explique une avocate de l’ACLU.
Le cloisonnement des données, des bases, selon leurs finalités et les agences qui les administrent, est un moyen non seulement d’en préserver l’intégrité, mais également d’en assurer la sécurité et la confidentialité. Ce sont ces verrous qui sont en train de sauter dans toutes les administrations sous la pression du Doge, posant des questions de sécurité inédites, comme nous nous en inquiétons avec Jean Cattan dans une lettre du Conseil national du numérique. Ce sont les mesures de protection d’une démocratie numérique qui sont en train de voler en éclat.
Pour Wired, Brian Barrett estime que les données qu’agrège le Doge ne sont pas tant un outil pour produire une hypothétique efficacité, qu’une arme au service des autorités. La question de l’immigration n’est qu’un terrain d’application parmi d’autres. La brutalité qui s’abat sur les étrangers, les plus vulnérables, les plus démunis, est bien souvent une préfiguration de son extension à toutes les autres populations, nous disait le philosophe Achille Mbembe dans Brutalisme.
Et maintenant que les croisements de données sont opérationnels, que les données ont été récupérées par les équipes du Doge, l’enjeu va être de les faire parler, de les mettre en pratique.
Finalement, le départ annoncé ou probable de Musk de son poste en première ligne du Doge ne signe certainement pas la fin de cette politique, toute impopulaire qu’elle soit (enfin, Musk est bien plus impopulaire que les économies dans les services publics qu’il propose), mais au contraire, le passage à une autre phase. Le Doge a pris le contrôle, et il s’agit désormais de rendre les données productives. L’efficacité n’est plus de réduire les dépenses publiques de 2 000 milliards de dollars, comme le promettait Musk à son arrivée. Il a lui-même reconnu qu’il ne visait plus que 150 milliards de dollars de coupe en 2025, soit 15 % de l’objectif initial, comme le soulignait Le Monde. Mais le débat sur les coupes et l’efficacité, sont d’abord un quolifichet qu’on agite pour détourner l’attention de ce qui se déroule vraiment, à savoir la fin de la vie privée aux Etats-Unis. En fait, la politique initiée par le Doge ne s’arrêtera pas avec le retrait probable de Musk. IL n’en a été que le catalyseur.
Elizabeth Lopatto pour The Verge explique elle aussi que l’ère du Doge ne fait que commencer. Malgré ses échecs patents et l’explosion des plaintes judiciaires à son encontre (Bloomberg a dénombré plus de 300 actions en justice contre les décisions prises par le président Trump : dans 128 affaires, ils ont suspendu les décisions de l’administration Trump). Pour elle, Musk ne va pas moins s’immiscer dans la politique publique. Son implication risque surtout d’être moins publique et moins visible dans ses ingérences, afin de préserver son égo et surtout son portefeuille. Mais surtout, estime-t-elle, les tribunaux ne sauveront pas les Américains des actions du Doge, notamment parce que dans la plupart des cas, les décisions tardent à être prises et à être effectives. Pourtant, si les tribunaux étaient favorables à « l’élimination de la fraude et des abus », comme le dit Musk – à ce stade, ils devraient surtout œuvrer à “éliminer le Doge” !
Ce n’est malgré tout pas la direction qui est prise, au contraire. Même si Musk s’en retire, l’administration continue à renforcer le pouvoir du Doge qu’à l’éteindre. C’est ainsi qu’il faut lire le récent hackathon aux services fiscaux ou le projet qui s’esquisse avec Palantir. L’ICE, sous la coupe du Doge, vient de demander à Palantir, la sulfureuse entreprise de Thiel, de construire une plateforme dédiée, explique Wired : “ImmigrationOS”, « le système d’exploitation de l’immigration » (sic). Un outil pour “choisir les personnes à expulser”, en accordant une priorité particulière aux personnes dont le visa est dépassé qui doivent, selon la demande de l’administration, prendre leurs dispositions pour “s’expulser elles-mêmes des Etats-Unis”. L’outil qui doit être livré en septembre a pour fonction de cibler et prioriser les mesures d’application, c’est-à-dire d’aider à sélectionner les étrangers en situation irrégulière, les localiser pour les arrêter. Il doit permettre de suivre que les étrangers en situation irrégulière prennent bien leur disposition pour quitter les Etats-Unis, afin de mesurer la réalité des départs, et venir renforcer les efforts des polices locales, bras armées des mesures de déportation, comme le pointait The Markup.
De ImmigrationOS au panoptique américain : le démantèlement des mesures de protection de la vie privée
Dans un article pour Gizmodo qui donne la parole à nombre d’opposants à la politique de destructions des silos de données, plusieurs rappellent les propos du sénateur démocrate Sam Ervin, auteur de la loi sur la protection des informations personnelles suite au scandale du Watergate, qui redoutait le caractère totalitaire des informations gouvernementales sur les citoyens. Pour Victoria Noble de l’Electronic Frontier Foundation, ce contrôle pourrait conduire les autorités à « exercer des représailles contre les critiques adressées aux représentants du gouvernement, à affaiblir les opposants politiques ou les ennemis personnels perçus, et à cibler les groupes marginalisés. » N’oubliez pas qu’il s’agit du même président qui a qualifié d’« ennemis » les agents électoraux, les journalistes, les juges et, en fait, toute personne en désaccord avec lui. Selon Reuters, le Doge a déjà utilisé l’IA pour détecter les cas de déloyauté parmi les fonctionnaires fédéraux. Pour les défenseurs des libertés et de la confidentialité, il est encore temps de renforcer les protections citoyennes. Et de rappeler que le passage de la sûreté à la sécurité, de la défense contre l’arbitraire à la défense de l’arbitraire, vient de ce que les élus ont passé bien plus d’énergie à légiférer pour la surveillance qu’à établir des garde-fous contre celle-ci, autorisant toujours plus de dérives, comme d’autoriser la surveillance des individus sans mandats de justice.
Pour The Atlantic, Ian Bogost et Charlie Warzel estiment que le Doge est en train de construire le panoptique américain. Ils rappellent que l’administration est l’univers de l’information, composée de constellations de bases de données. Des impôts au travail, toutes les administrations collectent et produisent des données sur les Américains, et notamment des données particulièrement sensibles et personnelles. Jusqu’à présent, de vieilles lois et des normes fragiles ont empêché que les dépôts de données ne soient regroupés. Mais le Doge vient de faire voler cela en éclat, préparant la construction d’un Etat de surveillance centralisé. En mars, le président Trump a publié un décret visant à éliminer les silos de données qui maintiennent les informations séparément.

Dans leur article, Bogost et Warzel listent d’innombrables bases de données maintenues par des agences administratives : bases de données de revenus, bases de données sur les lanceurs d’alerte, bases de données sur la santé mentale d’anciens militaires… L’IA promet de transformer ces masses de données en outils “consultables, exploitables et rentables”. Mais surtout croisables, interconnectables. Les entreprises bénéficiant de prêts fédéraux et qui ont du mal à rembourser, pourraient désormais être punies au-delà de ce qui est possible, par la révocation de leurs licences, le gel des aides ou de leurs comptes bancaires. Une forme d’application universelle permettant de tout croiser et de tout inter-relier. Elles pourraient permettre de cibler la population en fonction d’attributs spécifiques. L’utilisation actuelle par le gouvernement de ces données pour expulser des étrangers, et son refus de fournir des preuves d’actes répréhensibles reprochées à certaines personnes expulsées, suggère que l’administration a déjà franchi la ligne rouge de l’utilisation des données à des fins politiques.
Le Doge ne se contente pas de démanteler les mesures de protection de la vie privée, il ignore qu’elles ont été rédigées. Beaucoup de bases ont été conçues sans interconnectivité par conception, pour protéger la vie privée. “Dans les cas où le partage d’informations ou de données est nécessaire, la loi sur la protection de la vie privée de 1974 exige un accord de correspondance informatique (Computer Matching Agreement, CMA), un contrat écrit qui définit les conditions de ce partage et assure la protection des informations personnelles. Un CMA est « un véritable casse-tête », explique un fonctionnaire, et constitue l’un des moyens utilisés par le gouvernement pour décourager l’échange d’informations comme mode de fonctionnement par défaut”.
La centralisation des données pourrait peut-être permettre d’améliorer l’efficacité gouvernementale, disent bien trop rapidement Bogost et Warzel, alors que rien ne prouve que ces croisements de données produiront autre chose qu’une discrimination toujours plus étendue car parfaitement granulaire. La protection de la vie privée vise à limiter les abus de pouvoir, notamment pour protéger les citoyens de mesures de surveillance illégales du gouvernement.
Derrière les bases de données, rappellent encore les deux journalistes, les données ne sont pas toujours ce que l’on imagine. Toutes les données de ces bases ne sont pas nécessairement numérisées. Les faire parler et les croiser ne sera pas si simple. Mais le Doge a eu accès à des informations inédites. “Ce que nous ignorons, c’est ce qu’ils ont copié, exfiltré ou emporté avec eux”.
“Doge constitue l’aboutissement logique du mouvement Big Data” : les données sont un actif. Les collecter et les croiser est un moyen de leur donner de la valeur. Nous sommes en train de passer d’une administration pour servir les citoyens à une administration pour les exploiter, suggèrent certains agents publics. Ce renversement de perspective “correspond parfaitement à l’éthique transactionnelle de Trump”. Ce ne sont plus les intérêts des américains qui sont au centre de l’équation, mais ceux des intérêts commerciaux des services privés, des intérêts des amis et alliés de Trump et Musk.
La menace totalitaire de l’accaparement des données personnelles gouvernementales
C’est la même inquiétude qu’exprime la politiste Allison Stanger dans un article pour The Conversation, qui rappelle que l’accès aux données gouvernementales n’a rien à voir avec les données personnelles que collectent les entreprises privées. Les référentiels gouvernementaux sont des enregistrements vérifiés du comportement humain réel de populations entières. « Les publications sur les réseaux sociaux et les historiques de navigation web révèlent des comportements ciblés ou intentionnels, tandis que les bases de données gouvernementales capturent les décisions réelles et leurs conséquences. Par exemple, les dossiers Medicare révèlent les choix et les résultats en matière de soins de santé. Les données de l’IRS et du Trésor révèlent les décisions financières et leurs impacts à long terme. Les statistiques fédérales sur l’emploi et l’éducation révèlent les parcours scolaires et les trajectoires professionnelles. » Ces données là, capturées pour faire tourner et entraîner des IA sont à la fois longitudinales et fiables. « Chaque versement de la Sécurité sociale, chaque demande de remboursement Medicare et chaque subvention fédérale constituent un point de données vérifié sur les comportements réels. Ces données n’existent nulle part ailleurs aux États-Unis avec une telle ampleur et une telle authenticité. » « Les bases de données gouvernementales suivent des populations entières au fil du temps, et pas seulement les utilisateurs actifs en ligne. Elles incluent les personnes qui n’utilisent jamais les réseaux sociaux, n’achètent pas en ligne ou évitent activement les services numériques. Pour une entreprise d’IA, cela impliquerait de former les systèmes à la diversité réelle de l’expérience humaine, plutôt qu’aux simples reflets numériques que les gens projettent en ligne.« A terme, explique Stanger, ce n’est pas la même IA à laquelle nous serions confrontés. « Imaginez entraîner un système d’IA non seulement sur les opinions concernant les soins de santé, mais aussi sur les résultats réels des traitements de millions de patients. Imaginez la différence entre tirer des enseignements des discussions sur les réseaux sociaux concernant les politiques économiques et analyser leurs impacts réels sur différentes communautés et groupes démographiques sur des décennies ». Pour une entreprise développant des IA, l’accès à ces données constituerait un avantage quasi insurmontable. « Un modèle d’IA, entraîné à partir de ces données gouvernementales pourrait identifier les schémas thérapeutiques qui réussissent là où d’autres échouent, et ainsi dominer le secteur de la santé. Un tel modèle pourrait comprendre comment différentes interventions affectent différentes populations au fil du temps, en tenant compte de facteurs tels que la localisation géographique, le statut socio-économique et les pathologies concomitantes. » Une entreprise d’IA qui aurait accès aux données fiscales, pourrait « développer des capacités exceptionnelles de prévision économique et de prévision des marchés. Elle pourrait modéliser les effets en cascade des changements réglementaires, prédire les vulnérabilités économiques avant qu’elles ne se transforment en crises et optimiser les stratégies d’investissement avec une précision impossible à atteindre avec les méthodes traditionnelles ». Explique Stanger, en étant peut-être un peu trop dithyrambique sur les potentialités de l’IA, quand rien ne prouve qu’elles puissent faire mieux que nos approches plus classiques. Pour Stanger, la menace de l’accès aux données gouvernementales par une entreprise privée transcende les préoccupations relatives à la vie privée des individus. Nous deviendrons des sujets numériques plutôt que des citoyens, prédit-elle. Les données absolues corrompt absolument, rappelle Stanger. Oubliant peut-être un peu rapidement que ce pouvoir totalitaire est une menace non seulement si une entreprise privée se l’accapare, mais également si un Etat le déploie. La menace d’un Etat totalitaire par le croisement de toutes les données ne réside pas seulement par l’accaparement de cette puissance au profit d’une entreprise, comme celles de Musk, mais également au profit d’un Etat.
Nombre de citoyens étaient déjà résignés face à l’accumulation de données du secteur privé, face à leur exploitation sans leur consentement, concluent Bogost et Warzel. L’idée que le gouvernement cède à son tour ses données à des fins privées est scandaleuse, mais est finalement prévisible. La surveillance privée comme publique n’a cessé de se développer et de se renforcer. La rupture du barrage, la levée des barrières morales, limitant la possibilité à recouper l’ensemble des données disponibles, n’était peut-être qu’une question de temps. Certes, le pire est désormais devant nous, car cette rupture de barrière morale en annonce d’autres. Dans la kleptocratie des données qui s’est ouverte, celles-ci pourront être utilisées contre chacun, puisqu’elles permettront désormais de trouver une justification rétroactive voire de l’inventer, puisque l’intégrité des bases de données publiques ne saurait plus être garantie. Bogost et Warzel peuvent imaginer des modalités, en fait, désormais, les systèmes n’ont même pas besoin de corréler vos dons à des associations pro-palestiniennes pour vous refuser une demande de prêt ou de subvention. Il suffit de laisser croire que désormais, le croisement de données le permet.
Pire encore, “les Américains sont tenus de fournir de nombreuses données sensibles au gouvernement, comme des informations sur le divorce d’une personne pour garantir le versement d’une pension alimentaire, ou des dossiers détaillés sur son handicap pour percevoir les prestations d’assurance invalidité de la Sécurité sociale”, rappelle Sarah Esty, ancienne conseillère principale pour la technologie et la prestation de services au ministère américain de la Santé et des Services sociaux. “Ils ont agi ainsi en étant convaincus que le gouvernement protégerait ces données et que seules les personnes autorisées et absolument nécessaires à la prestation des services y auraient accès. Si ces garanties sont violées, ne serait-ce qu’une seule fois, la population perdra confiance dans le gouvernement, ce qui compromettra à jamais sa capacité à gérer ces services”. C’est exactement là où l’Amérique est plongée. Et le risque, devant nous, est que ce qui se passe aux Etats-Unis devienne un modèle pour saper partout les garanties et la protection des données personnelles.
Hubert Guillaud