Sarah Guillou est directrice du département « Innovation et concurrence » à l’Ofce (Observatoire français des conjonctures économiques), le centre de recherche en économie de SciencesPo. On retrouve ses interventions dans ses chroniques à Usine Nouvelle et sur le blog de l’Ofce. Elle a publié l’année dernière un manuel sur la question : « La souveraineté économique à l’épreuve de la mondialisation » (Dunod, 2023). Un livre dense, riche en exemples sur l’évolution du positionnement des entreprises, qui permet de remettre en perspective le concept de souveraineté économique, une idée particulièrement éruptive notamment dans le domaine du numérique, où l’enjeu de maîtrise et d’autonomie technologique reste extrêmement sensible à l’heure où la surpuissance d’acteurs internationaux est plus forte que jamais.
Dans les algorithmes : Commençons par éclaircir le paysage si vous le voulez bien. Comment peut-on définir la souveraineté économique et pourquoi cette idée a-t-elle pris la place de la notion de compétitivité qui s’imposait jusqu’alors ?
Sarah Guillou : La souveraineté économique est la capacité d’un État à influencer l’ordre économique mondial et à ne pas être dans une situation de dépendance asymétrique vis-à-vis des autres États ou des autres acteurs de l’économie mondiale. Comme je le dis dans mon livre, la souveraineté économique est un équilibre entre pouvoir politique et pouvoir économique qui fait en sorte que la souveraineté politique ne se retrouve pas en conflit avec les pouvoirs économiques, mais offre à ces derniers une alliance avec les institutions politiques qui les confortent, les respectent, mais aussi les contraignent. Il s’agit en somme, d’une alliance de renforcement mutuel.
Cette souveraineté économique fait bien référence au concept de souveraineté politique en tant que telle, qui est la maîtrise d’un Etat sur un territoire donné, géographiquement délimité, d’un certain nombre de pouvoir régaliens, comme la sécurité, la monnaie, la défense… La souveraineté économique enfin ne s’évalue pas unilatéralement, elle est d’abord une question d’interdépendance et de degré. On n’est pas « souverain ou pas souverain » : la souveraineté c’est quelque chose qui s’apprécie par rapport à d’autres Etats, à d’autres économies. Elle ne se renforce pas en écrasant la souveraineté d’autrui !
Cette notion est venue effectivement se substituer en grande partie à l’ancienne obsession des Etats, à savoir, la compétitivité, qui est également une notion relative. La compétitivité repose elle aussi sur la concurrence. Elle permettait de comparer les nations ou les entreprises les unes par rapport aux autres. Reste que si la notion de souveraineté est devenue la nouvelle matrice pour comprendre les politiques économiques, c’est certainement parce qu’elle permet de nouvelles justifications pour l’intervention économique des Etats… Et ce, même si c’est un terme qui reste surtout utilisé en France, c’est-à-dire un pays qui a une conscience de son rôle dans le monde, qui a beaucoup prôné son autonomie politique dans les relations internationales… En France, la souveraineté semble bien une nouvelle obsession, très présente dans le discours politique.
Dans les algorithmes : Vous expliquez d’ailleurs que la notion de souveraineté se réduit très souvent à une forme de patriotisme économique qui semble « anachronique », comme si une forme d’autonomie ou d’autarcie était encore possible dans un monde globalisé. Bien souvent, elle s’exprime sous la forme d’une préférence nationale : qui va du acheter français, au produire français ou donner la préférence aux entreprises françaises, comme le propose « Je choisis la French Tech ». Et ce alors que la « nationalité » d’un produit, d’une solution voire d’une entreprise semblent de plus en plus difficile à établir… Le « fabriqué en France » lui-même signifie seulement qu’une partie significative de la fabrication a été réalisée en France. La montée de l’enjeu de la souveraineté est-elle une réponse à l’incompréhension de la mondialisation et de ses effets, c’est-à-dire une réponse à la crise économique de 2008 et la longue désindustrialisation ? Y a-t-il un risque à confondre la question de la souveraineté économique avec celle du patriotisme économique ? Pourquoi n’est-ce pas nécessairement la même chose ?
Sarah Guillou : En effet, je pense que le patriotisme économique est une notion assez anachronique compte tenu du fonctionnement de l’économie mondiale. La fragmentation des chaînes de production mondiales fait que les produits comme les services, aujourd’hui, sont issus de l’assemblage d’éléments matériels et immatériels qui viennent d’innombrables parties du monde. Et c’est encore plus vrai de tous les produits qui ont un contenu technologique élevé en raison d’une polarisation de la fabrication de certains composants technologiques et électroniques, comme les minerais rares. Et aussi en raison du fait que le contenu immatériel est très élevé et que cette immatérialité, elle, est très facile à faire voyager. Enfin, la globalisation rend l’approvisionnement comme la localisation de la production plus optimisable.
« Le patriotisme économique reste une capture politique de l’opinion. »
Avec la pandémie, on a vu émerger la volonté de raccourcir les chaînes de valeur pour créer des situations d’approvisionnement moins risquées pour les entreprises. On a assisté dans les entreprises comme dans les gouvernements et les instances supranationales à toute une réflexion pour repenser les chaînes de valeur. Mais repenser les chaînes de valeur ne signifie pas les supprimer. Parfois on a tenté de les raccourcir, mais on a surtout tenté de les diversifier. Pourtant, l’organisation mondiale de la production n’a pas disparu, notamment sur les produits manufacturés et les services. Avoir un produit qui n’aurait qu’une seule origine est devenu effectivement très difficile… C’est pour cela que je pense que cette question est de plus en plus anachronique compte tenu de l’organisation mondiale de la production. Le patriotisme économique consiste à privilégier les acteurs locaux au bénéfice de l’emploi notamment. Le problème c’est que cela suppose d’être compétitif partout ou d’évincer la concurrence internationale parce qu’elle est meilleure que vous par des mesures protectionnistes. Le risque du patriotisme économique c’est de projeter une vision du monde qui ne fait pas face au réel. En privilégiant des mesures protectionnistes le risque est de protéger des acteurs locaux qui peuvent être moins bons que d’autres acteurs et donc, à terme, d’accentuer leurs faiblesses, parce que se sachant protégés, ils feront moins d’efforts pour être compétitifs relativement à des concurrents étrangers.
Dans les algorithmes : Le risque c’est celui d’une baisse de qualité des produits ou de leur performance, donc ?
Sarah Guillou : Tout à fait. A partir du moment où la caractéristique locale est hiérarchisée comme étant prioritaire dans votre décision d’achat vous allez mettre en deçà le prix, la qualité, l’efficacité ou le caractère innovant. Cela peut se justifier politiquement bien sûr. On peut vouloir acheter plus cher certains produits pour avoir une production locale de masque ou de paracétamol par exemple, mais économiquement ce n’est pas rationnel. Durant la pandémie, on a ainsi relancé la production de masques localement… Mais regardez, moins de deux ans plus tard, ces usines ont fermé, parce que l’injonction politique et la pression de l’opinion ne sont plus là. Il faut bien peser l’avantage politique, voire de sécurité économique, et l’avantage économique.
Dans les algorithmes : L’autre risque du patriotisme économique serait donc d’être plus fluctuant, réactif, éruptif aux sensibilités de l’instant…
Sarah Guillou : Oui. Le patriotisme économique reste une réponse très politique à la sensibilité et à la volatilité de l’opinion. Mais la disponibilité locale des produits ne suffit pas toujours, il faut aussi pouvoir y mettre le prix, comme on l’a vu pendant la pandémie quand ceux qui étaient capables de mettre le prix sur le tarmac pour acheter des lots de masques remportaient la mise. Le prix compte toujours. Le patriotisme économique reste une capture politique de l’opinion. Vous ne trouverez plus grand monde aujourd’hui pour dire qu’il nous faut continuer à avoir des masques produits localement et encore plus quand la demande s’effondre et que les priorités changent. Le risque du patriotisme économique est de produire une politique sans lien avec la rationalité économique.
Pour revenir sur la différence entre la souveraineté économique et le patriotisme économique, la souveraineté, elle, n’est pas qu’une injonction à la production locale, mais une notion plus complexe et nuancée de maîtrise des capacités économiques et productives.
Dans les algorithmes : La souveraineté économique semble signer le retour à une politique industrielle, comme s’en félicitait l’économiste Joseph Stiglitz. Mais laquelle ? Ne risque-t-elle pas d’imposer une vision protectionniste plus qu’interventionniste ? N’oublie-t-on pas que le risque de devenir moins dépendant des importations étrangères signifie en retour que les autres deviennent moins dépendant de nos exportations ?
Sarah Guillou : La souveraineté économique justifie de nouvelles interventions de politiques industrielles au nom de « l’autonomie stratégique », au nom de la sécurité économique ou sanitaire qui ne sont pas forcément ou systématiquement protectionnistes. En France comme en Europe, la réponse à la demande de souveraineté ne repose pas que sur le protectionnisme, que sur la protection des acteurs locaux. Aux Etats-Unis en comparaison, ce protectionnisme est plus marqué, comme le montre l’Inflation Reduction Act qui conditionne les crédits d’impôts et les subventions à la production et à l’assemblage local. On voit fleurir des politiques industrielles qui ont des tonalités de plus en plus protectionnistes pour évincer la concurrence internationale et notamment chinoise comme pour construire l’indépendance notamment sur des marchés extrêmement concurrentiels et disputés. En Europe, il y a une tradition d’ouverture plus affirmée, même si on voit apparaître des mesures de sauvegarde et de réaction aux comportements anti-concurrentiels des autres nations, comme le montre la montée des enquêtes de l’Europe sur les biais de concurrence, par exemple sur les voitures électriques chinoises ou à l’encontre d’une filiale du constructeur ferroviaire chinois CRRC. Les actions de l’Union européenne sont plus fréquentes aujourd’hui qu’hier. Cela montre qu’il y a un changement de paradigme sur le fonctionnement du marché mondial et qu’il y a beaucoup plus d’interventions des États sur les marchés. La tradition libérale et non interventionniste européenne s’efface un peu, notamment en réaction face aux interventions un peu sans scrupules des autres acteurs mondiaux. L’Union européenne semble se rendre compte que le marché n’est pas aussi ouvert qu’elle le pensait. Certes, elle réagit souvent avec lenteur, notamment à cause de son mode de fonctionnement à plusieurs qui nécessite le consensus et la discussion. Mais elle semble dans une position moins naïve et ouverte qu’elle n’était, parce qu’elle voit bien qu’en face, les acteurs ne jouent pas toujours le jeu de la concurrence.
La souveraineté numérique, une souveraineté sous stéroïdes ?
Dans les algorithmes : Dans le domaine des technologies, on parle beaucoup de souveraineté numérique, pour évoquer une maîtrise au long cours des solutions, des données et des choix technologiques, à un moment où les solutions sont globales, les données interconnectées et les choix technologiques dépendent d’innombrables fournisseurs. La souveraineté numérique est-elle autre chose qu’une réponse simple à une interdépendance de plus en plus complexe ? La souveraineté numérique est-elle un moyen de rappeler que la technologie joue un jeu dans l’exercice de la souveraineté, comme l’illustre notamment la question des données qui peuvent, selon la façon dont elles sont hébergées, être captées par des acteurs tiers. Qu’est-ce qui change entre la souveraineté économique et la souveraineté numérique ?
Sarah Guillou : Oui, on parle même bien plus de souveraineté numérique que de souveraineté économique. Et si on en parle autant c’est parce que la souveraineté numérique a tous les attributs de mise à l’épreuve des souverainetés nationales. La souveraineté numérique repose d’abord sur une philosophie d’émancipation libertarienne qui est propre à l’économie numérique et qui conduit à mettre à distance la souveraineté nationale, les hiérarchies institutionnelles comme le fonctionnement démocratique. Elle prône une forme d’horizontalité et n’est pas très favorable au respect de la souveraineté des Etats. Les grands acteurs du numérique ne voient pas d’un bon œil le pouvoir des Etats. Ensuite, l’économie numérique est le lieu d’un hyper pouvoir. C’est le secteur où l’on trouve les entreprises avec la plus forte capitalisation boursière, alors qu’autrefois les entreprises les plus capitalisées étaient dans le pétrole, l’automobile, la sidérurgie… Ces dernières sont bousculées par des acteurs du numérique qui ont une stratégie de conglomérat, c’est-à-dire qui sont de moins en moins dans un secteur économique étroit, mais qui se déploient partout, des services financiers à l’automobile ou l’espace par exemple. Leur spécificité est d’avoir non seulement une puissance financière considérable, mais également une puissance scientifique. Cette maîtrise du savoir est un pouvoir qui crée un rapport compliqué avec les Etats, qui eux ne le maîtrisent pas. Enfin, la technologie numérique peut être instrumentalisée par les Etats et les entreprises pour asseoir leur souveraineté à l’encontre d’autres Etats et entreprises. Les entreprises numériques utilisent beaucoup leur pouvoir pour contrer certaines régulations, comme certains Etats utilisent la désinformation numérique pour déstabiliser d’autres Etats. La souveraineté numérique c’est une souveraineté sur les données, les informations et les traitements, c’est un contrôle sur les données et l’information. C’est un nouvel endroit d’exercice et de contestation de la souveraineté.
« L’économie numérique est le lieu d’un hyper pouvoir »
Dans les algorithmes : On a quand même l’impression qu’en permettant d’ajuster les paramètres au plus profond du code, le numérique génère une forme d’hyper-souveraineté… Avec le numérique, les acteurs peuvent gérer des tas de micro-décisions qui vont avoir de nombreux effets sur la régulation des échanges.
Sarah Guillou : Oui, cela repose certainement sur une caractéristique structurelle, fonctionnelle, spécifique à l’économie numérique, qui permet des économies d’échelles inédites. Dans l’économie numérique passé les coûts fixes d’infrastructures et de R&D, le coût marginal est quasi nul, ce qui permet des économies de réseau et des synergies très fortes qui facilitent les logiques de conglomérat. Dans leur livre, Capitalism without capital, Jonathan Haskel et Stian Westlake expliquaient que ce capital immatériel reposait sur plusieurs caractéristiques, notamment la scalabilité, c’est-à-dire les rendements d’échelle, et les synergies. L’économie immatérielle permet de démultiplier le pouvoir des innovations. Les effets d’échelle favorisent le winner take all, c’est-à-dire qu’ils renforcent le pouvoir de la connaissance scientifique. C’est là un pouvoir assez vertigineux pour les Etats qui tentent de le capturer à leur profit, de l’instrumentaliser à leur profit.
Dans les algorithmes : La tension entre les Etats-Unis et la Chine sur les questions numériques est particulièrement vive. D’un côté, les Etats-Unis ont banni Huawei. Et menacent de bannir TikTok si sa maison mère, Byte Dance, ne cède pas le réseau social à une entreprise américaine… Ils viennent d’exclure les panneaux solaires chinois avec l’Inflation Reduction Act américain (qui vise, entre autres dispositions, à relancer le « Made in USA » dans les industries vertes, par exemple en conditionnant les subventions à la production de panneaux solaires à des critères de production locale ou la consommation de ces panneaux par des primes à l’achat pour les produits nationaux). De l’autre, les entreprises chinoises œuvrent à effacer les technologies américaines de leurs solutions, comme l’expliquait récemment le Wall Street Journal. On a l’impression que la technologie permet un contrôle et une application toujours plus stricte de la souveraineté. Comme si le contrôle numérique permettait d’aller plus loin que la régulation ? Comment lire cet affrontement politico-économique ? Le numérique permet-il une définition plus fonctionnelle ou étroite des enjeux de souveraineté ?
Sarah Guillou : Historiquement, la sécurité de l’Etat a toujours été invoquée pour justifier de mesures protectionnistes. Souvenez-vous, les mesures d’embargo ou de quotas étaient déjà fortes dans les années 80 à l’encontre des produits japonais. Effectivement, la polarisation entre la Chine et les Etats-Unis est aujourd’hui exacerbée, mais elle est d’abord le résultat de la remise en cause de l’hégémonie économique américaine. Si la polarisation géopolitique est si vive, c’est d’abord parce que les Chinois ont pris des parts de marché manufacturières considérables dans l’économie mondiale. La Chine est devenue l’usine mondiale et le déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine n’a cessé d’augmenter ce qui justifie, du point de vue américain, des mesures de restriction extrêmement fortes.
« La polarisation entre la Chine et les Etats-Unis est aujourd’hui exacerbée, mais elle est d’abord le résultat de la perte de l’hégémonie américaine »
Bon, il ne faut pas être naïf non plus : il y a des raisons réelles d’avoir des soupçons sur l’intégrité des produits chinois comme ceux de Huawei, et ce d’autant que la politique est très présente dans l’économie chinoise. L’Etat chinois est très présent dans les capitaux comme dans les conseils d’administration des entreprises. Reste que la paranoïa à l’égard de la Chine est aussi très vendeuse électoralement.
Le numérique permet effectivement de segmenter encore plus finement le marché depuis des considérations géopolitiques. Alors qu’en vérité, bien souvent, le marché n’est pas très fragmenté, mais très concentré : sur le marché des puces par exemple, le coréen TMSC fournit quasiment la terre entière. La question à se poser consiste à se demander si ce n’est pas plutôt le politique qui cherche à segmenter plus avant le marché. L’Etat américain a beau mettre des restrictions, on constate que les fournisseurs américains tentent de les contourner, car le marché reste globalisé. Et l’économie numérique est encore plus mondiale que toute autre activité économique. En cela, le numérique met encore plus à l’épreuve les questions de souveraineté, notamment face à des entreprises qui ont des stratégies internationales et qui sont donc difficiles à gouverner.
Dans les algorithmes : La politique industrielle de la souveraineté consiste souvent à faire émerger des champions nationaux dans les domaines économiques ou techniques, comme le montrent les tentatives pour faire émerger un acteur européen pour assurer le Cloud souverain. Mais est-ce de champions dont nous avons besoin ou de trouver les modalités pour renforcer un écosystème, de soutenir un maillage d’entreprises denses, capables de se renforcer les uns les autres ?
Sarah Guillou : Nous avons besoin des deux. Pour regarder ce qu’on doit faire aujourd’hui, il nous faut regarder d’où l’on part. Où sont les forces de l’Europe. Que sait-elle faire ? Que ne sait-elle pas faire ? Construire des champions ne se décide pas au niveau de l’Etat. Les champions ne sont pas créés par la puissance publique. Il faut plusieurs dynamiques. Les champions industriels européens sont nés de dynamiques industrielles qui ont favorisé la concentration. Les champions numériques comme Apple, OpenAI ou Nvidia ont commencé petits. Certains, comme Intel, ont beaucoup bénéficié du soutien public, comme du secteur de la Défense. Mais créer des champions n’est pas si simple, il n’existe pas de guide à suivre. Ce qu’on sait et peut faire, c’est créer un écosystème favorable, favoriser un ensemble d’acteurs qui maîtrisent les technologies et des clients qui les utilisent. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, notre force repose sur un écosystème d’ingénieurs, de centres de recherche publics, d’écoles…
Dans les algorithmes : Oui, mais dans le domaine du Cloud souverain, on a de grandes entreprises, qui se sont alignées pour être en conformité avec les exigences réglementaires et techniques demandées… Et pourtant, on n’y arrive pas.
Sarah Guillou : Dans cette activité, il y a effectivement une prime aux premiers arrivés, qui a tendance à donner un avantage technologique à l’expérience. Microsoft, Google et Amazon ont des capacités d’infrastructures Cloud et de puissance de traitement qu’il est difficile de venir concurrencer. Quand une entreprise veut acheter un service Cloud, elle regarde ce qui est disponible et fait une analyse coût bénéfice qui la conduit souvent à choisir des services expérimentés… Le risque, pour elles, c’est de perdre en compétitivité si on n’utilise pas les meilleurs outils. Enfin, il y a le poids des routines et des captures techniques, qui font que passer d’un fournisseur à un autre est souvent compliqué. Reste que le problème de l’extraterritorialité du droit américain sur les données est très problématique pour les Européens. La réponse européenne consiste alors à multiplier les régulations… Elles ne suffisent pas pour autant. Si on respecte la réglementation française, on devrait avoir un fournisseur national pour héberger les données de santé. Les entreprises françaises ont effectivement obtenu les certifications SecNumCloud demandées par les autorités. Elles se plaignent que le marché public n’ait pas été aussi transparent qu’il aurait dû être, en ne précisant pas toutes les spécifications techniques attendues. Le problème relève peut-être plus du manque de maîtrise technique des administrations qui n’ont pas su établir les spécifications techniques nécessaires.
Privilégier des offres nationales ou européennes signifie aussi peut-être renoncer aux meilleures offres. C’est là un arbitrage politique qui pour l’instant n’est pas fait. Les acteurs publics pourraient renoncer à l’avantage du prix ou de la qualité pour privilégier les acteurs européens, mais il semble qu’il reste difficile de renoncer à une certaine qualité de service. Reste à savoir si l’acteur public a vraiment besoin de tout ce que sait faire Microsoft.
Dans les algorithmes : Surtout que ce choix empêche tous les acteurs de monter en compétence, que ce soit les acteurs publics sur la définition de leurs besoins comme des acteurs privés sur leurs réponses à ces besoins…
Sarah Guillou : Oui. Il ne faut pas oublier que la concurrence est d’abord stimulante. Mistral.ai est en concurrence avec OpenAI et cela booste son développement. L’enjeu est celui de trouver un équilibre dans les règles. On ne veut pas évincer les acteurs américains mais on souhaite qu’ils respectent le droit européen et celui-ci ne doit pas être trop restrictif pour ne pas nuire au développement des acteurs européens. La position du décideur public est difficile. L’Europe et le Royaume-Uni ont lancé des pré-investigations sur les relations entre OpenAI et Microsoft car on soupçonne Microsoft de créer des alliances pour évincer la concurrence, comme l’a fait Google dans la publicité ou Microsoft avec ses logiciels… La perspective à terme est peut-être de faire comme on l’a fait dans les télécommunications ou le rail, en cassant les monopoles en séparant l’exploitation de l’infrastructure du reste.
Enfin, pour renforcer la souveraineté, l’Etat doit faciliter la construction d’infrastructures et l’investissement… Pas seulement l’apport de capitaux d’ailleurs, mais également investir dans l’éducation pour ne pas manquer de développeurs comme de personnels qualifiés pour l’administration. La formation reste un socle politique de base de la souveraineté.
Dans les algorithmes : Dans votre livre, vous rappelez que la compétence d’archivage et de traitement était auparavant la compétence et la prérogative des Etats, via leurs administrations. Avec le numérique, elles en ont été dessaisies et ont confié ce stockage et ce traitement à des structures extérieures, ne conservant que les données. L’enjeu n’est-il pas alors, pour retrouver une souveraineté sur le stockage et le traitement, de trouver des formes de partenariat public/privé mieux structurées ?
Sarah Guillou : Le secteur public détient les données, mais plus les infrastructures. On est en droit d’attendre de nos administrations qu’elles gèrent le mieux possible les données dont elles disposent, qu’elles en assurent l’intégrité, mais également qu’elles les exploitent comme elle tente de le faire dans le Health Data Hub en les mettant à disposition d’acteurs pour développer des algorithmes pour rendre les données plus productive.
« C’est l’algorithmie qui donne de la valeur ajoutée aux données. »
Les données seules sont des papiers sans systèmes d’archivages. C’est l’algorithmie qui donne de la valeur ajoutée aux données. Et pour l’instant, même si les données sont hébergées par Microsoft, c’est encore l’Etat qui contrôle l’accès. On fustige toujours le côté fabrique de la norme de l’Union européenne, en disant, c’est tout ce qu’elle sait faire, à défaut de mettre de l’argent. Oui, la norme est contraignante, mais cette contrainte est d’abord un moyen de récupérer de la souveraineté. Réguler, définir des standards… ce n’est pas rien dans la construction de la souveraineté. Cela signifie que la politique de la concurrence européenne peut aider la politique industrielle européenne.
Propos recueillis par Hubert Guillaud
Sarah Guillou sera l’une des intervenantes de la conférence USI 2024 qui aura lieu lundi 26 juin à Paris et dont le thème est « la technologie dans l’exercice de la souveraineté » et pour laquelle Danslesalgorithmes.net est partenaire.