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J’avais parlé avec beaucoup d’enthousiasme de Comment ça matche, une sociologie de l’appariement, l’épais livre collectif dirigé par Melchior Simioni et Philippe Steiner paru en 2022 aux Presses de SciencesPo. Alors que ce livre collectif était plutôt un livre critique sur les limites de l’appariement, le court et plus accessible essai que les deux sociologues viennent de faire paraître – intitulé La société du matching – m’a paru comme un miroir inverse : une assez gênante défense de l’appariement, qui évoque trop rapidement les problèmes qu’il cause. En lisant La société du matching, on a l’impression que les deux chercheurs ont été trop éblouis par leur objet d’étude. Cette fascination les conduit à défendre l’appariement comme une nouvelle modalité d’organisation du social, qui en l’état, me semble poser plus de problèmes qu’elle ne promet de les résoudre.
« Le matching suppose une relation sociale symétrique », attaquent les auteurs. Rien ne me semble moins vrai. L’appariement tient bien plus de l’asymétrie que de la symétrie. D’un côté, les candidats sur Parcoursup sont des livres ouverts, de l’autre les modalités de sélection des formations sont des processus fermés, complexes et opaques. Si les différents éléments du matching sont plus similaires dans des applications de rencontre, les algorithmes de l’appariement, eux, ne sont en rien lisibles pour chacune des parties. La symétrie du matching tient d’une fable, celle d’un choix qui serait également partagé par les participants. Certes, il redessine les modalités de conception des politiques publiques, mais le matching me semble beaucoup tenir d’une « politique publique sans théorie », comme le dit très justement la chercheuse Marie Alauzen au micro de Xavier de la Porte, en parlant d’autres procédés de l’Etat plateforme.
Après être revenue sur la très intéressante histoire de l’appariement, Simioni et Steiner le distinguent du marché et de la planification, comme une modalité d’organisation du social. Contrairement à la planification, l’appariement permet une allocation des ressources plus distribuée que centralisée. Contrairement au marché, il permet de prendre en compte d’autres éléments que le seul prix. Mais l’appariement n’est pas un processus plus neutre que les deux autres logiques ou plus vertueux parce qu’il permettrait de mieux traiter les préférences appariées. C’est oublier que l’organisateur du marché d’appariement a bien un rôle essentiel. Quand le ministère propose Parcoursup et la manière dont il le déploie et le fait évoluer, il agit bien pour préserver son intérêt propre, notamment pour maximiser le placement des élèves sans avoir à ouvrir de nouvelles places dans le supérieur. Bien souvent, l’organisateur de la plateforme n’est pas seulement un opérateur de tri neutre, il organise le tri selon ses intérêts, comme le montre notre dossier sur le marketing numérique. L’efficacité des arènes d’appariement est située et bien souvent, contrairement à la logique du marché ou de la planification, sa motivation est plus opaque. Si l’on peut dire que la motivation du marché est le profit et que celle du planificateur est censée être le bien commun, celle de la plateforme d’appariement n’est pas claire pour ceux qui y participent – alors qu’elle reste d’abord et avant tout l’arène de celui qui la met en place à son profit.
Ces plateformes reposent d’abord sur une collecte massive de données permettant de raffiner le rapprochement et le scoring. L’opérateur d’appariement a donc un pouvoir tout puissant, alors que les individus appariés ont bien moins de maîtrise – et ils ont d’autant moins de maîtrise que le système ne leur permet pas d’agir de manière concertée, comme le soulignent très pertinemment les auteurs. L’appariement ôte aux collectifs leur cohésion, expliquent assez justement Simioni et Steiner. Les élèves sont individualisés par les plateformes. Ils ont bien « un intérêt commun – le fonctionnement juste et équitable de l’appariement –, mais ils ne disposent ni d’une interconnaissance ni d’une structure associative ou syndicale pour le faire valoir ». Pour le dire plus clairement : l’individualisation des traitements appariés empêche l’organisation politique des individus, limite leur « solidarité active ». Les élèves dans Parcoursup partagent une même expérience, isolément les uns des autres, comme les travailleurs des plateformes. « Leurs attentes propres les opposent potentiellement les uns aux autres », puisqu’ils sont en concurrence invisible les uns avec les autres. Très justement, ils soulignent qu’il est donc très difficile de s’opposer et de structurer une opposition aux plateformes d’appariement, contrairement aux marchés ou à la planification. La légitimité de l’arène d’appariement n’est pas seulement « fragile » (parcoursup en est un bon exemple), elle est profondément contestée sans qu’elle permette à ceux qui la subissent de faire valoir cette contestation, certainement parce que les individus dans un système d’appariement sont bien trop individualisés par le processus de calcul et de tri.
En exigeant une forme d’hypersingularité de chacun (chacun devant se démarquer de l’autre par ses données), les individus sont poussés à se distinguer, alors que les critères de choix sont profondément standardisés et opaques. Les logiques de scoring à l’œuvre poussent à se dépasser, alors que la bascule entre la sélection et l’exclusion repose d’abord et avant tout sur les ressources disponibles que sur l’appréciation des données de chacun. Dès que les ressources sont insuffisantes, l’appariement bascule dans une sélection excluante plus qu’incluante. Et les utilisateurs n’ont ni vision ni possibilités d’actions sur les ressources, à l’image d’Uber qui décide et pilote tous les critères et peu adapter les ressources non pas selon leur pénurie ou leur abondance, mais selon ses propres intérêts.
Ces défaillances n’empêchent pas les auteurs de défendre l’appariement comme une forme d’idéal de gouvernance algorithmique. Les plateformes seraient alors un modèle pour bâtir des politiques publiques puisqu’il permet à l’acteur public de rester au centre de l’organisation. Ainsi par exemple, elle serait l’arène idéale pour porter des politiques publiques environnementales. Elle permettrait de créer des alternatives aux politiques d’intervention par les prix ou par les quantités que permet le marché. Les deux chercheurs imaginent ainsi une plateforme qui permettrait d’obtenir des billets d’avions dans un contexte environnemental contraint. En fait, l’appariement permet effectivement très bien de faire disparaître les ressources et de démultiplier les critères d’attribution pour générer une forme d’équité autre que la loi du marché (qui permet au plus riche de continuer à s’acheter des vols). Mais ce qui n’est pas discuté dans l’exemple, ce sont les mécanismes de mise en place de l’équité et du niveau de ressources. L’appariement permet effectivement d’organiser la pénurie et de la traiter, mais laisse entier le double enjeu de qui décide de la pénurie et de l’évolutivité et de l’éthique des règles mises en place. Le risque est bien de renforcer un pouvoir opaque et de le rendre plus opaque encore. Simioni et Steiner s’en défendront certainement, reste qu’à ce jour aucune plateforme d’appariement n’est transparente et pilotée par les appariés (hormis quelques plateformes coopératives ou quelques procédures d’appariement dans le domaine de la santé). Le pire serait même de penser que le fait qu’il n’y ait pas de forces sociales capables d’opérer un contre-pouvoir dans les arènes d’appariement, serait un élément supplémentaire pour que les pouvoirs publics s’y intéressent plus activement.
Certes, Simioni et Steiner finissent par reconnaître que les arènes de l’appariement forment un « monde social très opaque ». Ils n’en proposent pas moins une nouvelle modalité de l’action publique, dont l’enjeu n’est pas tant de permettre aux administrés de faire entendre leurs préférences que de gérer des masses individuellement en fonction de ressources, selon des contraintes complexes que l’acteur public peut configurer à la volée et à discrétion. Au risque qu’elles ne garantissent ni leur optimalité, ni leur justice, ni leur vérité pour les calculés, mais qu’elles soient avant tout optimales pour le calculateur.
Ce que je constate de la société de l’appariement ne me donne pas envie de lui faire confiance. Pour advenir, si nous ne voulons pas sombrer dans une opacité de calcul du social rédhibitoire, nous devons exiger des opérateurs d’appariement une transparence et des garanties bien plus fortes que celles que nous avons à notre disposition et ce d’autant plus que la transparence totale qu’ils exigent de ceux qu’ils souhaitent apparier est certainement le pire moyen dont il dispose pour les tromper, pour optimiser un calcul à leur avantage. La société du matching est une modalité de calcul qui s’arroge un très grand pouvoir. Le risque de l’appariement, c’est de faire rentrer aux forceps la demande dans l’offre, en étant indifférent au contexte, c’est-à-dire en ne faisant plus rien pour adapter l’offre à la demande, c’est-à-dire finalement en étant capable de nier la force des politiques publiques pour mitiger l’inégalité des ressources comme de l’offre.
Enfin, cette défense de l’appariement sans condition, comme modalité d’organisation du sociale passe sous silence la surveillance qu’elle implique, la transparence qu’elle demande aux acteurs sans se l’appliquer à elle-même. La difficulté que je vois dans l’appariement pour ma part, c’est que c’est un mode de gouvernance pour les autres, qui n’implique aucune règle de gouvernance pour son opérateur.
L’avènement de la société du matching n’a pour l’instant rien de désirable. L’idée d’un avenir parcoursupisé ou tinderisé, qui en échange de notre plus grande transparence, ne nous promet rien d’autre que d’être lus et analysés par d’autres selon des modalités sur lesquelles nous n’avons aucun levier d’action ne me semble pas un horizon désirable. Sans augmenter nos capacités de levier et de pouvoir sur ces calculs faits par devers nous, la société du matching n’a aucun progrès démocratique à nous proposer.