Technologies de genre, technologies de pouvoir

Le regard féministe sur la technologie permet comme nul autre de la déconstruire. C’est ce que propose Laura Tripaldi dans Gender Tech : nous aider à dépasser la fausse neutralité de la science et de la technique. Les technologies sont des dispositifs de contrôle et des territoires de luttes, où l’objectivité scientifique permet d’occulter le récit idéologique.

Hubert Guillaud

pills

Après avoir signé un étonnant livre sur le bestiaire matériel, qui cherchait à montrer l’intelligence des matériaux qui nous entourent et que nous construisons (Parallel Minds, MIT Press, Urbanomic, 2022, non traduit, qui se prolonge d’une newsletter toujours riche), ou un manifeste de démonologie révolutionnaire, la chercheuse, artiste et journaliste italienne Laura Tripaldi consacre un court essai aux technologies de genre. 

Gender Tech, ce que la technologie fait au corps des femmes (Lux, 2024) est une réflexion particulièrement tonique sur le rôle de la technologie dans la connaissance. Depuis un point de vue radicalement féministe, Tripaldi questionne la fonction des outils technoscientifiques. Pour elle, ils ne sont pas des transmetteurs passifs, neutres, objectifs ou impartiaux, mais au contraire, ils participent à transformer et à construire la réalité qu’ils décrivent. Du spéculum gynécologique à la contraception hormonale, du test de grossesse à l’échographie, les outils dictent leurs vérités et exercent par là-même un contrôle et une domination sur les corps qu’ils révèlent. Leur contribution à l’émancipation des femmes est très ambivalente, rappelle la chercheuse. Le regard qu’ils projettent à l’intérieur des corps et la façon dont ces technologies transportent et traduisent l’expérience intime vers la sphère publique du savoir scientifique a d’abord des impacts politiques et normatifs. La technologie matérialise le genre, le construit, et avec lui construit des statuts identitaires comme sociaux. 

Avec l’exemple de la pilule et de ses effets secondaires, Tripaldi rappelle le caractère inévitable et totalitaire de la technologie qui minimise toujours ses effets et infantilise ses utilisatrices. La pilule n’a pas été qu’une technologie contraceptive de maîtrise de la fertilité, elle a aussi été un dispositif de régulation sociale et biologique des femmes. « Je ne peux m’empêcher de penser que la recherche d’une solution pharmacologique au « problème » de la féminité est peut-être une façon détournée de légitimer les structures sociales et politiques oppressives qui font qu’il est si difficile d’habiter le monde dans un corps de femme ». Une pilule n’est pas qu’un principe actif, souligne-t-elle : c’est aussi et d’abord un « dispositif imprégné de discours politiques et de significations culturelles ». La technologie est à la fois émancipatrice et oppressive, notamment quand son action va au-delà de sa promesse, comme c’est souvent le cas, notamment en agissant sur la nature même du corps, des émotions, de la personnalité, comme le fait la pilule. Celle-ci ne régule pas seulement la fertilité, elle a des conséquences médicales, psychologiques et politiques sur celles auxquelles elle est prescrite. Tripaldi dissèque longuement les lourds effets de la pilule, administrée longtemps sans grande conscience de ses effets qui n’ont de secondaires que le nom. « La valeur d’une technologie ne peut jamais être dissociée de la position, hégémonique ou subalterne, des corps sur lesquels elle agit »

« Avant de produire un savoir, la science produit des regards »

Le progrès technique est longtemps resté une promesse d’émancipation jusqu’à ce qu’on se rende compte que ce n’était pas nécessairement aussi évident, au contraire même. Le progrès social a bien plus tenu de réactions et de luttes contre le progrès technique le plus déshumanisant qu’il n’a été sa continuité naturelle. En revenant à la source, Tripaldi montre que l’inventeur de la pilule, l’endocrinologue Gregory Pincus n’avait pas beaucoup de scrupules éthiques. Son collègue, le gynécologue John Rock, catholique convaincu, voyait dans le dispositif un moyen pour discipliner les corps. Les effets psychologiques de la pilule sont pourtant démontrés dès les premiers tests réalisés sans le consentement des patientes, et dès les années 60, les risques de thrombose et de cancers sont documentés. « Dans l’histoire de la médecine, la pilule est le premier médicament conçu pour être administré de façon régulière à des personnes en parfaite santé ». Et les risques liés à sa prise sont longtemps minimisés sous les controverses scientifiques et du fait de l’absence d’autres technologies de contraception, notamment les technologies de contraceptions masculines, qui sont restées bien peu investiguées. Pour Tripaldi, ces conséquences montrent qu’on ne peut s’émanciper en utilisant ces technologies. Comme le disait Audrey Lorde, « les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître ». Les hormones elles-mêmes sont des « objets-frontières » qui « évoluent sur l’interface entre biologie et société », à la manière dont les principes actifs de la pilule agissent sur la sexualité, le rapport aux autres, les émotions, l’identité même de celles qui y ont recours. La corrélation entre la prise de la pilule et la dépression par exemple, soulignent que ce que la pilule produit va bien au-delà de ce sur quoi elle est censée agir, puisqu’elle bouleverse jusqu’à l’identité même de celles qui la prennent. Comme le dit le philosophe Paul B. Preciado, derrière les flux technologiques hormonaux, ce que l’on s’injecte, c’est « une chaîne de signifiants politiques ». Pour Tripaldi, les technologies produisent des discours, construisent des vérités, assemblent de nouvelles formes de nature. Depuis la généalogie problématique de la pilule, nous avons bien à faire à un dispositif de contrôle politique, qui, « derrière le masque de l’émancipation, n’a fait qu’intensifier et renforcer la discipline »

« Avant de produire un savoir, la science produit des regards ». L’objectivité est toujours circonstanciée, conditionnelle, rappelle Laura Tripaldi. Pour elle, nous devons « redéfinir les conditions dans lesquelles l’objectivité prend forme », en interrogeant plus avant le rôle central des interfaces technologiques dans la construction même de la science. 

En observant comment a été construit le test de grossesse, Tripaldi interroge le rôle actif de médiation de la technologie dans la construction du savoir. Les technologies, parce qu’elles sont les espaces mêmes où se construisent l’objectivité du savoir, sont à la fois des dispositifs de contrôle et des territoires de luttes. Et c’est le contrôle des moyens de production du savoir qui permettent à celui-ci de reproduire sa domination. Même constat pour le développement de l’échographie, qui produit la représentation du corps du foetus séparé de celui de la femme qui le produit. Pour Tripaldi, les technologies orientent nos regards, le construisent, construisent nos représentations. Les célèbres images de fœtus du photographe suédois Lennart Nilsson ont participé à transformer le fœtus en sujet politique, vivant, alors que ces célèbres images sont celles de cadavres, dissociés de leur contexte matériel, à savoir le corps de leur mère sans lequel ils ne peuvent vivre. L’échographie a donné naissance à la politisation du fœtus, privant les femmes de leur autonomie, rendant leurs corps, à elles, invisibles. En permettant de documenter un espace inconnu, l’échographie a permis de nouvelles dominations : d’abord et avant tout l’extension d’un regard et d’un jugement moral conservateur sur le corps des femmes. D’outils pour réduire le risque, l’échographie est devenu un moyen pour élargir le contrôle sur tous les aspects de la vie quotidienne de la femme enceinte. En devenant symbole, le fœtus est devenu bien plus politique que médical. « La représentation technologique d’un corps n’est jamais un processus neutre »

Interroger la façon dont nous construisons les instruments qui vont produire la réalité

Le « masque de l’objectivité scientifique occulte le récit idéologique ». La réalité est toujours subjective et dépendante de l’observateur et de la manière dont le regard est dirigé sur ce et ceux qu’il observe. Le risque, estime Tripaldi, c’est que l’oppression politique ne s’impose pas seulement au niveau de la morale, mais la déborde, pour s’inscrire désormais au niveau de la réalité, ou plutôt au niveau dont on représente la réalité, c’est-à-dire au niveau dont sont construits nos instruments. 

Cette compréhension nouvelle nous invite donc à interroger la façon même dont nous construisons les instruments qui produisent la réalité. A l’heure des données et des calculs par exemple, on voit bien qu’elles produisent des réalités très imparfaites, mais qui sont acceptées comme telles d’abord par ceux qui les produisent et ce d’autant qu’elles leur profitent, et qu’elles s’imposent aux autres, quelles que soient leurs limites ou défaillances. 

Pour défaire ces récits, il faut les montrer tels qu’ils sont, c’est-à-dire des récits, explique Tripaldi. Des idéologies recouvertes de sciences. C’est très justement ce qu’explique le féminisme des données, en nous invitant à nous défaire des artefacts que nous construisons pour produire la science elle-même. C’est tout l’enjeu du discours anticolonial, qui montre également la relation profonde entre science et domination. Plus encore que des savoirs, la science sert à construire des regards, des représentations, des discours, qu’il faut savoir raconter, expliquer, situer.

Comme le fait Jeanne Guien dans son livre, Une histoire des produits menstruels (Divergences, 2023), Tripaldi termine le sien en montrant toutes les limites des applications de suivi du cycle menstruel. Pour Tripaldi, le corps devient une composante de la technologie, un périphérique, permettant de renforcer les règles normatives et politiques. C’est la technologie qui a recours à la biologie pour fonctionner, c’est elle qui nous envahit. Pour la chercheuse, nous devrions pourtant trouver des espaces pour échapper à la technologie et à la science, des moyens pour échapper à l’extension du contrôle, pour nous protéger du regard tout puissant de la tech. La science et la technologie sont d’abord des outils de puissance au service du contrôle, rappelle-t-elle, très concrètement. A mesure qu’ils s’étendent et nous gouvernent, le risque est qu’ils nous laissent sans leviers pour y résister. Les technologies ne peuvent être des vecteurs d’émancipations seulement si elles sont conçues comme des espaces ouverts et partagés, permettant de se composer et de se recomposer, plutôt que d’être assignés et normalisés. Les technologies devraient nous permettre de devenir ambigus plutôt que d’être parfaitement univoques. Elles devraient nous permettre de fuir le regard moral qui les constitue sous prétexte de science… comme d’échapper aux données qui tentent de nous définir, sans jamais y parvenir vraiment. 

Couverture du livre de Laura Tripaldi, Gender Tech.