Notre façon de mesurer le mérite est problématique. Dans son petit livre éponyme (Mérite, Anamosa, 2021), la sociologue Annabelle Allouch rappelait que celui-ci est d’abord un mode de justification de l’ordre social et des inégalités, dénonçant sa transformation en métrique qui masquent leurs biais sous leur fausse objectivité. Elle y invitait déjà à repolitiser le mérite. Dans Le talent est une fiction (JC Lattès, 2023), la neuroscientifiique Samah Karaki dénonçait à son tour la fiction du talent : “Croire que notre mérite découle de nos talents et de notre travail personnel encourage l’égoïsme, la discrimination et l’indifférence face au sort des autres”, écrivait-elle. Le philosophe Michael Sandel dans La tyrannie du mérite (Albin Michel, 2021) invitait également à le défaire notamment parce qu’il nous rend aveugle « aux causes et influences sociales qui échappent pourtant au contrôle individuel ».
Le mérite n’est pas unique. Or, la façon dont nous le promouvons, l’instrumentons tend à saper la diversité des talents dont nous avons besoin. Ces auteurs soulignent tous que la façon dont nous concevons et instrumentons le mérite ne fonctionne pas.
C’est également le constat que dresse le journaliste américain David Brooks dans un passionnant article fleuve pour The Atlantic : la méritocratie ne fonctionne plus, observe avec dépit le journaliste américain, en proposant des pistes particulièrement stimulantes pour la réinventer.
La méritocratie, un idéal déçu
Dans son article, Brooks rappelle que jusque dans les années 50, l’idéal méritocratique était d’abord un idéal bourgeois qui s’appuyait sur la seule reproduction sociale des élites entre elles. C’était l’âge des privilèges sociaux, où les élèves des grandes universités élitaires n’étaient pas les meilleurs élèves du pays, mais les descendants des élites en place. C’est dans le recrutement universitaire que les choses ont bougé, notamment par l’influence de James Conant, président de Harvard de 1933 à 1953, qui a dénoncé cette « aristocratie héréditaire » et son « féodalisme industriel ». Conant a fait bouger les critères d’admission pour privilégier l’intelligence, révélée par la réussite scolaire. C’est lui qui va introduire des tests d’admission à Harvard qui vont devenir le SAT, cet examen standardisé utilisé par toutes les universités américaines. « En modifiant ainsi les critères d’admission, il espérait réaliser le rêve de Thomas Jefferson d’une aristocratie naturelle des talents, en sélectionnant les personnes les plus intelligentes de toutes les couches de la société. Conant voulait créer une nation avec plus de mobilité sociale et moins de conflits de classes ». Il incarnait une époque où les gens avaient une foi inébranlable dans les projets d’ingénierie sociale et la planification centralisée.
La société s’est très vite adaptée à cette « maximisation » du talent. L’école et l’université sont devenues des systèmes de tri, censés produire une classe dirigeante variée et diverse. « L’ère de l’homme bien élevé était révolue. L’ère de l’élite cognitive était arrivée. » L’effet a été transformateur, souligne Brooks. La société a changé. Les parents ont essayé de produire le type d’enfants qui pourraient entrer dans les universités sélectives, certains y arrivant tout de même mieux que d’autres, notamment ceux dotés eux-mêmes de diplômes, pratiquant une « culture concertée » comme l’explique la sociologue Annette Lareau dans son livre, Unequal Childhoods, c’est-à-dire en apportant à leurs enfants les activités qui sont valorisées par la sélection. Toute l’éducation s’est adaptée à cette évolution. Dans les écoles primaires et secondaires, les temps consacrés à la récréation, aux arts plastiques ou au bricolage ont été réduits…
Le problème, c’est que la maximisation de l’intelligence a eu des effets de bords. L’évaluation permanente conduit à orienter les élèves de plus en plus tôt. Alors que les élèves méritants sont canalisés vers les bonnes écoles, les autres, dès 9 ou 10 ans, savent déjà que l’école ne veut pas d’eux.
La structure des opportunités aux Etats-Unis a également évolué en regard. Il est devenu de plus en plus difficile d’obtenir un bon emploi si vous n’avez pas un diplôme universitaire, en particulier un diplôme d’une université d’élite. « Lorsque j’ai commencé dans le journalisme, dans les années 1980, des journalistes âgés de la classe ouvrière parcouraient encore les salles de rédaction. Aujourd’hui, le journalisme est une profession réservée presque exclusivement aux diplômés de l’université, en particulier de l’élite. Une étude de 2018 a révélé que plus de 50 % des rédacteurs du New York Times et du Wall Street Journal avaient fréquenté l’une des 34 universités ou collèges les plus prestigieux du pays. Une étude plus vaste, publiée dans Nature cette année, a examiné les meilleurs éléments de diverses professions – avocats, artistes, scientifiques, chefs d’entreprise et dirigeants politiques – et a constaté le même phénomène : 54 % avaient fréquenté les mêmes 34 institutions d’élite. » Les entreprises d’élites de la finance, du conseil ou du droit sont également obsédées par le recrutement de prestige, explique la sociologue Lauren Rivera, qui montre que passé une poignée d’écoles d’élites, elles, ne regardent plus les candidatures provenant d’ailleurs.
Cette réforme méritocratique aurait dû conduire à un âge d’or à une société plus juste. Et c’est ce qui s’est en partie passé. La classe dirigeante américaine est devenue plus diversifiée et plus intelligente. « Mais nous n’avons pas produit une relation plus saine entre notre société et ses élites ». Nombre de diplômés de ces écoles ont mis leur talent au service d’un emploi bien rémunéré. Certes, cette élite a produit le New Deal, la paix et la prospérité américaine, mais elle a aussi produit les bourbiers militaires, la crise financière, l’essor des réseaux sociaux toxiques et notre actuel dysfonctionnement politique, estime Brooks. « Aujourd’hui, 59 % des Américains pensent que le pays est en déclin, 69 % pensent que l’élite politique et économique ne se soucie pas des travailleurs, 63 % pensent que les experts ne comprennent pas leur vie et 66 % pensent que l’Amérique a besoin d’un dirigeant fort pour reprendre le pays aux riches et aux puissants », estime une enquête Ipsos sur le populisme. En bref, sous la direction de notre classe méritocratique actuelle, la confiance dans les institutions a chuté au point que « une grande masse d’électeurs a fait un gros doigt d’honneur aux élites en votant pour Donald Trump ».
Les 6 péchés capitaux de la méritocratie
Brooks confesse qu’il a passé une grande partie de sa vie à fréquenter cette élite et à enseigner dans ces universités d’élites. « Ce sont des institutions impressionnantes remplies de personnes impressionnantes », mais qui restent coincées dans le système que Conant a mis en place avant les années 50. Nous sommes prisonniers de ce système de tri. « Les étudiants ne peuvent pas se concentrer sur les matières académiques qui les passionnent, car les dieux de la moyenne générale exigent qu’ils aient toujours des A partout ». Le piège sélectif s’est refermé sur chacun.
Pour David Brooks, la méritocratie est coincée dans ses 6 péchés capitaux qui en pointent les contradictions insolubles :
1. Le système surestime l’intelligence et ses indicateurs spécifiques, qu’ils aient la forme de tests standardisés ou de tests de QI. « Le QI – malgré toutes ses déficiences – est devenu la mesure non pas de ce que vous faites, mais de qui vous êtes », explique l’historien Nathaniel Comfort. Certes, l’intelligence est importante, mais elle ne fait pas tout. Une étude sur les jeunes mathématiciens précoces, à 12 ou 13 ans, montre que leurs résultats sont corrélés à une plus forte probabilité d’obtenir des doctorats ou de déposer des brevets. Cependant, l’intelligence est moins signifiante qu’on le pense. A partir des années 1920, le psychologue Lewis Terman – qui est l’un des inventeurs du test de QI – et ses collègues de Stanford ont suivi environ 1500 enfants à QI élevé tout au long de leur vie. Le groupe a obtenu 97 doctorats, 55 doctorats en médecine et 92 diplômes en droit… Mais aucun génie n’est sorti du groupe. Ces jeunes gens brillants ont occupé des emplois parfaitement respectables en tant que médecins, avocats et professeurs, mais il n’y a pas eu de figures transformatrices, pas de changeurs de monde ou de lauréats du prix Nobel. Les jeunes prodiges ne sont pas devenus des adultes prodiges. Comme l’a conclu le journaliste scientifique Joel Shurkin, qui a écrit un livre sur l’étude Terman, le QI ne mesure pas la créativité. En 2019, les chercheurs de l’université Vanderbilt ont étudié 677 personnes dont les scores SAT à 13 ans les situaient dans le top des 1%. 12% de ces adolescents ont atteint une « éminence » (c’est-à-dire le fait d’atteindre le sommet dans son domaine, comme de devenir professeur dans une grande université, PDG d’une entreprise Fortune 500, juge, écrivain primé…) dans leur carrière à 50 ans. C’est un pourcentage important, mais cela signifie que 88% d’entre eux n’ont pas atteint ce niveau de réussite. Faire passer un test standardisé à quelqu’un permet d’apprendre quelque chose d’important sur lui, mais ne permet pas de faire une prédiction sur le fait qu’il contribuera utilement à la société.
« L’intelligence n’est pas la même chose que l’efficacité », rappelle Brooks. Le psychologue cognitif Keith E. Stanovich a inventé le terme de dysrationalité pour décrire le phénomène qui conduit des personnes intelligentes à prendre des décisions stupides ou irrationnelles. « Être intelligent ne signifie pas que vous êtes prêt à essayer des points de vue alternatifs, ou que vous êtes à l’aise avec l’incertitude, ou que vous pouvez reconnaître vos propres erreurs. Cela ne signifie pas que vous avez une vision claire de vos propres préjugés. En fait, les personnes à haut QI sont peut-être meilleures que les autres pour se convaincre que leurs propres opinions erronées sont vraies », cingle Brooks.
2. La réussite scolaire n’est pas la même chose que la réussite dans la vie… notamment parce que l’école n’est pas vie. « La réussite scolaire consiste à franchir les obstacles que les adultes mettent devant vous quand la réussite dans la vie implique surtout de tracer sa propre voie ». À l’école, une grande partie de la réussite est individuelle. Dans la vie, les réussites sont souvent bien plus collectives et nécessitent de savoir travailler à plusieurs, ce que les tests évaluent assez mal. « Les notes révèlent qui est persévérant, autodiscipliné et docile, mais elles ne révèlent pas grand-chose sur l’intelligence émotionnelle, les compétences relationnelles, la passion, la capacité de leadership, la créativité ou le courage ». Le mérite est non sequitur. Les étudiants sont classés dans un domaine, puis on les place dans des domaines qui ont peu à voir avec ce pour quoi ils ont été entraînés. Pour le psychologue Adam Grant, « l’excellence académique n’est pas un bon indicateur de l’excellence professionnelle. Dans tous les secteurs, les recherches montrent que la corrélation entre les notes et les performances professionnelles est modeste la première année après l’université et insignifiante au bout de quelques années », expliquait-il dans une tribune pour le New York Times. Dans une étude portant sur 28 000 jeunes étudiants, ceux qui fréquentaient des universités de rang supérieur n’ont obtenu des résultats professionnels dans le conseil que très légèrement supérieurs à ceux qui fréquentaient des universités de rang inférieur. Pire, les étudiants des universités et collèges les mieux classés, étaient plus susceptibles de ne pas accorder suffisamment d’attention aux relations interpersonnelles et, dans certains cas, d’être « moins amicaux », « plus enclins aux conflits » et « moins susceptibles de s’identifier à leur équipe ». Enfin, souligne Brooks, à l’ère de l’IA, qui est déjà capable de rédiger des articles permettant d’obtenir un A à Harvard, ces étudiants ont désormais des talents qui pourraient bientôt se révéler obsolètes.
3. La méritocratie est truquée. Elle ne trie pas les gens selon leurs capacités innées, mais prend en compte la richesse de leurs parents, notamment parce que les parents aisés investissent très massivement dans l’éducation de leurs enfants pour qu’ils puissent gagner la course aux admissions. Selon le professeur de droit Daniel Markovits, auteur de The Meritocracy Trap, les familles plus riches consacrent énormément d’argent à l’éducation de leurs enfants. Les étudiants issus de familles appartenant au 1% des plus riches, ont 77 fois plus de chances de fréquenter une université d’élite que les étudiants de familles gagnant 30 000 dollars par an. Un enfant de 3 ans qui grandit avec des parents gagnant plus de 100 000 dollars par an a environ deux fois plus de chances d’aller à l’école maternelle qu’un enfant de 3 ans dont les parents gagnent moins de 60 000 dollars. Et ces écarts se sont creusés de 40 à 50% au cours des dernières décennies. Selon les données des résultats d’admissions les plus récents, au moment où les étudiants postulent à l’université, les enfants de familles gagnant plus de 118 000 dollars par an obtiennent 171 points de plus au SAT que les étudiants de familles gagnant entre 72 000 et 90 000 dollars par an, et 265 points de plus que les enfants de familles gagnant moins de 56 000 dollars. Comme l’a noté Markovits, l’écart académique entre les riches et les pauvres est plus grand que l’écart académique entre les étudiants blancs et noirs dans les derniers jours des lois instituant la ségrégation raciale américaine. Conant imaginait un monde où les universités ne seraient pas seulement pour les enfants des riches, rappelle Brooks. Ce n’est plus le cas. Les écoles d’élites se sont refermées sur les enfants riches. En 1985, selon l’écrivain William Deresiewicz, 46 % des étudiants des 250 universités les plus sélectives venaient du quart supérieur de la distribution des revenus. En 2000, ce chiffre était de 55 %. En 2006, il était de 67 %.
La méritocratie intellectuelle a « rétabli l’ancienne hiérarchie fondée sur la richesse et le statut social ». « Mais les nouvelles élites ont une plus grande arrogance, car elles croient que leur statut a été gagné par le travail acharné et le talent plutôt que par la naissance ». Elles ont le sentiment qu’elles méritent leur succès, qu’elles ont obtenu le droit d’en tirer les fruits. Le talent n’est pas aussi inné qu’on l’a longtemps pensé. Le talent comme l’effort, comme l’a observé le professeur de droit Joseph Fishkin n’est pas isolé des circonstances de naissances.
4. La méritocratie a créé un système de castes. « Après des décennies de ségrégation cognitive, un gouffre sépare les personnes instruites des moins instruites ». « Le diplômé du secondaire moyen gagnera environ 1 million de dollars de moins au cours de sa vie que le diplômé moyen d’un cursus universitaire de quatre ans. La personne moyenne sans diplôme universitaire de quatre ans vit environ huit ans de moins que le diplômé moyen d’un cursus universitaire de quatre ans. Trente-cinq pour cent des diplômés du secondaire sont obèses, contre 27 pour cent des diplômés d’un cursus universitaire de quatre ans. Les diplômés du secondaire ont beaucoup moins de chances de se marier, et les femmes diplômées du secondaire ont environ deux fois plus de chances de divorcer dans les dix ans suivant leur mariage que les femmes diplômées de l’université. Près de 60 pour cent des naissances chez les femmes diplômées du secondaire ou moins surviennent hors mariage, ce qui est environ cinq fois plus élevé que le taux des femmes titulaires d’au moins une licence. Le taux de mortalité par opioïdes chez les personnes titulaires d’un diplôme du secondaire est environ dix fois plus élevé que chez celles titulaires d’au moins une licence. » Les écarts sociaux sont plus forts que jamais. « Selon une étude de l’American Enterprise Institute, près d’un quart des personnes ayant un diplôme d’études secondaires ou moins déclarent ne pas avoir d’amis proches, alors que seulement 10 % de celles ayant un diplôme universitaire ou plus le disent. Ceux dont l’éducation ne s’étend pas au-delà du lycée passent moins de temps dans les espaces publics, moins de temps dans les groupes de loisirs et les ligues sportives. Ils sont moins susceptibles d’accueillir des amis et de la famille chez eux. » Pire, souligne Brooks, les avantages d’une éducation supérieure d’élite se multiplient au fil des générations. « Des parents aisés et bien éduqués se marient entre eux et confèrent leurs avantages à leurs enfants, qui vont ensuite dans des universités prestigieuses et épousent des personnes comme eux. Comme dans toutes les sociétés de castes, la ségrégation profite aux ségrégateurs. Et comme dans toutes les sociétés de castes, les inégalités impliquent des inégalités non seulement de richesse mais aussi de statut et de respect. » La méritocratie dans son ensemble est un système de ségrégation. Et cette ségrégation par l’éducation a tendance à se superposer à la ségrégation par la race et à y contribuer, un problème qui ne fait que s’aggraver depuis la disparition de la discrimination positive en 2023. Les Noirs constituent environ 14 % de la population américaine, mais seulement 9 % de la classe de première année actuelle de Princeton. En 2024, le MIT a constaté que le nombre de Noirs dans sa classe de première année est passé de 15 % à 5 %.
Depuis environ 50 ans, l’élite cognitive s’est retirée de l’engagement avec le reste de la société américaine. Depuis 1974 environ, comme l’a noté la sociologue de Harvard Theda Skocpol, les Américains diplômés de l’enseignement supérieur ont quitté les organisations sociales où ils côtoyaient les personnes des classes sociales peu éduquées pour rejoindre des organisations où ils se côtoient seulement entre eux. Les classes sociales se sont contractées et se sont refermées sur elles-mêmes, comme l’explique le journaliste David Goodhart dans son livre La tête, la main et le cœur qui dénonce la toute puissance d’une classe cognitive, avec des conséquences sociales délétères : une désillusion massive parmi la jeunesse diplômée et une frustration chez celle qui ne l’est pas.
5. La méritocratie a endommagé la psyché de l’élite américaine. « La méritocratie est un gigantesque système de récompenses extrinsèques. Ses gardiens – les éducateurs, les recruteurs d’entreprise et les superviseurs sur le lieu de travail – imposent une série d’évaluations et d’obstacles aux jeunes. Les étudiants sont formés pour être de bons franchisseurs d’obstacles ». Nous couvrons d’approbation ou de désapprobation ceux qui franchissent ou pas les obstacles des admissions. Ceux qui ne réussissent pas à franchir les critères sociaux que nous avons mis en place s’effondrent. Certains jeunes sont submergés par la pression qui s’impose à eux. D’autres apprennent à trouver les astuces pour franchir les obstacles. « Les personnes élevées dans ce système de tri ont tendance à devenir réticentes au risque, consumées par la peur qu’un seul échec les fasse chuter définitivement ». La réussite professionnelle est devenue le seul critère du jeu.
6. Mais surtout, explique Brooks, cette « méritocratie a provoqué une réaction populiste qui déchire et fracture la société ». Le psychologue Robert Rosenthal et la directrice d’école Leonore Jacobson ont étudié dans les années 60 « l’effet Pygmalion » montrant que les enseignants se comportent différemment envers les élèves qu’ils considèrent comme intelligents. Des années de recherche ont montré qu’ils sourient et hochent la tête plus souvent à ces enfants, leur offrent plus de commentaires, leur accordent plus de temps pour poser des questions… Les autres par contre, eux, se rendent vite compte que ce système n’est pas pour eux. « Beaucoup de personnes qui ont perdu la course au mérite ont développé un mépris pour l’ensemble du système et pour les personnes qu’il élève. Cela a remodelé la politique nationale. Aujourd’hui, la fracture politique la plus importante se situe au niveau de l’éducation : les personnes moins instruites votent républicain, et les personnes plus instruites votent démocrate ». En 1960, John F. Kennedy a perdu le vote des diplômés universitaires blancs par deux contre un et est arrivé à la Maison Blanche grâce à la classe ouvrière. En 2020, Joe Biden a perdu le vote de la classe ouvrière blanche par deux contre un et est arrivé à la Maison Blanche grâce aux diplômés de l’enseignement supérieur. Le problème, c’est que des dirigeants populistes exploitent et rallient désormais les moins instruits et les déclassés, à l’image de Trump. « Ces dirigeants comprennent que la classe ouvrière en veut plus à la classe professionnelle qui sait tout et qui a de beaux diplômes qu’aux magnats de l’immobilier milliardaires ou aux riches entrepreneurs. Les dirigeants populistes du monde entier se livrent à des exagérations grossières, à des généralisations grossières et à des mensonges éhontés, tous destinés à dire à la classe instruite, en substance : « Allez vous faire foutre ! » »
« Lorsque le niveau de revenu est la division la plus importante d’une société, la politique est une lutte pour savoir comment redistribuer l’argent. Lorsque la société est davantage divisée par l’éducation, la politique devient une guerre de valeurs et de culture ». « Dans un pays après l’autre, les gens diffèrent en fonction de leur niveau d’éducation sur l’immigration, les questions de genre, le rôle de la religion sur la place publique, la souveraineté nationale, la diversité et la confiance que l’on peut accorder aux experts pour recommander un vaccin. »
« Alors que les électeurs de la classe ouvrière se sont déplacés vers la droite, le progressisme est devenu un signal élitaire ». En 2023, 65 % des étudiants de dernière année de Harvard, l’école la plus riche du monde, se sont identifiés comme progressistes ou très progressistes.
« James Conant rêvait de construire un monde de mélange de classes et de courtoisie sociale ; nous nous sommes retrouvés avec un monde de lignes de castes rigides et de guerre culturelle et politique à tous les étages. Conant rêvait d’une nation dirigée par des dirigeants brillants. Nous nous sommes retrouvés avec le président Trump. »
Comment changer la méritocratie ?
Régulièrement, des gens de gauche proposent de démanteler la méritocratie actuelle, de se débarrasser des admissions sélectives, proposent que les écoles aient toutes les mêmes ressources… Mais pour Brooks, c’est peut-être oublier que toutes les sociétés humaines ont été hiérarchisées, même la Russie soviétique et la Chine maoïste. « Ce qui détermine la santé d’une société n’est pas l’existence d’une élite, mais l’efficacité de l’élite, et le fait que les relations entre les élites et tous les autres soient mutuellement respectueuses. »
« Nous devons toujours trouver et former les personnes les mieux équipées pour devenir des physiciens nucléaires et des chercheurs en médecine. Si la méritocratie américaine ne parvient pas à identifier les plus grands jeunes génies et à les former dans des universités comme Caltech et MIT, la Chine – dont la méritocratie utilise depuis des milliers d’années des tests standardisés pour sélectionner les plus brillants – pourrait nous dépasser dans la fabrication de puces électroniques, l’intelligence artificielle et la technologie militaire, entre autres domaines. Et malgré tous les défauts du système éducatif américain, nos universités d’élite font de la recherche pionnière, génèrent des avancées considérables dans des domaines tels que la biotechnologie, propulsent des étudiants brillants dans le monde et stimulent une grande partie de l’économie américaine. Nos meilleures universités continuent de faire l’envie du monde. »
« Le défi n’est pas de mettre fin à la méritocratie », estime Brooks, « mais de l’humaniser et de l’améliorer ». Un certain nombre d’événements récents rendent cette tâche encore plus urgente – tout en rendant peut-être le moment politiquement propice à une vaste réforme (ou à son délitement dans une idiocratie qui pourrait être le point terminal de la méritocratie, pourrait-on ajouter, dans une perspective plus pessimiste).
Tout d’abord, la fin de la discrimination positive par la Cour suprême a limité la capacité des universités à accueillir des étudiants issus de milieux moins favorisés, estime Brooks. Désormais, pour intégrer des enfants de milieux sous-représentés, elles devront trouver de nouveaux moyens d’y parvenir. Deuxièmement, la concurrence intellectuelle de l’IA nécessite de trouver la manière pour détecter et former les personnes créatives, capables de faire ce que l’IA ne sait pas faire. Enfin, les universités sont confrontées à une crise de valeur lié au conflit Israélo-Palestinien que les Républicains instrumentisent pour intensifier leur guerre contre l’enseignement supérieur. Pour Brooks, cela invite les universités à reposer leurs principes et leurs valeurs. Enfin, le déclin démographique oblige les universités à réformer et réinventer leurs modalités d’inscriptions pour ne pas devenir exsangues.
Mais la première étape consiste à changer la définition du mérite. Nous devons trouver les moyens d’élargir la définition de Conant. Et Brooks de proposer de commencer par pointer les limites de la définition. « Lui et ses pairs travaillaient à une époque où les gens étaient optimistes quant à la possibilité de résoudre les problèmes sociaux grâce à l’application rationnelle des connaissances dans des domaines tels que les statistiques, l’économie, la psychologie, la théorie de la gestion et l’ingénierie. Ils admiraient les techniciens qui valorisaient la quantification, l’objectivation, l’optimisation et l’efficacité. Ils avaient une grande foi dans la puissance cérébrale brute et ont naturellement adopté une vision rationaliste de l’être humain : la raison est distincte des émotions. » Le problème, c’est que l’ingénierie sociale et ses planifications rationalistes, des grands ensembles sociaux à la planification économique, ont échoué. « Et ils ont échoué pour la même raison : les rationalistes partaient du principe que tout ce qui ne peut être compté et mesuré n’a pas d’importance. Ce n’est pas le cas. Les plans rationalistes échouent parce que la vie est trop complexe pour leurs méthodes de quantification. »
Dans L’Oeil de l’Etat, l’anthropologue James C. Scott raconte l’industrialisation de la forêt allemande et son échec. En cherchant à éliminer le désordre organique de la forêt, le cycle nutritif des arbres s’est déréglé. « En se concentrant uniquement sur les parties de la forêt qui semblaient essentielles à leurs usages, les planificateurs n’ont pas réussi à voir la forêt dans sa globalité. En essayant de standardiser et de contrôler le processus de croissance, les planificateurs ont en fait assassiné les arbres. »
« La méritocratie moderne méconnaît les êtres humains de la même manière que les rationalistes allemands méconnaissaient les arbres ». Pour rendre les gens lisibles par le système de tri, les chercheurs établissent une distinction entre ce qu’ils appellent les compétences « cognitives » et « non cognitives » (on dirait plutôt entre compétences académiques, mesurées par les résultats scolaires et les autres, NDT). Les compétences cognitives sont les compétences « dures » qui peuvent être facilement mesurées, comme le QI et les résultats à un test d’algèbre. Les compétences non cognitives sont des choses plus floues et plus difficiles à quantifier, comme la flexibilité émotionnelle, le courage, l’agilité sociale et les qualités morales (et ce sont aussi des compétences cognitives, rappelle bien sûr Brooks). « Ce que cette méthode de catégorisation révèle, c’est à quel point les rationalistes se soucient peu des capacités qui vont au-delà du QI ». La méritocratie moderne traite ce qui ne relève pas du QI ou de ses substituts, comme les résultats scolaires, comme négligeables, alors que ces autres compétences sont certainement plus essentielles qu’on ne le pense. « Avoir un processeur mental rapide est une bonne chose, mais d’autres traits peuvent jouer un rôle plus important pour déterminer votre contribution à la société : Faites-vous des efforts ? Pouvez-vous établir des relations ? Êtes-vous curieux ? Êtes-vous digne de confiance ? Comment réagissez-vous sous pression ? » En ne regardant que les résultats scolaires, la méritocratie actuelle semble favoriser certaines formes de personnalités sur d’autres, à savoir des personnalités plus égocentriques, plus manipulatrices, plus imbues d’elles-mêmes.
Pourtant, les caractéristiques non cognitives sont manifestes. L’économiste Raj Chetty et ses collègues ont tenté de comprendre ce qui caractérise les bons enseignants par exemple. Ce qui les distingue, c’est qu’ils semblent transmettre plus efficacement des compétences générales, comme s’entendre avec les autres, rester concentré. « Les chercheurs ont découvert que ces compétences générales, lorsqu’elles sont mesurées vers 9-10 ans, sont 2,4 fois plus importantes que les résultats en mathématiques et en lecture pour prédire le revenu futur d’un élève ». L’expert en leadership organisationnel Mark Murphy a découvert quelque chose de similaire lorsqu’il a étudié les raisons pour lesquelles les gens sont licenciés. Dans son ouvrage Hiring for Attitude, Murphy indique que seulement 11 % des personnes qui ont échoué dans leur travail (c’est-à-dire qui ont été licenciées ou ont obtenu une mauvaise évaluation de performance) l’ont été à cause d’un manque de compétences techniques. Pour les 89 % restants, les échecs étaient dus à des traits sociaux ou moraux qui ont affecté leur performance au travail (humeur maussade, difficulté à être coaché, faible motivation, égoïsme…). Ils ont échoué parce qu’ils manquaient des compétences non cognitives adéquates. Près de 50% des recrues démissionnent ou sont remerciées dans les 18 mois suivant leur embauche. Les effets du défaut de compétences non cognitives est cataclysmique.
« Pourquoi avons-nous une vision si déformée et incomplète de ce qui constitue les capacités humaines ? »
Les 4 qualités d’une méritocratie humaniste
« Pour repenser la méritocratie, nous devons prendre davantage en compte ces caractéristiques non cognitives », estime Brooks. « Nous devons cesser de traiter les gens comme des cerveaux sur un bâton et prêter davantage attention à ce qui les motive ».
Pour Leslie Valiant, professeur d’informatique à Harvard et spécialiste de la cognition, ce qui compte le plus pour le progrès humain n’est pas l’intelligence mais l’éducabilité, c’est-à-dire la capacité à apprendre de l’expérience. C’est là le cœur des qualités que nous devrions chercher à développer pour une méritocratie humaniste.
Pour Brooks, il faudrait redéfinir le mérite autour de 4 qualités cruciales :
- La curiosité. Les enfants naissent curieux, rappelle-t-il. Une étude d’observation a noté que les enfants entre 14 mois et 5 ans posaient en moyenne 107 questions par heure… puis ils vont à l’école et n’en posent plus. La psychologue Susan Engel, dans son livre, The Hungry Mind a montré qu’en maternelle les enfants exprimaient leur curiosité seulement 2,4 fois toutes les 2 heures de cours. A 10-11 ans, ce chiffre tombe à 0,48 fois. La productivité que l’on demande à l’enseignement empêche les élèves de poser des questions. « Notre méritocratie actuelle décourage la curiosité au profit d’une simple accumulation de contenu dans le but d’améliorer les résultats aux tests ». Le problème, c’est que lorsque les enfants ont perdu leur curiosité, vers l’âge de 11 ans, estime Engel, ils ont tendance à rester incurieux pour le reste de leur vie. Dans son étude sur les grandes personnalités de l’histoire, le psychologue Frank Barron estime que la curiosité constante est essentielle à leur réussite, c’est elle qui les aide à rester « flexibles, innovants et persévérants ». Notre système méritocratique encourage les gens à se concentrer étroitement sur les tâches cognitives, mais la curiosité exige du jeu et du temps libre non structuré. Si vous voulez comprendre à quel point quelqu’un est curieux, regardez comment il passe son temps libre, comme le recommandent dans leur livre, Talent : How to Identify Energizers, Creatives, and Winners Around the World, le capital-risqueur Daniel Gross et l’économiste Tyler Cowen.
- Un sens de la motivation et de la mission. Alors qu’il était emprisonné dans les camps de concentration nazis, le psychiatre autrichien Viktor Frankl remarqua que ceux qui survivaient le plus longtemps étaient des personnes qui s’étaient engagés. Comme il le montra dans son livre Découvrir un sens à sa vie (1988), la vie avait un sens pour eux, avant les camps, et ce sentiment les a soutenus dans les circonstances les plus déshumanisantes qui soient. Les personnes qui ont une perception du sens de la vie ou d’un engagement vont là où se trouvent les problèmes, estime Brooks. Certaines personnes sont motivées par des émotions morales, comme l’indignation face à l’injustice, la compassion pour les faibles, l’admiration pour un idéal. « Elles ont un fort besoin d’une vie qui ait un sens, le sentiment que ce qu’elles font compte vraiment ». Ce sentiment transcendant, cette cause qu’ils portent et les dépasse, les pousse à aller de l’avant et leur donne une cohérence interne.
- L’intelligence sociale. Lorsque Boris Groysberg, professeur de comportement organisationnel à la Harvard Business School, a examiné les carrières de centaines de spécialistes de l’investissement qui avaient quitté une société financière pour travailler dans une autre, il a Il a découvert quelque chose de surprenant : « Dans l’ensemble, les performances professionnelles de ceux qui ont changé d’entreprises ont chuté de manière spectaculaire et ils ont continué à souffrir pendant au moins cinq ans après avoir changé d’entreprise », explique-t-il dans Chasing Stars : The Myth of Talent and the Portability of Performance. Ces résultats suggèrent que parfois, le talent est inhérent à l’équipe, pas à l’individu. Dans une méritocratie efficace, nous voudrions trouver des personnes qui sont de fantastiques bâtisseurs d’équipe, qui ont d’excellentes compétences en communication et en cohésion. En sport, les facilitateurs sont des joueurs qui ont une capacité ineffable à rendre une équipe plus grande que la somme de ses parties. Pour l’économiste David Deming, ces compétences sociales sur le lieu de travail sont un fort prédicateur de la réussite professionnelle. Des recherches ont montré que ce qui rend certaines équipes spéciales n’est pas principalement l’intelligence de ses membres les plus intelligents, mais plutôt la façon dont ses dirigeants écoutent, la fréquence à laquelle ses membres prennent la parole, la façon dont ils s’adaptent aux mouvements des autres, la façon dont ils construisent la réciprocité.
- L’agilité. Dans des situations chaotiques, la puissance cérébrale brute peut être moins importante que la sensibilité de perception. Les grecs parlaient de la métis ou ruse de l’intelligence pour désigner cette capacité à synthétiser tous les aspects d’une situation pour la comprendre, une forme d’agilité qui permet l’anticipation. Les tests SAT comme l’apprentissage par les connaissances ne permettent pas d’acquérir cette capacité prédictive. Le psychologue et politologue de l’Université de Pennsylvanie Philip E. Tetlock a découvert que les experts sont généralement très mauvais pour faire des prédictions sur les événements futurs. En fait, il a découvert que plus l’expert est éminent, moins ses prédictions sont précises. Tetlock explique que cela est dû au fait que les opinions des experts sont trop figées : ils utilisent leurs connaissances pour soutenir des points de vue erronés. Les personnes agiles, au contraire, peuvent changer d’état d’esprit et expérimenter des perspectives alternatives jusqu’à ce qu’elles trouvent celle qui s’applique le mieux à une situation donnée. L’agilité vous aide à prendre de bonnes décisions en temps réel. Le neuroscientifique John Coates était un trader financier. Pendant les poussées haussières des marchés qui ont précédé les gros krachs, Coates a remarqué que les traders qui ont ensuite subi d’énormes pertes étaient devenus trop confiants. L’émotion fausse leur jugement, explique Coates dans The Hour Between Dog and Wolf. Ceux qui évitent les pertes dans ces situations ne sont pas ceux qui ont un meilleur QI, mais ceux qui sont capables de comprendre la signification des émotions qui les saisissent. Comme l’explique Leonard Mlodinow dans son livre Emotional: How Feelings Shape Our Thinking, « le contrôle et la connaissance de son état émotionnel sont ce qui est le plus important pour la réussite professionnelle et personnelle ».
Reconstruire la méritocratie
Si nous pouvons orienter notre méritocratie autour d’une définition des capacités humaines qui prend davantage en compte des traits tels que la motivation, la générosité, la sensibilité et la passion, alors nos écoles, nos familles et nos lieux de travail se réajusteront de manière fondamentale veut croire David Brooks.
Dans leur livre, In Search of Deeper Learning, les spécialistes de l’éducation Jal Mehta et Sarah Fine ont montré que dans bon nombre d’écoles, la plupart des élèves passent la majeure partie de leur journée à s’ennuyer, à se désintéresser et à ne pas apprendre. Mehta et Fine n’ont pas constaté beaucoup d’engagement passionné dans les salles de classe. Mais ils les ont observé dans les cours optionnels : le club de théâtre et autres activités parascolaires. Dans ces activités là, les élèves dirigeaient leur propre apprentissage, les enseignants faisaient office de coachs et les progrès étaient réalisés en groupe. Les élèves avaient plus d’autonomie et ressentaient un sentiment d’appartenance et de communauté.
« Plusieurs types d’écoles essaient de faire en sorte que la journée entière ressemble davantage à des activités parascolaires – où la passion est éveillée et le travail d’équipe est essentiel. Certaines de ces écoles sont centrées sur « l’apprentissage par projet », dans lequel les élèves travaillent ensemble sur des projets du monde réel. Les relations professeur-étudiant dans ces écoles ressemblent davantage à celles d’un maître et d’un apprenti qu’à celles d’un professeur et d’un auditeur. Pour réussir, les élèves doivent développer des compétences de leadership et de collaboration, ainsi que des connaissances bien sûr. Ils apprennent à se critiquer les uns les autres et à échanger des commentaires. Ils s’enseignent les uns aux autres, ce qui est une manière puissante d’apprendre. » Dans leur livre, Mehta et Fine documentent ces écoles que l’on retrouve également dans le documentaire Most Likely to Succeed et soulignent que dans ces programmes d’apprentissage par projets, les élèves ont plus d’autonomie. Ces écoles permettent aux élèves de faire des erreurs, de se sentir perdus et en difficulté, un sentiment qui est le prédicat de la créativité. « L’échec occasionnel est une caractéristique de cette approche ; elle cultive la résilience, la persévérance et une compréhension plus profonde. Les élèves font également l’expérience de la maîtrise et de la confiance en soi qui accompagne une réussite tangible ».
« Plus important encore, les élèves apprennent à s’engager pleinement dans un projet avec d’autres. Leurs journées d’école ne sont pas consacrées à la préparation d’examens standardisés ou à des cours magistraux, ce qui stimule leur curiosité, et non l’éteint ». Pour Brooks, cet apprentissage par projet nécessite bien sûr d’investir dans la formation des enseignants. Les données suggèrent en tout cas que les élèves de ces écoles ont tendance à réussir mieux que leurs pairs, même aux tests standardisés, et sans passer tout leur temps à s’y préparer.
« Construire un système scolaire axé sur la stimulation de la curiosité, de la passion, de la générosité et de la sensibilité nous obligera à changer la façon dont nous mesurons les progrès des élèves et repérons leurs capacités. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde de cours magistraux et de relevés de notes : mais un relevé de notes ne vous dit pas si un élève peut mener un dialogue avec les autres, ou s’il est ouvert ou fermé d’esprit ».
Aux Etats-Unis, quelques 400 lycées font désormais partie d’une organisation appelée Mastery Transcript Consortium, qui utilise des mécanismes d’évaluation alternatifs. Alors qu’un bulletin scolaire standard indique ce qu’un élève sait par rapport à ses camarades de classe à une date donnée, le relevé de maîtrise montre avec beaucoup plus de précision dans quelle mesure l’élève a progressé vers la maîtrise d’un domaine de contenu ou d’un ensemble de compétences donné. Le rapport de maîtrise comprend également des compétences de vie plus larges : quel élève est bon dans l’établissement de relations, qui est bon dans les solutions créatives…
« Aucune évaluation ne peut à elle seule prédire parfaitement le potentiel d’une personne. Le mieux que nous puissions faire est de combiner des techniques d’évaluation ». Notes, portfolios de réalisations de projets, tests de mesures de compétences non cognitives, comme l’échelle de courage imaginée par la psychologue Angela Duckworth, le questionnaire de caractère moral, les évaluations d’apprentissage social et émotionnel, l’indicateur de trait à haut potentiel…
L’enjeu est de comprendre les personnalités, pas de les classer, estime Brooks. En Australie, par exemple, certaines écoles utilisent le Big Picture Learning Credential, qui évalue les traits que les étudiants ont développés en classe et en dehors : compétences en communication, définition d’objectifs, responsabilité, conscience de soi.. La création d’un réseau de centres d’évaluation indépendants dans ce pays qui utilisent de tels outils pourraient aider les étudiants à trouver l’université ou le programme de formation le mieux adapté à leurs intérêts fondamentaux. Ces centres pourraient aider les responsables des admissions à l’université à trouver les étudiants qui conviennent à leur établissement. Ils pourraient aider les employeurs à trouver les bons candidats. En bref, ils pourraient aider tous les membres de la méritocratie à prendre des décisions plus éclairées.
« Ces méthodes d’évaluation seraient inévitablement moins « objectives » qu’un score au SAT, mais c’est en partie là que réside l’intérêt. Notre système actuel est construit autour de la standardisation. Ses concepteurs voulaient créer un système dans lequel tous les êtres humains pourraient être placés sur une seule échelle, soigneusement disposés le long d’une seule courbe en cloche ». Comme l’écrit le spécialiste de l’éducation Todd Rose dans The End of Average, le système méritocratique actuel est construit sur « l’hypothèse paradoxale selon laquelle on peut comprendre les individus en ignorant leur individualité ». L’ensemble du système dit aux jeunes : « Vous devriez être comme tout le monde, mais en mieux ». La réalité est qu’il n’existe pas d’échelle unique que nous puissions utiliser pour mesurer le potentiel humain ou la capacité à diriger efficacement. Nous avons besoin d’un système d’évaluation qui valorise l’individu d’une manière plus complète et plus diverse qu’un relevé de notes. Les gardiens d’une méritocratie plus efficace ne se poseraient pas seulement les questions « Devrions-nous accepter ou rejeter ce candidat ? » ou « Qui sont les meilleurs ? » mais d’abord « En quoi chaque personne est-elle excellente et comment pouvons-nous l’amener à un poste approprié ? »
Pour améliorer et rendre plus juste la méritocratie, nous devons combiner ces mesures avec une refonte de ce que Joseph Fishkin appelle la « structure des opportunités ». À l’heure actuelle, la structure des opportunités de l’Amérique est unitaire. Pour atteindre des sommets, il faut obtenir d’excellentes notes au lycée, obtenir de bons résultats aux tests standardisés, aller à l’université et, dans la plupart des cas, obtenir un diplôme d’études supérieures de préférence dans les meilleures écoles. En chemin, il faut naviguer à travers les différents canaux et goulets d’étranglement qui vous guident et vous limitent.
Historiquement, lorsque les réformateurs ont essayé de rendre les voies d’accès à l’élite plus équitables, ils ont tenu pour acquis la structure des opportunités existante, essayant de donner un coup de pouce à certains individus ou groupes d’individus. Comme l’a proposé la discrimination positive. Pour Fishkin c’est la structure même des opportunités qu’il faut changer, qu’il faut rendre plurielle. « L’objectif doit être de donner aux gens accès à un plus large éventail de voies qu’ils peuvent suivre », écrit Fishkin, afin de donner un choix plus riche à chacun.
Avec un plus grand pluralisme des opportunités, les gardiens auront moins de pouvoir et les individus qui s’efforcent de s’épanouir au sein de la structure en auront plus. « Si la méritocratie avait plus de canaux, la société ne ressemblerait plus à une pyramide, avec un pic minuscule et exclusif au sommet ; elle ressemblerait à une chaîne de montagnes, avec de nombreux pics. »
« Dans une telle société, la reconnaissance serait plus largement distribuée, ce qui diminuerait le ressentiment populiste et rendrait la cohésion culturelle plus probable ».
Pour atteindre cet idéal, il faudra une stratégie à multiples facettes, en commençant par la redéfinition fondamentale du mérite lui-même. « Certains des leviers politiques que nous pourrions actionner incluent la relance de l’enseignement professionnel, l’obligation du service national, la création de programmes de capital social et le développement d’une politique industrielle plus intelligente », estime encore Brooks.
De 1989 à 2016, tous les présidents américains ont pris des mesures pour réformer l’enseignement professionnel et mieux préparer les élèves aux emplois du futur. Mais cela s’est surtout traduit par un recours accru aux tests standardisés, alors que l’enseignement technique dépérissait. La conséquence est que nous n’avons plus assez de travailleurs qualifiés pour faire fonctionner les usines.
Si le retour du service national peut paraître un cliché de la mobilisation sociale, Raj Chetty a montré que les amitiés entre classes sociales stimulent considérablement la mobilité sociale, en cela, la diversité que permet le service national peut être un moteur qui ne devrait pas être négligé (même s’il peut s’obtenir bien différemment et plus efficacement, me semble-t-il, en créant des écoles plus diverses socialement qu’elles ne sont).
Pour Brooks, nous devrions également chercher à réduire l’importance de l’école dans la société. Nombre de recherches ont montré pourtant que les relations de quartiers, les pairs et le contexte familial ou amical, peuvent avoir une plus grande influence sur la réussite scolaire que la qualité d’une école. Nous devrions investir davantage dans les organisations communautaires non scolaires.
Enfin, Brooks estime que pour vivre dans une économie qui récompense la diversité des compétences, il faut soutenir des politiques économiques qui stimulent le secteur industriel afin d’offrir des voies alternatives à tous. « Si nous trions les gens uniquement en fonction de leur intelligence supérieure, nous les trions en fonction d’une qualité que peu de gens possèdent ; nous créons inévitablement une société stratifiée et élitiste. Nous voulons une société dirigée par des gens intelligents, certes, mais aussi sages, perspicaces, curieux, attentionnés, résilients et engagés envers le bien commun. Si nous parvenons à trouver comment sélectionner la motivation des gens à grandir et à apprendre tout au long de leur vie, alors nous trierons les gens en fonction d’une qualité qui est distribuée de manière plus démocratique, une qualité que les gens peuvent contrôler et développer, et nous nous retrouverons avec une société plus juste et plus mobile. » Nous avons besoin d’une méritocratie qui valorise l’initiative et l’énergie. « Notre QI n’est pas la chose la plus importante pour nous ». Le plus important, ce sont nos désirs, ce qui nous intéresse, ce que nous aimons. C’est cela que la méritocratie devrait promouvoir.