Teratologie machinique

Ne vous fiez pas à son titre. « Persistance du merveilleux » ne raconte pas notre rapport enchanté à nos machines, mais son exact inverse. En explorant les monstres dans nos machines, l’anthropologue Nicolas Nova nous montre qu’ils sont d’abord l’expression d’une relation dysfonctionnelle entre concepteurs et utilisateurs.

Hubert Guillaud

De prime abord, à en croire son titre – Persistance du merveilleux : le petit peuple de nos machines (Premier Parallèle, 2024) – le nouveau livre du sociologue et anthropologue Nicolas Nova promet une exploration enchantée de nos machines. On s’attend à lire des récits curieux de nos rapports à nos machines, une balade savante à la manière des encyclopédies de l’elficologue Pierre Dubois, pour nous présenter on ne sait quelle magie qui peuplerait nos machines, pour nous proposer une improbable typologie, comme il le faisait dans Smartphones (2020), capable de jouer du décalage entre nos activités numériques ordinaires et les symboles dont nos rapports médiatisés sont chargés. On s’attendrait à une forme de complément ou de de contre-point au sombre Bestiaire de l’anthropocène que le prolifique chercheur a publié l’année dernière (avec le collectif Disnovationet qui vient d’ailleurs de paraître en français) cet atlas de créatures étranges, hybrides, allant des chiens-robots au gazon artificiel, qui interrogeait le monde post-naturel dans lequel nous vivons. Il n’en est rien. Persistance du merveilleux est un titre trompeur ou un chemin de traverse. Il n’y a aucune bonne fée, aucun lutin gentil dans nos machines, bien peu d’enchantement finalement. Aucune féérie. Nicolas Nova s’intéresse surtout aux monstruosités qui naissent de nos machines et des rapports que nous avons avec elles. Persistance du merveilleux tient bien plus d’une tératologie machinique que d’une légende dorée

Ménagerie numérique

La ménagerie numérique que le chercheur convoque tient beaucoup de la rencontre entre deux fonctionnements différents : celui des machines et celui des utilisateurs. Comme si l’étrangeté du comportement de nos machines produisait nécessairement de la friction. Comme si l’utilisateur était toujours renvoyé à une relation conflictuelle avec des systèmes qu’il ne maîtrise pas, qui ne se comportent pas dans une langue ou une grammaire qu’il peut vraiment comprendre. 

Dans la typologie de notre rapport compliqué aux machines qu’il tente de dresser, l’anthropologue distingue d’abord, les « démons », ces petits programmes qui effectuent les tâches nécessaires au bon fonctionnement de nos outils et qui se rendent visibles dès qu’ils dysfonctionnent. Ces programmes qui roulent en tâche de fond, qui assurent des mises à jour, qui détectent ce qui doit l’être… Des programmes souvent rudimentaires, dont nous n’avons pas conscience, qui agissent sans qu’on ait besoin de les lancer, comme autant de concierges qui feraient très bien leur métier… jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas. Car la ménagerie numérique, à l’image du bug, se révèle surtout quand elle ne fonctionne pas telle qu’elle le devrait, quand elle n’agit plus de manière coordonnée, telle qu’elle a été programmée. Comme si ce bestiaire de monstres naissait de notre interprétation lacunaire des défaillances de la programmation. C’est pourtant quand les programmes défaillent que les monstres se libèrent, qu’ils se révèlent pour ce qu’ils sont : des programmes simplistes, intrusifs et infantilisants, des programmes qui relèvent leurs comportements excessifs, à l’image de l’infernal Clippy de Microsoft. C’est la manière même dont ces programmes sont programmés qui nous tourmente. C’est parce qu’ils ont un comportement très différent du nôtre qu’ils nous harcèlent, nous obsèdent, nous persécutent. 

D’autres créatures nous tourmentent encore. Nova distingue par exemple les fantômes, des choses qui s’enregistrent et qui subsistent, qui réapparaissent à l’occasion, comme des « traces agissantes », à l’image d’appels en provenance d’individus décédés, d’enregistrements de joueurs dans un jeu, de personnages non joueurs aux comportements erratiques, de fichiers qui réapparaissent alors qu’on les a effacés… Nova rappelle le caractère spectrale des premières machines à communiquer comme la radio ou le téléphone. Grésillements, écrans qui se figent, comportements irréguliers… Ici, c’est aussi nous, utilisateurs, qui faisons apparaître ces fantômes, qui créons des légendes qui se propagent comme pour donner une épaisseur qui les dépasse à nos technologies, comme pour révéler le mystère qui les entoure, le personnifier, l’incarner, donner de l’épaisseur à notre relation aux machines. Là encore, ces traces que nous ne maîtrisons pas soulignent le « caractère envahissant lié à la complexité de nos artefacts », qu’il nous faut interpréter, auquel nous sommes sommés de donner sens.

Une autre catégorie du bestiaire est celle des virus, malware et autres trolls, à savoir les créatures numériques qui ne naissent pas tant des machines ou de notre rapport avec elles que des comportements des autres utilisateurs, eux-mêmes parfois malfaisants, et dont la malfaisance passe désormais par les machines pour nous toucher. Alors que ces attaques sont souvent volontaires, c’est la fatalité qui est ici souvent convoquée. Le virus comme le troll nous replacent dans une relation subie avec nos machines, face auxquelles nous ne pourrions nous immuniser. Nous sommes confrontés à des attaques inévitables, face auxquelles nous ne pouvons être que désarmés, à l’image du troll, celui qui vient perturber les discussions, mais dont on ne peut endiguer la présence. Ou encore bien sûr, le bug, le pur dysfonctionnement. 

Enfin, l’anthropologue distingue encore toute une série d’espèces compagnes, avec lesquelles nous apprenons à interagir ou faire semblant, comme les Personnages non joueurs des jeux vidéo ou les agents conversationnels avec qui nous devons interagir, malgré leurs limites à s’exprimer. Là encore, nous tissons des relations avec des programmes, avec des êtres qui produisent « des effets de personnes », avec lesquelles nous devons créer des sociabilités nouvelles, mi-machiniques mi-humaines. Machines parlantes. Machines qui semblent avoir des comportements humains ou plutôt qui nous le font croire. Simulateurs de relations. L’anthropologue parle assez justement d’une « avatarisation généralisée » (l’expression est d’Etienne Amato et Etienne Perény) où tout semble anthropomorphisé pour mieux nous subvertir, pour mieux jouer de notre propre état mental et émotionnel. C’est parfois nous-mêmes qui nous incarnons à l’écran, entre substitution et sublimation, comme disait Antonio Casilli. Cernés par des « compagnons programmés » qui déploient un pouvoir de suggestion et d’immersion, souvent imparfaits, mais qui nous submergent parce qu’ils parviennent, malgré leur caractère frustre, à singer nos modes relationnels et à susciter en nous des émotions. Les PNJ avec lesquels nous interagissons facilitent notre investissement affectif. C’est nous qui sommes joués de ces outils souvent simplistes. C’est nous qui sommes hallucinés, c’est nous qui croyons en leurs effets, qui sommes bluffés affectivement, manipulés. Comme si les PNJ finalement étaient le grand-père des IA génératives avec lesquelles nous discutons, ancêtres de relations sociales sans société, simulées. Des relations avatarisées et scriptées, appauvries oui, car créées pour nous duper. Avec le risque que ces modalités « appauvrissent les situations relationnelles ou les rendent plus homogènes », qu’elles produisent une forme commerciale des relations affectives : des monstres relationnels. C’est avec cette dernière catégorie des montres de l’IA que se clôt le bestiaire moderne de Nicolas Nova. Des IA conversationnelles (les perroquets) au maximiseur de trombones, nous sommes confrontés à des êtres difficiles à appréhender. Nous avons du mal à comprendre leur puissance comme leurs limites. C’est nous mêmes qui semblons perdus, désarçonnés par ces entités « gargantuesques » que peuvent être ChatGPT et ses clones. Les IA incarnent de nouveaux monstres, encore plus étranges que tous ceux qui peuplent déjà cette vallée de l’étrange, encore plus étranges que leurs productions mêmes, que ce soit ces images si brillantes et si moyennes que ces textes, si écrits et si vides. 

Persistance du monstrueux

Comme toujours avec les textes de Nicolas Nova, il faut se préparer à être décalé, à devoir prendre la tangente. L’anthropologue s’amuse autant des mèmes qui renforcent son bestiaire, que des petites histoires des utilisateurs qu’il mêle à une archéologie étymologique qui montre que les noms des créatures magiques, eux aussi, tiennent bien moins d’une longue lignée du merveilleux que de réinventions. Nova souligne très bien la dimension narrative forte de ce bestiaire, de ses effets, de leurs enjeux, construisant des imaginaires fonctionnels, qui nécessitent de prendre des mesures adaptées comme de s’en protéger. Tout ce bestiaire révèle surtout la plaie que représente encore l’informatique pour l’utilisateur. Ces monstres finalement sont autant de marqueurs du fait que l’utilisateur ne maîtrise pas le processus qu’il utilise, que celui-ci le dépasse, que la machine le dépasse. Finalement, l’intentionnalité qu’on prête aux machines est surtout le reflet de notre dépossession. Nova ne décrit pas tant un monde merveilleux, qu’une inquiétude sourde, un monde avec lequel nous sommes peu ou prou en conflit, comme si la complexité nous submergeait toujours. « Sans diminuer l’importance de toutes ces menaces, il semble néanmoins important de constater que la difficulté à comprendre et expliquer le mode opératoire de toute cette ménagerie ainsi que le degré de sophistication technique générale dans lequel elles opèrent contribuent à les nimber d’une aura légendaire »

Pour Nova, ces récits fonctionnent comme des avertissements sur nos limites à comprendre les machines comme sur ce qu’elles font vraiment. Leurs manifestations signalent d’abord le désordre, nous montrent que ce monde ne marche pas si bien. Dans son petit livre, Nicolas Nova dresse bien surtout une tératologie des machines qu’il nous faut affronter pour être humains. Prouver que l’on est humain, n’est pas qu’une case à cocher sur un captcha, c’est désormais apprendre à interagir avec ces entités, apprendre à vivre avec ce folklore que nous avons participé à bâtir. Très justement, il conclut en pointant que ce bestiaire n’est pas tant une survivance d’un folklore que sa réappropriation pour nous aider comprendre des modes de relations nouveaux avec des entités qui ne sont pas humaines. Comme si nous avions à construire une diplomatie nouvelle avec nos machines, comme dirait le philosophe Baptiste Morizot. Sauf qu’ici, nous ne sommes pas beaucoup maîtres des règles relationnelles, mais nous devons apprendre à construire cette géopolitique des relations. Nous sommes plongés dans un milieu où ne se déploient pas que des êtres imaginaires d’ailleurs, mais avec eux, des relations, des comportements, des politiques, des logiques idéologiques qu’ils incarnent et orientent. Nova le dit. Ces métaphores monstrueuses ne sont pas que la marque d’une méconnaissance ou d’une persistance d’un imaginaire (le cheval de Troie n’a pas grand chose à voir avec l’histoire d’Homère), mais bien le reflet d’une « relation asymétrique entre concepteurs et utilisateurs ». Le bestiaire auquel nous sommes confrontés tient bien plus d’un portrait de Dorian Gray que du petit peuple des bois. Il est l’envers de la magie dont se pare trop souvent la technologie. Nos métaphores « structurent ce que nous percevons ». Elles embarquent avec elles « un point de vue sur le monde ». Cette ménagerie de monstres ne révèle rien d’autre finalement que l’assujettissement où nous tiennent ceux qui produisent les machines. Nos monstres sont les leurs que nous tentons de dompter et d’apprivoiser.

Couverture du livre Persistance du merveilleux de Nicolas Nova.