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Cette semaine, avant de revenir à nouveau sur ce que transforme la surveillance au travail, on republie un article de fond, publié en janvier 2023, une lecture du livre de la sociologue américaine Karen Levy qui a observé comment la surveillance a transformé le monde des routiers américains. La grande force du livre, c’est qu’on observant un secteur particulier, Karen Levy nous explique les conséquences de la surveillance, bien au-delà du monde de la route. En voiture !
Dans son livre, Data Driven : Truckers, Technology and the new workplace surveillance (Princeton University Press, 2023, non traduit), la sociologue Karen Levy a enquêté sur les routiers américains à l’époque où leur a été imposé les systèmes de surveillance électronique (Electronic logging devices, ELD, devenus obligatoires depuis 2017 ; en France on parle de chronotachygraphes numériques, devenus obligatoires dans les camions neufs depuis 2006). Ces systèmes électroniques (qui ressemblent à des autoradio), capturent des données sur l’activité des camions et donc des routiers. Ils poursuivent une longue histoire de la régulation du transport, qui depuis les années 30, d’abord avec des journaux papiers que les conducteurs étaient censés tenir, tente de tracer le travail des routiers pour mieux le contrôler. C’est donc très tôt, dès le développement du transport routier, que le régulateur a cherché à s’attaquer à la fatigue et au surtravail des routiers. L’introduction du numérique ici, utilise un des grands arguments de sa légitimation : l’infalsifiabilité !
Le numérique commande, le numérique surveille, le numérique punit
Le livre de Karen Levy s’intéresse à comment la surveillance numérique transforme le lieu de travail et la nature du travail des routiers. Son titre s’amuse de la formule très usitée de Data Driven, qui évoque les entreprises où toutes les approches sont “conduites par la donnée”, c’est-à-dire pilotées par les technologies et l’analyse de données. Ici, l’enjeu est de regarder comment les données conduisent désormais les camions et le sens de ce changement de pilote, de cette transformation par le numérique. Ce qui change avec les données, c’est la manière dont elles mettent en application les métriques qu’elles produisent, dont elles les imposent pour gouverner la réalité. L’enjeu est d’interroger comment « l’exécution numérique » (traduction très imparfaite du digital enforcement, c’est-à-dire l’usage de la technologie pour imposer et faire respecter les règles) repose sur un ensemble de directives légales et organisationnelles qui bouleversent l’autonomie traditionnelle des conducteurs routiers. Ici, le numérique joue un rôle particulier et qu’on lui prête souvent : celui d’imposer, de commander, d’ordonner. Il est le garant de l’application des règles, il est le moyen pour contraindre et soumettre l’individu aux commandements légaux et hiérarchiques dont il dépend. Il est à la fois l’outil de mesure et de contrôle. Il assure un calcul dont l’humain sera tenu pour responsable.
Pourtant, « les règles ne sont pas toujours des règles », rappelle Karen Levy. Elles sont bien souvent façonnées par des réalités sociales, culturelles et économiques et ne sont jamais aussi simples qu’elles paraissent : même une limitation de vitesse engendre des formes de tolérances. Les pratiques de travail s’ajustent plus ou moins aux règles et obligations qui leurs incombent, certaines étant plus strictes que d’autres, plus réprimées, plus surveillées. Le problème, c’est que ce respect sélectif des règles est le lieu de l’arbitraire et des discriminations. Et quand une autorité décide de renforcer une disposition réglementaire par la technologie sans prendre en compte le fossé des pratiques, elle perturbe l’ordre social.
La technologie est de plus en plus convoquée pour réduire le fossé entre la loi et la pratique, comme si ce fossé pouvait se réduire par un simple renforcement, une boîte de Skinner pour altérer nos comportements, à l’image des rats de laboratoires qu’on dresse à coups de récompenses et de décharges électriques. Elle est souvent convoquée pour rendre les règles plus strictes, plus difficiles à briser. Pourtant, estime Karen Levy, les technos n’empêchent pas les comportements déviants. Elle permet parfois de mieux les détecter, les documente et oblige ceux qui y ont recours à devoir en rendre compte. Elle permet peut-être de dissuader les comportements sanctionnés, de les réprimer, mais certainement bien plus de les déporter et de les transformer.
Nos représentations de l’avenir du travail balancent entre un futur ou nous disposons de plus d’autonomie, aidés par les machines, et son exact inverse, celui où le moindre de nos comportements est scruté, prédit et optimisé par la machine. La vérité est que le futur du travail ressemble surtout aux pratiques d’aujourd’hui et aux pratiques d’hier, rappelle avec raison la sociologue. L’avenir du travail reste construit sur les mêmes fondations : à savoir « la motivation, l’efficacité, la minimisation des pertes, l’optimisation des process et l’amélioration de la productivité ». Et pour atteindre ces différents objectifs, la stratégie la plus commune reste la surveillance accrue des travailleurs. Qu’importe si elle marche assez mal…
Ce qui change avec la surveillance numérique, c’est qu’elle est capable de s’introduire dans de nouveaux types d’espaces (et la cabine du chauffeur routier en est un bon exemple). Elle est capable de produire de nouveaux types de données, plus granulaires, depuis de nouveaux capteurs (biométriques notamment) pour produire toujours plus de métriques… qui permettent de produire de nouvelles analyses qui impactent la gestion des travailleurs en temps réel et de manière prédictive. Des analyses bien souvent produites via des systèmes opaques et asymétriques, conçus d’abord au bénéfice exclusif des employeurs. Enfin, cette surveillance produit de nouveaux enchevêtrements, par exemple quand le télétravail capture des données relatives à la vie privée ou à la santé… qui posent de nouveaux enjeux en termes de sécurité ou de vie privée.
Si les chauffeurs routiers ont longtemps eu plus de liberté et d’autonomie que bien des travailleurs en cols bleu, cela a bien changé, raconte la chercheuse. Certes, la route est restée avant tout une identité, où règne une culture d’appartenance très marquée, éminemment viriliste, très libertarienne. Mais la surveillance électronique a réduit l’autonomie des routiers – et c’est bien souvent ce qu’elle produit, partout où elle s’impose : elle produit de nouvelles régulations de l’autonomie, de nouvelles négociations autour de la liberté. Pour Karen Levy, les technologies déstabilisent bien plus les relations de pouvoir qu’elles ne renforcent l’autorité du surveillant. Son livre est une très bonne parabole des transformations du monde du travail par la technologie, qui font écho à d’autres travaux, par exemple, à ceux du sociologue David Gaborieau sur le monde de la logistique transformée par la commande vocale et les PDA.
Le business dégradé de la route
En 2018, aux Etats-Unis, 37 millions de camions sont enregistrés dans un but commercial, accomplissant des milliards de kilomètres chaque année pour transporter 20 milliards de tonnes de fret. Cette industrie emploi 8 millions de personnes, dont 3,6 millions de chauffeurs, dont 2 millions sont chargés du transport longue distance. Comme nombre d’industrie, le transport est une industrie contrôlée et les prix y sont assez standardisés. Pourtant, le secteur a connu plusieurs chocs de dérégulation depuis la fin des années 70. Dans les années 80, les tarifs d’expédition se sont effondrés de 25% alors que de nouveaux transporteurs entraient sur le marché. Des centaines de camionneurs ont connu la crise et perdus leurs jobs. Pour les autres, leurs salaires ont chuté de 44% (entre 1977 et 1987). Pour compenser cette perte de salaire, les camionneurs ont dû allonger leurs heures de travail. La dérégulation des années 80 a été un cataclysme, explique la sociologue. Dans les années 80 un camionneur pouvait se faire 110 000 $ par an, quand il n’en gagne en moyenne plus que 47 000 aujourd’hui. Bas salaires et surtravail ont transformé le transport en « atelier clandestin sur roue ».
Les routiers sont les plus tués ou blessés des travailleurs américains : 1 travailleur sur 6 tué au travail aux Etats-Unis est un camionneur, et ce chiffre se dégrade malgré le déploiement de toujours plus de mesure de sécurité (sans compter les autres problèmes de santé qui les touchent particulièrement, comme le fait qu’ils fassent peu d’exercice qui conduit la profession à avoir la plus forte incidence de taux d’obésité du pays, comme une forte pratique médicamenteuse, et les déplacements incessants qui rendent difficiles l’accès à un médecin, pour une population qui vieillit plus qu’elle ne rajeunit : l’âge moyen est de 46 ans et augmente. 2/3 des conducteurs sont blancs, même si la proportion de conducteurs noirs et latinos augmente…). Si conduire un camion est l’un des jobs le plus courant dans la plupart des États américains, le turnover y est phénoménal. Chez les grands transporteurs, il est de 100% sur l’année et chez les petits, il est très élevé également. Pour les entreprises, qui en ont pris leur parti, il est devenu plus simple de s’adapter au turnover que de chercher à traiter le problème. 90% des entreprises ont au maximum 6 camions, et un grand nombre de routiers (10%) sont indépendants, c’est-à-dire sont les propriétaires de leur propre camion. Pourtant, le marché est surtout détenu désormais par de très grandes entreprises : 20% des entreprises de transport contrôlent 80% des actifs de l’industrie. Derrière cette description, on voit que la figure du camionneur, chevalier solitaire des autoroutes, tient désormais plus d’une représentation que d’une réalité.
Le surtravail des routiers est le résultat direct de la façon dont ils sont payés, rappelle Levy. Ils sont payés au kilomètres : à l’origine, c’était bien sûr pour aligner leurs objectifs à ceux de leurs entreprises, les pousser à maximiser le temps de conduite. Pourtant, depuis toujours les routiers ne font pas que conduire… Ils inspectent et réparent leur camion, ils remplissent le réservoir, font des pauses, se coordonnent avec les expéditeurs et les réceptionneurs, et surtout passent beaucoup de temps à attendre lors des chargements et déchargements de leurs cargaisons (les conducteurs parlent de « temps de détention »). Mais les routiers ne gagnent pas d’argent sur ces moments. Avant la dérégulation des années 80, un grand nombre de routiers étaient payés à l’heure pour les tâches où ils ne conduisaient pas, mais la concurrence a fait disparaître ces petits avantages. Alors que les syndicats ont été un puissant levier de la profession pendant longtemps (au début des années 70, le transport était la plus syndiquée des industries américaines, avec plus de 80% de travailleurs syndiqués… En 2000, ce taux n’est plus que de 25%, et il est à moins de 10% aujourd’hui), ils sont désormais un repoussoir. Politiquement, les routiers sont surtout majoritairement libertariens. La route est devenue un mauvais métier, mais est resté un métier avec une identité, une fierté et une empreinte culturelle forte, particulièrement masculiniste.
Plus de surveillance, plus de pression !
Si la régulation est de retour, plus que de s’intéresser aux conditions de travail, elle s’est surtout intéressée au contrôle des véhicules. Concernant les employés, elle s’est concentrée sur un seul aspect : le temps consacré à la conduite. Le surtravail et le manque de sommeil sont endémiques dans une profession payée au kilomètre. Les semaines de 65 heures ou plus sont nombreuses, les nuits de 5 heures sont courantes. Chaque année, les accidents de la route impliquant des camions tuent 5 000 personnes et blessent 150 000 personnes.
Pour résoudre ces problèmes, les autorités ont cherché à réguler la durée de travail, en imposant des pauses et des durées de conduites, des limites. Restait à en assurer le contrôle. Dès les années 40, les autorités ont imposés aux conducteurs de tenir un journal de bord où ils devaient consigner leur temps de travail, sous la forme d’un graphe (des documents soigneusement et uniquement destinés au contrôle, pas à la paye !). Ce contrôle souvent documenté a posteriori a longtemps été assez permissif, permettant beaucoup d’arrangements pour tenir les délais imposés par les employeurs. Mais plus qu’imposer une solution économique, le régulateur a imposé une solution technique afin de rendre plus difficile aux routiers de falsifier l’enregistrement de leur temps de travail. Envisagée dès 2003, l’imposition des ELD électroniques sera longue et progressive. Annoncée dès 2012, elle sera effective et obligatoire en décembre 2017 seulement (permettant aux employeurs de se préparer : en 2016, 80% des grands transporteurs s’étaient déjà équipés contre seulement 30% des petits).
Cette obligation a été bien sûr très contestée. Pour les routiers, ces objets sont avant tout un affront à leur vie privée, à leur dignité, à leur indépendance… Pour eux, ces objets et la surveillance qu’ils imposent, les considère comme des criminels ou des enfants. Pourtant, rappelle Karen Levy, le problème n’est pas qu’ils falsifiaient leurs journaux de bords papiers (assez marginalement visiblement), mais que l’industrie soit tout entière orientée pour leur demander de contourner les règles. Le renforcement du contrôle s’impose alors sur le moins puissant de la chaîne industrielle du transport : le chauffeur. Il est considéré comme un menteur dont le comportement doit être redressé, plutôt que comme un professionnel qui doit faire face à des injonctions contradictoires. Surtout, plutôt que de résoudre le problème de la paye au kilomètre, la surveillance l’entérine, sans s’intéresser par exemple au temps d’attente sur les docks (63% des camionneurs rapportent qu’ils peuvent y passer plus de 3 heures).
Pour finir, rapporte Levy, la surveillance n’a pas résolue le problème qu’elle était censée résoudre. La surveillance rend-t-elle les routes plus sures ? Certes, les appareils ont amélioré la conformité des conducteurs aux règles. Avant l’obligation des appareils, les violations du nombre d’heures de travail étaient constatées lors de 6% des contrôles quand elle est descendue à 2,9% depuis. Le gain est notable, mais le problème n’était pas si prégnant que le clame le discours des autorités. Les études n’ont pas trouvé non plus que les appareils électroniques permettaient de réduire le nombre d’accidents (au contraire, les accidents ont tendance à augmenter, notamment chez les petits transporteurs). Les appareils n’ont pas permis de résoudre le temps d’attente des routiers, qui est bien souvent la source d’une prise de risque supplémentaire pour tenir ses délais et ne pas dépasser des horaires qu’ils doivent plus strictement respecter. En fait, l’inflexibilité qu’introduit la surveillance électronique a surtout généré plus de pression sur les conducteurs : les infractions pour conduite dangereuse ont augmenté de 35%.
Derrière la régulation, la gestion : un contrôle social étendu pour aligner les travailleurs aux objectifs des organisations
Les appareils, imposés par le régulateur et pour la régulation, n’ont pas été que des outils de régulation, mais sont vite devenus des outils de gestion. Alors que les camions ont longtemps été immunisé d’une surveillance étroite par les managers, les appareils ont changé cela. « La surveillance numérique conduit à deux importantes dynamiques de changement dans la façon dont les routiers sont gérés par leurs entreprises. D’abord, la surveillance résume les connaissances organisationnelles, les extrait de leurs contextes locaux ou biophysiques (c’est-à-dire ce qu’il se passe sur la route, dans le corps et autour du conducteur) pour les agréger dans des bases de données qui fournissent aux managers de nouveaux indicateurs pour évaluer le travail des routiers. » Ces indicateurs permettent aux managers de construire un contre-narratif de celui de leurs employés, une autre interprétation qui peut venir contredire l’employé, permettant de surveiller la réalité de ses déclarations en regardant sur le GPS où il se trouve précisément. Ensuite, « les entreprises resocialisent les données de surveillance abstraites en les réinsérant dans des contextes sociaux et en créant des pressions sociales sur les camionneurs pour qu’ils se conforment aux exigences organisationnelles. » Par exemple en encourageant une comparaison entre conducteurs sur celui qui conduit le mieux ou celui qui conduit en dépensant le moins de carburant. Le but, ici, clairement, est d’ajouter de nouvelles pressions sur le conducteur pour qu’il se conforme à ses tâches.
La surveillance des travailleurs n’est pas nouvelle. La techno permet aux employeurs d’avoir une meilleure visibilité sur les tâches et par là de mieux discipliner les travailleurs. Les nouveaux outils ont pour but de capturer des informations toujours plus fines et de nouvelles informations (comme les données biométriques) en abaissant le coût de cette surveillance. Ce faisant, la surveillance rationalise le travail : le découpe en microprocessus, le décontextualise, et convertit le travail en pratiques objectivables et calculables. En fait, les ELD se sont révélés plutôt intéressantes pour les employeurs qui ont déployés avec ces outils des systèmes de management de flotte qui leur permettent d’avoir des informations plus précises sur l’activité des routiers, de connaître en temps réel la géolocalisation des camions, mais aussi d’avoir des informations sur leurs modes de conduites (freinage, consommation de carburant…) ainsi que des informations sur la maintenance et le diagnostic du véhicule. Ces systèmes ont renforcé la communication entre le camionneur et son employeur. Enfin, ces données permettent également de faire de la prédiction de risque.
Les entreprises se servent de ces données pas seulement pour elles, mais également pour d’autres. Ces données sont souvent rendues visibles ou accessibles à leurs clients, pour renforcer la fluidité de la chaîne logistique et prévoir l’arrivée des cargaisons. En fait, ces outils sont utilisés pour aller au-delà de ce que proposait la loi (ainsi, celle-ci n’impose un enregistrement de la localisation qu’une fois toutes les 60 minutes, alors que les dispositifs procèdent à un enregistrement en continu). Les dispositifs ont changé la nature de qui détenait l’information. Désormais, les conducteurs n’ont plus l’exclusivité de l’information contextuelle, ce qui modifie leur relation avec leurs employeurs et donc leur indépendance. Les firmes ont même à leur disposition de nouvelles informations dont les conducteurs ne disposent pas, comme des informations sur leur conduite (freinages intempestifs, consommation d’essence…). Les outils permettent enfin une surveillance et une communication plus intensive et plus fréquente, et également plus immédiate, en temps réel, par exemple en informant immédiatement d’une durée de conduite trop longue par rapport à son stricte cadre horaire. Avec le déploiement de la technologie, c’est souvent l’autonomie qui recule : les employés devant répondre et être pénalisés pour chaque problème qui remonte des pipelines informationnels.
Ces nouveaux flots d’information conduisent à de nouvelles stratégies de gestion des hommes, que ce soit par l’évaluation des performances des conducteurs comme leur comparaison entre eux. Les données sont ainsi « resocialisées », c’est-à-dire que les métriques sur les conducteurs sont partagées entre eux pour créer une pression sociale pour les pousser à se conformer aux règles. Beaucoup de gestionnaires de flotte postent ou classent les conducteurs selon leur score de conduite pour créer une pression sociale comparative et pousser les conducteurs à s’améliorer. Certaines entreprises les couplent avec de petites primes financières. Parfois, ces incitations dépassent le cadre de l’entreprise : quelques rares entreprises procèdent à des cérémonies ou des banquets, invitant les familles des conducteurs ou remettant la prime à leurs femmes pour renforcer cette pression sociale. Pour Karen Levy « le contrôle social basé sur les données dépend toujours beaucoup du fait qu’il se situe dans des forces sociales “douces” comme les soins familiaux – contrairement au récit courant selon lequel la gestion basée sur les données est abstraite et impersonnelle ».
Les dispositifs de contrôle des chauffeurs ne sont donc pas qu’une technologie de conformité réglementaire. Ils sont avant tout des outils de contrôle organisationnel qui visent à aligner les incitations pour que les travailleurs se conforment aux objectifs de profits des organisations.
Nouvelles données, nouveaux profits
La production de nouvelles données nécessite qu’elles soient rendues productives. Elles sont donc vendues ou partagées bien au-delà de l’entreprise. Avec les clients par exemple, mais aussi avec d’autres acteurs, comme les assureurs pour réduire le montant des primes. Elles peuvent également permettre de générer de nouveaux revenus, comme c’est le cas de tout un écosystème d’applications numériques dédiées à la conduite. Désormais, les routiers peuvent réserver des places dans des parking dédiés, via des applications comme Trucker Path. Sur la même application d’ailleurs, des entreprises vendent des correspondances de chargement, pour remplir les camions sur des segments de disponibilités, à la manière des chauffeurs sur Uber. D’autres utilisent ces données pour prédire de la maintenance, détecter l’état des routes, ou améliorer les délais de chargement/déchargement et les temps d’attente, comme Motive. Cette surveillance et ces nouvelles métriques pour améliorer la productivité ont bien plus profité aux gros transporteurs qu’aux petits, estime Karen Levy.
Mais surtout, la surveillance imposée par les autorités et celles des entreprises sont « profondément interopérables », même si elles accomplissent des buts différents. Elles sont « profondément compatibles », et l’une facilite le développement de l’autre. En fait, la collecte de données est elle-même au croisement des intérêt des autorités, des entreprises et d’acteurs tiers qui vont la faire fructifier. Les usages des données se chevauchent et s’entretiennent dans un ensemble d’intérêts légaux, socioculturels, économiques et techniques. « Ces synergies rende les systèmes de surveillance publics et privés pragmatiquement inséparables. La superposition d’intérêts de surveillance par le biais de systèmes interopérables se traduit par une plus grande capacité de surveillance nette que celle que l’État ou la société pourraient atteindre par eux-mêmes, créant un assemblage hybride de régimes de surveillance qui s’appliquent mutuellement. »
Karen Kelly a ensuite un long développement sur la manière dont les dispositifs changent le travail des officiers chargés du contrôle des temps de travail des camionneurs, soulignant combien ce qui devait être facilité est en fait devenu plus difficile. Les inspections sont devenues difficiles, notamment parce qu’il est plus dur pour les inspecteurs de recueillir les données depuis une multitude d’appareils et de formats différents nécessitant des manipulations parfois complexes, dans des situations où ils ne sont pas mis en situation d’autorité (il leur faut pénétrer dans les cabines des conducteurs et bien souvent recevoir leur aide), les conduisant finalement à des inspections moins poussées et moins rigoureuses qu’avant. Sans surprise, les dispositifs qui devaient d’abord améliorer le contrôle par les autorités ne l’a pas vraiment rendu possible. Il a plutôt déporté le contrôle ailleurs et autrement.
Résister à la surveillance ?
La chercheuse évoque également la résistance des routiers au déploiement des appareils. La littérature sur les formes de résistances est nourrie, que ce soit sur l’évitement, l’obfuscation en passant par la surveillance inversée pour surveiller les dispositifs de surveillance, voir le sabotage… Chez les conducteurs, Levy note qu’on trouve des procédés pour tenter d’altérer l’enregistrement des données (mettre du scotch sur une caméra, tenter de créer des interférences avec le système, ou par l’utilisation de dispositifs de brouillages de GPS…), la manipulation des données (qui nécessite souvent la complicité de l’entreprise, mais qui est difficile car les logiciels des dispositifs signalent les données éditées), les tentatives pour exploiter les limites techniques des systèmes (en s’appuyant sur ce que les dispositifs ne savent pas mesurer ou détecter, par exemple en se connectant au dispositif depuis un compte fantôme ou celui d’un autre utilisateur quand le conducteur a atteint sa limite de conduite, ou encore en jouant sur le travail non enregistré, comme les temps d’attente de chargement ou de repos) et la résistance sociale et organisationnelle (comme de quitter les firmes qui déploient des systèmes trop invasifs ou des grèves contre le déploiement des dispositifs – mais qui n’ont pas été très suivies -… d’autres formes d’oppositions aux contrôles se sont développées comme de ne pas présenter d’autres documents exigés, ou de collecter des factures de péage ou d’essence sans dates pour dérouter les contrôleurs).
Mais nombre de stratégies sont rapidement éventées et rendues impossibles par l’évolution des systèmes. Karen Levy concède qu’il est plus difficile de briser les règles avec des appareils électroniques de surveillance. Les stratégies de résistance collectives sont défaites par les outils de mesures individuels. Et les stratégies de résistance individuelle relèvent d’un « microluddisme sans grand effet », comme je le disais ailleurs. Pour Karen Levy, les routiers sont pris dans des injonctions contradictoires qui renforcent la pression qu’ils rencontrent. Leurs employeurs les poussent à tricher alors que les systèmes rendent la triche moins accessible. En fait, quand ils en arrivent à conduire avec un faux compte de conducteur, ou quand ils n’enregistrement pas correctement les heures de non-conduite, les routiers renforcent surtout les structures économiques qui les exploitent. Les routiers qui résistent s’autorisent surtout à travailler plus longtemps et donc plus dangereusement. En fait, derrière la résistance, il faut comprendre contre qui et contre quoi on résiste, au bénéfice de qui ? Le routier qui roule en s’enregistrant sur l’ELD depuis un compte fantôme ne s’oppose pas à la loi, il négocie sa relation avec son employeur qui lui fournit les ressources pour ce subterfuge. Dans le monde de la route, résister, c’est faire appelle à une identité d’indépendance, qui n’est plus mise au service du conducteur, mais bien de l’entreprise. L’autorité est déplacée : ce n’est plus l’autorité de régulation qui est injuste ou l’employeur qui est autoritaire, mais la machine dont il faut se défier. Pour Levy, la résistance dans le monde des transports est surtout un exercice d’auto-exploitation, une victoire fantôme qui donne l’illusion qu’on est encore maître de la relation de pouvoir qui s’impose au conducteur. Le routier s’oppose désormais à la machine plutôt qu’aux injonctions impossibles de son supérieur.
La promesse de l’autonomisation masque toujours la réalité de la surveillance
Levy livre ensuite un excellent chapitre sur la menace de l’autonomisation, à savoir la perspective de déploiement de véhicules autonomes. La chercheuse souligne que la menace de l’autonomisation et la disparition à terme des conducteurs humains est très exagérée : nous en sommes très loin. Nous sommes loin d’une « apocalypse robotique » sur nos routes. Le risque d’une transformation et d’une dégradation de l’emploi des routiers est bien plus certain que leur disparition.
L’automatisation de la conduite oublie que le travail du routier ne consiste pas seulement à conduire un camion d’un endroit à un autre. Il est là également pour inspecter et maintenir le véhicule, protéger son chargement, charger et décharger, parler aux clients… L’automatisation menace certaines tâches, plus qu’elle n’est appelée à remplacer des emplois entiers. James Bessen nous a montré que si remplacement il y a, il prend du temps. Les guichets distributeurs d’argents n’ont pas remplacé les guichetiers des banques tout de suite, c’est seulement une fois la vague d’automatisation passée que l’emploi dans le secteur bancaire s’est réduit et transformé. L’avenir consiste bien plus en une démultiplication de technologies d’assistances que dans une automatisation radicale (à l’image des 5 niveaux de l’autonomie des véhicules, qui permettent, comme le dit d’une manière très imagée la chercheuse : de lever le pied, de lever les mains, de lever les yeux puis de lever le cerveau avant de lever l’être humain du siège du conducteur…). Le risque à terme du déploiement de véhicules autonomes devrait surtout permettre de précariser plus encore la profession. Si demain les chauffeurs n’ont rien à faire en cabine ou s’ils pilotent des camions à distance, ce sont des gens moins expérimentés que l’on pourra embaucher pour cela. La seule promesse de l’automatisation reste toujours d’améliorer les gains de productivité.
Enfin, rappelle la chercheuse, l’ironie de l’automatisation ne doit pas oublier le paradoxe qu’elle génère : les compétences se détériorent lorsqu’elles ne sont pas utilisées, tout le contraire de ce qu’on attend de l’humain face à la machine. Les humains sont très mauvais à devoir rester attentifs sans agir : « si vous construisez des véhicules où les conducteurs sont rarement obligés de prendre les commandes, alors ils répondront encore plus rarement encore lorsqu’ils devront prendre les commandes ». Pour le dire autrement, enlever ce qui est facile à accomplir d’une tâche par l’automatisation peut rendre plus difficile l’accomplissement des tâches plus difficiles. Enfin, les promesses de l’autonomisation des véhicules tiennent surtout d’un fantasme. Il y a 10 ans, dans la Technology Review, Will Knight nous avertissait déjà que les voitures autonomes ne sont pas pour demain (j’en parlais là). 10 ans plus tard et malgré plus 100 milliards d’investissements, elles ne vont toujours nulle part, expliquait récemment Max Chafkin pour Bloomberg. Contrairement à ce qu’on nous a raconté, les humains sont de très bons conducteurs par rapport aux robots. Une voiture autonome panique devant un pigeon sur la route. Aucune démo en condition réelle ne s’est avérée concluante, pas même chez Tesla. Pour l’un des pontes du domaine, le sulfureux Anthony Levandowski, le pape de la voiture autonome : “Vous auriez du mal à trouver une autre industrie qui a investi autant de dollars dans la R&D et qui a livré si peu”. La voiture du futur est dans l’impasse. Comme le dit Paris Marx dans son livre, Road to Nowhere (Verso, 2022, non traduit), ou dans d’excellentes interviews, les échecs dans l’innovation dans le transport sont majeures. Voiture autonome, covoiturage, services de micromobilité, voiture électrique, hyperloop… n’ont rien transformés ! Karen Levy rappelle qu’en 2018, Uber a fini par fermer sa division qui travaillait sur le camion autonome. L’idée de créer des réseaux de véhicules sur des voies spécifiques conduit par des humains à distance a fait également long feu : Ford a fermé sa division quand après des essais, le constructeur a constaté qu’il perdait facilement le signal des camions rendant leur pilotage à distance impossible. Quel que soit l’angle par lequel on la prend, l’autonomisation demeure surtout une promesse qui n’engage que ceux qui souhaitent y croire.
En route vers l’hypersurveillance !
Dans les années 60, Manfred Clynes et Nathan Kline ont lancé le terme et l’idée de cyborg, un hybride de robot et d’humain qui devait permettre aux corps de s’adapter aux contraintes du voyage spatial. L’idée était de modifier le corps humain pour qu’il s’adapte à des environnements hostiles. Plus qu’une modification ou même une augmentation des capacités par des systèmes qui se portent (wearables), l’avenir de l’automatisation semble résider bien plus dans une surveillance continue et de plus en plus intime des individus. Caméras, capteurs et habits viennent mesurer en continue les données biologiques des conducteurs pour évaluer leur niveau de stress ou de fatigue (les projets sont innombrables : comme ceux de SmartCap, Rear View Safety, Optalert, Maven Machines, Actigraph…). Outre ces outils, on voit fleurir aussi des caméras pointées vers le conducteur pour surveiller son regard et sa fatigue (Seeing Machine ou Netradyne). Il est probable que ces systèmes s’imposent rapidement, estime la chercheuse, via des obligations légales comme celles qui ont imposées les ELD, ou comme des fonctions additionnelles aux outils de gestion de flotte (à l’image des fonctions qui analyses les comportements de conduite chez Blue Tree Systems). Récemment, le National Transportation Safety Board américain, l’organisme de régulation du transport, a jugé que le système d’autopilote de Tesla n’était pas suffisant pour assurer l’engagement du conducteur et a suggéré de lui ajouter un système de surveillance du regard des conducteurs. L’Europe a exigé que des systèmes de surveillance des conducteurs soient installés dans tous les véhicules neufs vendus dès 2026 et une législation similaire est en discussion aux Etats-Unis. Le renforcement de la surveillance est en marche.
Ces machines ne serviront pas seulement à l’alerte, à la détection de la fatigue, mais également comme preuve en cas d’accident, et surtout comme outils pour renforcer encore l’intensification du travail et le contrôle de l’attention. Pour Karen Levy, nous sommes sur la pente glissante des technologies, dont le seul avenir consiste à entrer dans le cerveau des conducteurs pour vérifier qu’ils ne pensent pas à autre chose qu’à conduire ! « Il y a quelque chose de viscéralement agressif lié au micro-management permis par ces technologies ».
L’enjeu de l’IA dans le transport consiste surtout à pointer les faiblesses humaines, via une surveillance constante, intime, viscérale. Si la menace du remplacement des chauffeurs par des robots est lointaine, celle d’une « hybridation forcée », une invasion intime de la technique dans le travail et le corps des routiers, semble bien plus réaliste. « L’IA dans le transport aujourd’hui, ne vous fout pas dehors de la cabine, il envoie des textos à votre boss et à votre femme, envoie une lumière dans vos yeux et vous fout des coups de pieds au cul ». Les conducteurs sont toujours dans la cabine, mais avec des systèmes qui les surveillent, transformant la relation entre le travailleur et la machine en un ensemble conflictuel.
En fait, estime Levy, l’automatisation et la surveillance sont complémentaires. L’un ne se substitue pas à l’autre. « L’automatisation n’est pas la solution pour diminuer la surveillance », au contraire, elle la renforce. Les camions devraient continuer à être conduits par des humains pour longtemps, mais ceux-ci risquent d’être de plus en plus en conflit avec la technique, à défaut de pouvoir l’être avec leurs donneurs d’ordres. Avec la technique, quelques emplois disparaissent, d’autres s’améliorent, mais la plupart deviennent pire qu’ils n’étaient avant. La technologie a tendance à les rendre moins pénible, certes, mais bien plus intenses qu’ils n’étaient. Avec les outils numériques, le travailleur est surveillé d’une façon « plus intime et plus intrusive » qu’auparavant – à l’image de systèmes qui observent tout l’habitacle, et donc le comportement des autres passagers également. La techno surveille, harcèle et impose une responsabilité supplémentaire à ceux sur qui elle s’abat, qui doivent répondre de la moindre de leur défaillance que relèvent les indicateurs qui les monitorent. Certes, ces systèmes peuvent être déjoués. Même les systèmes qui surveillent la position du regard peuvent l’être avec des lunettes, mais ces détournements ne peuvent être que circonscrits.
A nouveau plus d’automatisation implique d’abord plus de surveillance. Reste que la grande question qui n’est jamais débattue est de savoir jusqu’où la surveillance doit aller ? Le storytelling de l’automatisation promet toujours que nous allons être libérés des tâches les plus ingrates pour nous concentrer sur les plus intéressantes. Mais ce n’est pas la réalité, rappelle la chercheuse. En réalité, les routiers font face à une double menace des technologies. La première, c’est leur déplacement, qui est plus lent et graduel que prévu, mais qui est bien réel, et ce déplacement est d’abord celui d’une précarisation qui prévoit qu’à terme n’importe qui pourra faire ce travail pour bien moins cher qu’aujourd’hui. De l’autre, c’est l’intensification de la surveillance, et avec elle, la dégradation de la qualité, de l’autonomie et de la dignité du travail.
De l’exécutabilité du travail
Dans Against Security (Princeton University Press, 2014, non traduit), le sociologue Harvey Molotch explique que trop souvent on impose des solutions top-down aux problèmes sociaux. Ces solutions sont basées sur comment certains pensent que le monde fonctionne. Trop souvent, « on efface les mécanismes tacites et les modes de contournements que les gens utilisent pour que les choses soient faites », explique-t-il. On impose un ordre apparent au détriment de l’ordre réel. En renforçant les règles par la surveillance numérique, on renforce cet ordre apparent, et on ignore les causes sociales, économiques et politiques des problèmes. Les dispositifs numériques introduits dans les camions supposent qu’on ne peut pas faire confiance aux conducteurs et que la seule solution consiste à limiter leur autonomie, plutôt que de la renforcer. Les dispositifs de surveillance n’ont rien changé à ce qui motive les routiers à contourner les règles, ils n’ont rien fait bouger des problèmes de l’industrie du transport, à savoir le manque de protections des travailleurs, les problèmes liés à la façon dont le paiement est structuré… Au mieux, ils empêchent quelques abus, mais il reste possible aux routiers et à leurs employeurs d’exploiter les limites des outils de surveillance – en renforçant encore et toujours la responsabilité des routiers. Pour Karen Levy, s’il y a des solutions aux problèmes du transport, elles ne sont pas technologiques. La technologie n’est qu’une façon superficielle de masquer un problème qui ne s’adresse jamais à ses causes profondes. L’enjeu devrait être bien plus de regarder la structuration économique du transport pour rendre sa décence au travail des routiers. Le premier enjeu pour mettre fin à ces « ateliers clandestins sur roue » consiste à payer les routiers pour leur travail, et non pas seulement pour les kilomètres qu’ils abattent, en prenant en compte et en payant les temps d’attente et de services. On en est loin. Les réponses technologiques semblent partout plus simples à déployer que les réponses sociales et économiques… et ce d’autant plus que les déploiement techniques ne remettent jamais en cause les infrastructures de pouvoir existantes, au contraire.
Karen Levy suggère qu’on pourrait utiliser les données produites par les systèmes de surveillance pour mieux adresser les problèmes, comme la question du temps de détention. Pour elle, nous devrions réorienter la collecte de données pour passer d’outils de contrôle individuels à des moyens de réforme collective, même si, rappelle-t-elle, assigner des chiffres ne créée pas d’une manière magique la volonté politique d’en adresser l’enjeu. Les preuves ne suffisent pas toujours, comme le disait très justement Mimi Onuoha en parlant de l’immense documentation existante sur le racisme et la discrimination. Sans accompagnement social, économique, culturel et légaux, les mesures ne produisent rien. « Si nous construisons des outils qui permettent aux patrons de surveiller l’activité des travailleurs, nous devrions les accompagner de protections légales renforcées pour ces travailleurs », explique très justement Karen Levy, et « nous soucier de leur intégration dans la culture du travail ». Or, cette culture n’est pas la même partout.
Une intéressante étude a montré que les routiers ne répondaient pas tous de la même manière à la publication de leurs performances mesurées par les systèmes. Dans les entreprises où la culture au travail est très individualiste, ces publications tendent à favoriser la compétition entre employés. Dans les entreprises où la culture du travail est plus collectiviste, ces performances ont l’effet opposé et poussent le collectif à limiter la compétition. Le but de la démonstration n’est pas de montrer que les entreprises devraient se défier des cultures du travail coopératives, que de montrer que les effets de la surveillance ne sont pas uniformes, qu’ils privilégient un mode de rapport au monde sur d’autres, une culture et une idéologie sur d’autres. Sévir sur la rupture des règles sans reconnaître que les travailleurs sont contraints de le faire, consiste seulement à les conduire à des situations intenables dont ils seront tenus pour seuls responsables. C’est un peu comme si finalement ce type de régulation technique n’avait pour but que d’absoudre le régulateur (le politique) et l’organisation (l’économique) pour faire peser toutes les contraintes sur le plus petit et plus faible maillon de la chaîne : l’individu. Au final, celui-ci n’a plus d’autres choix que d’enfreindre la règle de sa responsabilité, sous la pression de la loi, de la technique, de la chaîne économique. « La meilleure façon de penser au changement technologique n’est pas de se concentrer uniquement sur la technologie, mais de renforcer les institutions sociales et les relations qui l’entourent », conclut Levy. Certes. Mais dans la perspective d’une amélioration de la productivité sans limite, il est finalement plus simple pour toute la société, de renvoyer toutes les injonctions contradictoires et les responsabilités sur le dernier maillon de la chaîne de responsabilité. Au final, c’est au routier de gérer toutes les contradictions que la société lui impose. Et dans tous les cas, il perd !
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La monographie de Karen Levy est une belle illustration des contradictions où s’enferme le monde du travail moderne. Elle montre que dans ces transformations, le travailleur n’a aucun levier sur les conséquences du développement du numérique au travail. Partout, le numérique réduit ses marges de manœuvre pour résister à l’intensification, pour garder de l’autonomie, pour limiter le contrôle et lutter contre la précarisation. Le travailleur est renvoyé à un conflit solitaire avec la machine, au détriment d’un conflit avec ceux qui les exploitent et les déploient et au détriment de toute collectivisation du conflit. Même le simple enjeu d’arriver à limiter le niveau de surveillance, pour qu’elle reste proportionnelle, est débordée par les capacités de la technique. Avec une surveillance qui vise à repousser les injonctions contradictoires entre le légal et l’économique sur les épaules des seuls individus plutôt qu’au niveau de la société, la technologie fait reculer la justice, et donc avec elle, notre possibilité même de faire société.
Hubert Guillaud
A propos du livre de Karen Levy, Data Driven, Truckers, Technology, and the new workplace surveillance, Princeton University Press, 2023.