Sans mandat ni attribution claire, Musk a pris les commandes des systèmes informatiques de l’Etat fédéral (Musk n’est que conseiller du Département de l’efficacité, dirigé – on ne le sait que depuis quelques jours – par Amy Gleason). Le démantèlement en cours de l’autre côté de l’Atlantique est à l’image de ce nouveau bureau dont le cadre d’exercice est tout aussi confus que le périmètre de ses missions. Cela n’empêche pas que, depuis le 20 janvier 2025, les Doge Kids prennent partout les commandes des bases de données d’innombrables agences et ministères, alors que le Doge licencie les fonctionnaires à tour de bras et coupe les budgets. S’il est difficile de tirer la situation au clair, tant les actions sont nombreuses et polémiques (certaines décisions sont prises, réfutées, reprises, avec des décisions de justice contradictoires qui viennent les réfuter sans qu’elles ne le soient nécessairement dans les faits), à défaut d’éclaircir la confusion, essayons néanmoins de regrouper les analyses.
Ce qu’il se passe avec le Doge depuis janvier est difficile à suivre, rappelle Brian Barrett pour Wired. Notamment parce que, contrairement à ce que Musk avait promis, le Doge ne fonctionne absolument pas d’une manière transparente, bien au contraire. Mais le peu que la presse en voit, qu’elle arrive à documenter, montre dans ses interstices, que ce qu’il se passe est pire que ce qu’elle parvient à en montrer. « La Food and Drug Administration (FDA) a annulé une réunion qui aurait dû donner des orientations sur la composition du vaccin contre la grippe de cette année. Pour l’instant, la réunion n’a pas été reprogrammée ». L’administration de la sécurité sociale va réduire son personnel de moitié. Le ministère du Logement et du Développement urbain va être réduit de 84 %. Et c’est pareil dans nombre d’administrations… « Ne pensez pas que vous recevrez vos chèques d’aide sociale à temps, que vous allez pouvoir garder vos lumières allumées »…. « Ne présumez pas que tout ce qui fonctionne aujourd’hui fonctionnera encore demain. » Surtout que si beaucoup de personnel ont été licenciés, la purge massive annoncée n’a pas encore eu lieu !
Le Doge a annoncé des correctifs sur certaines de leurs premières annonces, comme l’annulation d’un programme de l’USAID conçu pour empêcher la propagation d’Ebola. « Nous avons rétabli la prévention d’Ebola immédiatement » a-t-il été répondu face à l’alarme. Ce n’est pas le cas, rapporte le Washington Post. Un exemple qui montre qu’on ne peut même pas s’appuyer sur les déclarations.
Bref, « le Doge pour l’instant n’a fait que jeter un rocher au milieu d’un étang. Si vous pensez que c’est mauvais, attendez les répercussions ».
Le Doge : un piratage de l’intérieur !
« Il s’agit de la plus grande violation de données et de la plus grande violation de sécurité informatique de l’histoire de notre pays », explique un expert en sécurité informatique interrogé par The Atlantic. Comme si on assistait à un piratage informatique de l’intérieur. Partout, les fonctionnaires sont déboussolés de constater ce qu’il se passe. « Musk et son équipe pourraient agir délibérément pour extraire des données sensibles, modifier des aspects fondamentaux du fonctionnement de ces systèmes ou fournir un accès supplémentaire à des acteurs non contrôlés. Ou ils peuvent agir avec négligence ou incompétence, détruisant complètement les systèmes. Étant donné l’ampleur de ce que font ces systèmes, des services gouvernementaux clés pourraient cesser de fonctionner correctement, des citoyens pourraient être lésés et les dommages pourraient être difficiles ou impossibles à réparer ». D’innombrables données personnelles sont siphonnées sans que nulle ne sache où elles seront disséminées ni à quoi elles pourront servir. Pire, les données peuvent également être modifiées tout comme le fonctionnement de logiciels critiques. Pire encore, le Doge peut désormais cacher les preuves des modifications que ses équipes accomplissent. « Ils pourraient modifier ou manipuler les données du Trésor directement dans la base de données sans que plus personne ne puisse vérifier les modifications ». L’information sur les niveaux d’accès spécifiques dont Musk et son équipe disposent restent flous et varient probablement selon les agences et les systèmes. « Auparavant, les protocoles de sécurité étaient si stricts qu’un entrepreneur branchant un ordinateur non fourni par le gouvernement sur un port Ethernet d’un bureau d’une agence gouvernementale était considéré comme une violation majeure de la sécurité ». Nous n’en sommes absolument plus là. « Plus ces intrusions durent, plus le risque d’une compromission potentiellement fatale augmente ». Même une petite modification d’une partie du système qui a trait à la distribution des fonds pourrait faire des ravages, empêchant ces fonds d’être distribués ou les distribuant de manière incorrecte, par exemple. Les opposants de Musk et Trump devraient s’inquiéter. Demain, le fisc pourrait produire des déclarations qu’ils n’ont pas faites ou faire disparaître celles qu’ils ont faites. La corruption des bases de données de l’Etat fédéral risque de saper ce qu’il reste de confiance dans l’Etat.
Dans les administrations, la terreur et la paranoïa règnent, explique la journaliste Karen Hao. La paralysie qui saisit les administrations américaines n’est pas que liée aux licenciements massifs, mais plus encore à la peur de dénonciation. Tous les fonctionnaires ont l’impression d’être désormais traqués par leur propre gouvernement. Nombre de fonctionnaires suspectent désormais leurs ordinateurs de les espionner pour le compte du Doge, rapporte Wired, et nombreux sont ceux qui se mettent à prendre des précautions… D’ailleurs, le nombre de messages échangés a considérablement chuté, pas seulement du fait des licenciements.
Mais la surveillance des fonctionnaires a commencé bien avant Trump, rappellent les journalistes de Wired, notamment pour ceux qui manipulent des informations classifiées. Mais pas seulement, beaucoup d’agences sensibles sont depuis longtemps sous surveillance. 9 des 15 ministères américains avaient déjà souscrit des programmes de surveillance d’une partie de leurs employés, à l’image du logiciel Intercept de Dtex, utilisé par plusieurs agences fédérales, qui génère des scores de risque individuels en analysant des métadonnées anonymisées, telles que les URL que les travailleurs visitent et les fichiers qu’ils ouvrent et impriment sur leurs appareils de travail. « Lorsque vous créez une culture de peur et d’intimidation et que vous parvenez à dissuader les gens de dénoncer les actes répréhensibles, vous vous assurez que la corruption passe inaperçue et n’est pas traitée« , s’alarme Karen Hao.
Thomas Shedd, un ancien ingénieur de Tesla récemment nommé directeur des services de transformation technologique du Doge, a demandé un accès privilégié à 19 systèmes informatiques différents. « S’ils voulaient changer le montant du salaire d’une personne ou de ses impôts, ils pourraient le modifier », explique encore un article de The Atlantic. Non seulement ils peuvent lire les e-mails des employés, mais vu le niveau d’autorisation d’accès, ils pourraient même les modifier. Les risques de préjudice, d’abus, de corruption ou de vengeance sont complètement libérés. « La NASA détient des spécifications techniques et des données de recherche pour les concurrents de SpaceX, et les initiés craignent que ces informations soient bientôt également compromises. Ils craignent également que la R&D classifiée de la NASA dans des domaines tels que la physique quantique, la biotechnologie et l’astrobiologie puisse être volée à des fins privées. »
« Le premier mois de Musk et du Doge a été si chaotique, leurs incursions si aléatoires, qu’il est difficile d’évaluer ce qui s’est passé. Doge prétend améliorer le gouvernement, mais les employés de l’agence avec lesquels nous avons parlé ont le sentiment d’avoir été piratés. »
Pour les éditeurs de The Atlantic : « Aucune bonne raison ou argument ne peut être avancé pour qu’une personne ou une entité ait un tel accès à autant d’agences gouvernementales contenant autant d’informations sensibles. Même dans un seul bureau gouvernemental, l’accès administratif complet à tous les systèmes est un privilège qui n’existe pas. Dans l’ensemble, à l’échelle de l’ensemble du gouvernement, ce serait incompréhensible ».
Le Data Coup du Doge est « la plus grande appropriation de données publiques par un particulier dans l’histoire d’un État moderne », estiment les sociologues Nick Couldry et Ulises Meijas dans une tribune pour Tech Policy Press (auteurs d’un récent livre sur le pillage des données et le colonialisme de la Tech, dont on avait rendu compte). Pour eux, ce qu’il se passe ne relève pas du capitalisme de surveillance de Zuboff qui dénonçait le fait que les géants de la tech aient été mis au service de l’Etat. Ici, il s’agit de mettre toutes les données de l’Etat fédéral au mains d’entreprises : « Dans le néolibéralisme, les citoyens deviennent des consommateurs ; dans le colonialisme des données, les citoyens deviennent des sujets ». Une fois que nous examinons les événements récents aux États-Unis à travers une lentille coloniale, le mépris de la légalité n’est pas non plus surprenant. Jusqu’à récemment, il était possible que l’État américain soutienne des réglementations pour restreindre l’extractivisme des Big Tech, sous une forme ou une autre. Aujourd’hui, c’est devenu une perspective lointaine.
« Le Doge a compris quelque chose que l’establishment politique n’a pas compris : la technologie est la colonne vertébrale de tout gouvernement ! » C’est ce qu’affirme dans une tribune pour Tech Policy Press, Emily Tavoulareas qui a fondé le US Digital Service, qui, depuis le 20 janvier est devenu le Doge. L’organisation dédiée à l’amélioration des services gouvernementaux a été réaffectée en vecteur de destruction de ces services, constate, désolée, la chercheuse et ex-directrice technique à la Maison Blanche. Là aussi, la plupart des employés ont été licenciés. Le Doge a pris le contrôle de nombres de systèmes critiques du gouvernement fédéral. « L’administration Trump semble comprendre quelque chose que peu d’autres comprennent : l’infrastructure technique est l’infrastructure de tout. Elle peut accélérer ou entraver les objectifs politiques ». C’est ce qu’a tenté d’expliquer Tavoulareas à nombre de responsables politiques ces dernières années. Pour le US Digital Service, les applications et sites de l’administration problématiques étaient souvent un levier pour organiser des transformations plus profondes dans les services. Mais pour les politiciens, bien souvent, la technologie et l’implémentation des politiques dans des services numériques, tenaient de la simple logistique, souvent confiée à des acteurs privés. Mais, c’est là croire que la technologie est subordonnée au travail politique, quand elle lui est inextricablement liée. « Séparer la politique de la technologie dont elle dépend a été une cause profonde de beaucoup de dysfonctionnements ».
« La technologie n’est pas une chose supplémentaire que vous ajoutez aux programmes et services gouvernementaux — elle EST le service. Ce n’est pas une chose supplémentaire que vous ajoutez à l’institution — elle est la colonne vertébrale de l’institution. » Le Doge a parfaitement compris cela. Les équipes de Musk savent parfaitement que l’infrastructure technique n’est pas seulement une infrastructure pour faire des applications et des sites web, mais qu’elle est l’infrastructure qui contrôle tout.
La mission du US Digital Service était de fournir de meilleurs services gouvernementaux au peuple américain à travers la technologie et le design. Pour le service numérique du gouvernement américain, la technologie n’était qu’un véhicule pour améliorer les services au bénéfice des personnes. Ce n’est pas l’objectif du Doge, qui se concentre tout entier sur l’efficacité et la réduction des coûts. Le Doge n’a pas vocation à se mettre au service des gens, ce qui signifie qu’elle est au service de quelqu’un d’autre ! Certes, concède Emily Tavoulareas, le Digital service n’a pas toujours été efficace. Oui, le gouvernement américain a gaspillé parfois des milliards de dollars à construire des logiciels qui ne fonctionnent pas, notamment parce que nombre de services se préoccupent assez peu des utilisateurs. Mais le Digital service montrait qu’on pouvait et devait faire mieux, que les employés du gouvernement devaient privilégier les résultats sur les procédures, les personnes par rapport aux processus, les solutions par rapport aux règles. Le service a tenté de faire en sorte que la technologie bénéficie aux utilisateurs. Avec le Doge, il est sûr que ce n’est pas aux utilisateurs qu’elle va désormais bénéficier !
Le Doge, institution de l’IA impériale
Il est temps de s’inquiéter des projets d’intelligence artificielle du Doge, s’alarment les spécialistes de la sécurité informatique Bruce Schneier et Nathan Sanders dans The Atlantic (ils feront paraître en octobre, Rewiring Democracy). Alors que nombre de fonctions critiques de l’Etat ont été interrompues, que des dizaines de milliers de fonctionnaires fédéraux sont encouragés à démissionner, le département de l’efficacité gouvernementale s’attaque déjà à l’étape suivante : utiliser l’IA pour réduire les coûts. Selon le Washington Post, le groupe de Musk a commencé à traiter des données sensibles des systèmes gouvernementaux via des programmes d’IA pour analyser les dépenses et déterminer ce qui pourrait être élagué et bien sûr remplacer les fonctionnaires par des machines. En fait, analysent Schneier et Sanders, remplacer les fonctionnaires par des machines a surtout pour objectif de rendre le changement à l’oeuvre sans recours, en éliminant la résistance des corps institués au changement. L’autre danger de recourir à l’IA pour gérer des programmes fédéraux, c’est de renforcer la concentration du pouvoir. Les programmes de protection sociale comme les organismes de contrôle des entreprises peuvent alors très facilement être orientés pour bénéficier à certains plus qu’à d’autres. « Le pouvoir absolu de commander des agents d’IA pourrait faciliter la subversion de l’intention législative« .
Bien sûr, la faculté de discernement ne disparaît pas, mais dans les systèmes machiniques, celle-ci est concentrée dans les mains de ceux qui opèrent et déploient les systèmes. Dans les systèmes humains, ce discernement est largement réparti entre de nombreux individus, fonctionnaires et agents. « L’IA ne remplace pas ces anciennes institutions, mais elle change leur fonctionnement ». Le développement de l’IA elle-même pourrait se faire au sein d’institutions publiques transparentes, responsables et démocratiques, avec une supervision publique de leur conception et de leur mise en œuvre et la mise en place de garde-fous adaptés, plaident les deux chercheurs. Ce n’est bien sûr pas cette orientation qui est prise. Et le risque, c’est que cette orientation autoritaire inspire toute les autres à venir.
Le Washington Post explique que c’est le ministère de l’Education qui semble le premier à faire les frais de l’épluchage de ses dépenses par l’IA. L’utilisation de l’IA par le Doge au sein du ministère de l’Éducation constitue un écart important par rapport à la politique préconisée sur la technologie, à savoir n’utiliser les programmes qu’après avoir fait les tests nécessaires pour s’assurer que son utilisation ne compromette pas la confidentialité et la cybersécurité.
Mais, l’IA peut-elle vraiment aider le Doge à réduire les budgets et éviter le gaspillage ?, s’interroge la Technology Review. Comme le répète Arvind Narayanan, le calcul fonctionne mieux quand ce qu’il doit calculer est clair. La fraude est une notion un peu moins subjective que le gaspillage. Or, les paiements fédéraux frauduleux dans le domaine de la santé ne sont pas tant du fait des utilisateurs que des sociétés pharmaceutiques, rappelle l’économiste Jetson Leder-Luis, spécialiste de la fraude sociale. Celui-ci rappelle qu’il est possible de chercher des schémas de fraudes pour mettre fin aux remboursements frauduleux avant qu’ils ne se produisent. Dans une étude de 2024, l’économiste montrait qu’il était possible d’utiliser l’IA pour détecter des fraudes institutionnelles potentielles, selon une approche préventive. Mais ces distinctions n’ont pas l’air d’être la priorité du Doge, bien au contraire. Le but semble bien plus de réduire des dépenses pour des raisons politiques que de réduire les fraudes et abus depuis des preuves.
Le Doge travaille à un système pour automatiser le licenciement des fonctionnaires, explique encore Wired, sur la base d’un logiciel créé il y a 20 ans par le ministère de la Défense, permettant d’accélérer la réduction d’effectifs. Jusqu’à présent, les licenciements ont été manuels et ont visé surtout les employés en période d’essai. Mais visiblement, le but semble d’accélérer encore la cadence. Pour Brian Merchant, ces annonces d’automatisation des licenciements sont consécutives au fait que le Doge ait demandé à deux millions d’employés du gouvernement de répondre à un mail leur demandant ce qu’ils ont fait de leur semaine. L’analyse qu’il va en être fait risque surtout de ne pas produire grand-chose car aucun système n’est capable de déterminer depuis ces mails, si le travail de ceux qui y répondent est nécessaire ou non. Nous sommes dans un “Grok Gouvernement” ironise Merchant, en comparant ce qu’il se passe à l’IA de Musk, surtout connue pour son sens de l’humour particulièrement problématique.
Mais aussi stupide soit la fiction, la mascarade est puissante. Car ces annonces rhétoriques impressionnent. L’essentiel n’est pas ce que ces outils vont ou peuvent produire, mais en réalité, l’important, c’est la fiction qu’ils déroulent. Ce sont des “générateurs de faux-semblants”. L’efficacité supposée des outils permet surtout de déresponsabiliser les décisions. “L’idée est d’utiliser la notion même d’IA et d’automatisation comme instruments de perturbation et de consolidation du contrôle”.
Pour Kate Crawford, citée par Merchant, l’IA se révèle plus impérialiste que jamais. Les Etats-Unis comme les Big Techs de l’IA ne parlent plus d’innovation, constate-t-elle. JD Vance, le vice-président américain, à Paris comme à Munich, ne disait pas autre chose. Il parle d’expansion pure, de consolidation du pouvoir par l’IA. Le décalage avec le camp qui défend l’intérêt public n’a jamais été aussi béant. Le désalignement est total. “L’approche américaine de l’IA consiste à construire un empire”, sans garde-fous. “Au moment même où Vance prononçait ces mots, aux États-Unis, le Doge infiltrait et saisissait, souvent en violation de la loi, l’infrastructure d’information du gouvernement américain”. Le Doge a effacé des données, censuré des mots et réécrit l’histoire. Pour le gouvernement américain, désormais, l’enjeu n’est plus de s’inquiéter des risques, de la sécurité ou de la protection des populations, mais de construire des systèmes rentables. Les empires ont toujours concentré le pouvoir technologique, rappelle Crawford qui a tenté de le montrer dans son projet Calculating Empire.
Ce qui semble certain, c’est que ce déploiement de l’IA comme nouvelle méthode de gouvernement ne se fera pas sans retour de bâton… A mesure que ces systèmes feront n’importe quoi – et ils feront n’importe quoi –, c’est tout le champ technologique qui est menacé de corruption et d’effondrement.
Nous sommes confrontés à un coup d’Etat des thuriféraires de l’IA, estime Eryk Salvaggio dans Tech Policy Press. L’IA est une technologie qui permet de « fabriquer des excuses ». Il suffit de dire que l’IA peut remplacer l’administration, pour qu’on discute de savoir comment plutôt que de comprendre pourquoi ce serait nécessaire. Nous sommes au milieu d’un coup d’État politique qui risque de changer à jamais la nature du gouvernement américain. Il ne se déroule pas dans la rue, il se déroule sans loi martiale, sans même avoir recours à la force ou à l’armée : il se déroule dans l’automatisation banale de la bureaucratie. La justification repose sur un mythe de productivité selon lequel le but de la bureaucratie est simplement ce qu’elle produit (services, informations, gouvernance) et peut être isolé du processus qui y conduit. L’IA nous est imposée comme un outil pour remplacer la politique. Mais son but n’est pas de s’en prendre à la paperasse ou au gaspillage, comme on nous le répète : l’IA est utilisée pour « contourner la surveillance du budget par le Congrès, qui est, constitutionnellement, l’attribution de ressources aux programmes gouvernementaux par le biais de la politique représentative ». Le Doge vise à déplacer la prise de décision collective au cœur de la politique représentative. Dans le chaos qui règne à Washington, les entreprises de la Silicon Valley font valoir qu’elles sont la solution. Elle consiste, peu ou prou, en un chatbot omnipotent, une sorte d’IA gouvernementale dédiée. « Il suffit que cette IA soit considérée comme un concurrent plausible de la prise de décision humaine suffisamment longtemps pour déloger les décideurs humains existants dans la fonction publique, des travailleurs qui incarnent les valeurs et la mission de l’institution. Une fois remplacées, les connaissances humaines qui produisent l’institution seront perdues ». Ce projet, même flou, ne propose rien de moins que l’avènement d’un régime technocratique, où le pouvoir se concentre entre les mains de ceux qui comprennent et contrôlent la maintenance, l’entretien et les mises à niveau de ce système. Pour Salvaggio, l’enjeu consiste à créer une forme de « crise informatique nationale que seule les géants de l’IA peuvent résoudre ». Nous sommes en train de passer de « la gouvernance démocratique à l’automatisme technocratique ». Ce scénario catastrophe suppose bien sûr un public passif, une bureaucratie complaisante et un Congrès qui ne fait rien, précise Salvaggio. Cela suppose qu’opérer dans une zone grise juridique est un moyen d’échapper à la surveillance judiciaire – et c’est ce que permet le Doge. La rapidité d’action permet de déplacer le débat vers la technique ce qui est une façon d’exclure les décideurs politiques et le public des décisions et de transférer ce pouvoir au code qu’ils écrivent. La participation démocratique ne sera jamais un gaspillage, rappelle Salvaggio. « Aucun système informatisé ne devrait remplacer la voix des électeurs. Ne demandez pas si la machine est digne de confiance. Demandez-vous qui la contrôle« .
Transformer l’infrastructure de l’Etat en arme
« Ce n’est pas tant un coup d’Etat qu’une OPA », expliquent Henry Farrell et Abraham Newman, qui ont publié récemment L’empire souterrain (Odile Jacob, 2024) un livre où ils expliquent comment l’Amérique a pris le contrôle des systèmes techniques de l’économie mondiale et les ont utilisés pour exercer leur domination sur leurs alliés comme sur leurs ennemis. « Aujourd’hui, Musk semble faire au gouvernement américain ce que le gouvernement américain a fait autrefois au reste du monde : transformer la plomberie du gouvernement fédéral en arme politique contre ses adversaires« . Snowden nous a montré comment les États-Unis avaient transformé Internet en un gigantesque système de surveillance mondiale. L’accès à Swift, l’infrastructure institutionnelle de base qui garantit que l’argent, les informations et les biens arrivent là où ils doivent était l’autre pierre angulaire que l’Amérique a subvertit. « Les États-Unis ont identifié des points d’étranglement clés qui leur ont permis d’utiliser les infrastructures de paiement, d’information et physiques du monde entier comme une arme pour parvenir à leurs fins. Le Doge de Musk utilise les infrastructures de paiement, d’information et physiques du gouvernement américain de manière très similaire, en contournant les structures politiques censées restreindre l’action exécutive unilatérale. Tout comme lorsque les États-Unis ont utilisé l’économie mondiale comme une arme il y a plus de deux décennies, il est difficile pour ceux qui en sont les victimes de comprendre exactement ce qui leur arrive« .
« Comme Swift et la compensation en dollars, le système de paiement fédéral était autrefois traité comme un système entièrement technique, à l’abri des interférences politiques. Ce n’est plus le cas. Comme l’explique Nathan Tankus pour Rolling Stones, le Bureau du service fiscal, la partie du département du Trésor qui gère les paiements pour le gouvernement fédéral, est censé être technocratique et se concentrer uniquement sur la garantie que l’argent va là où il est censé aller. Néanmoins, parce qu’il agit comme un intermédiaire entre le gouvernement et le reste du gouvernement, il constitue un point d’étranglement crucial. Il offre un point de visibilité unique sur les opérations du gouvernement, avec des informations stratégiques détaillées sur l’argent qui circule et où, et un point de contrôle unique. »
« Ce qu’ils doivent comprendre – et rapidement – c’est que Musk, et par extension Trump, semblent essayer de transformer ces systèmes techniques en leviers de contrôle. Si les deux réussissent, ce qui est incertain, ils auront un avantage politique sans précédent dans les mois et les années à venir. Même s’ils échouent, leurs erreurs peuvent avoir des conséquences catastrophiques.«
« Tout comme le contrôle de Swift a fourni aux États-Unis des informations stratégiques vitales sur les flux financiers mondiaux, Doge pourrait également utiliser l’accès au système fédéral de paiements pour obtenir un aperçu des opérations gouvernementales. Dans notre recherche sur les paiements mondiaux, nous avons décrit comment les États-Unis ont transformé la finance mondiale en un « panoptique » qui leur a fourni des informations extrêmement détaillées sur qui envoyait de l’argent à qui, qu’ils pouvaient ensuite utiliser comme arme contre leurs adversaires. Peu à peu, les États-Unis ont utilisé le système du dollar comme un point d’étranglement pour bloquer les paiements et pour transformer les banques étrangères en agents du pouvoir américain ».
« Le système fédéral de paiements est un panoptique depuis des décennies, attendant que quelqu’un avec des ambitions politiques brise le pare-feu bureaucratique ». C’est ce qui est en train de se passer, estiment les chercheurs. « Tout entrepreneur ou tiers qui dépend de l’argent du gouvernement américain se retrouvera dépendant de leur patronage et de leurs caprices politiques. Cela sera techniquement difficile à réaliser, mais cela générerait des opportunités étonnantes de corruption secrète et ouverte et d’imposition de préférences politiques et idéologiques à des tiers ». Pourtant, les risques les plus probables à court terme ne sont pas une coercition efficace mais une calamité accidentelle, du fait que les Doge Kids maîtrisent mal les couches techniques de ces systèmes.
« Tout comme il a fallu des décennies aux États-Unis pour vraiment transformer les systèmes techniques de l’économie mondiale en fonction de leurs objectifs, il faudra du temps et des bidouillages pour que le Doge commence vraiment à réaliser ses ambitions. La mauvaise nouvelle est que les fonctionnaires fédéraux et l’ensemble de la population américaine seront les cobayes involontaires de cette vaste expérience. La moins mauvaise nouvelle est que ce qui ressemble à une prise de pouvoir gouvernementale accomplie en un week-end n’est pas encore une machine de pouvoir, et il faudra un travail acharné et ininterrompu pour y parvenir. Les législateurs, les avocats et les citoyens ordinaires qui ne veulent pas que cette prise de pouvoir hostile réussisse devraient saisir toutes les occasions de jeter du sable dans le mécanisme par la politique et la protestation, tant qu’il est encore temps de préserver les institutions qui, bien qu’imparfaites, sont nécessaires au fonctionnement de la société et de la démocratie américaines ».
Même constat pour l’historien de l’économie Quinn Slobodian (auteur du Capitalisme de l’apocalypse, Le Seuil, 2025) dans une brillante analyse politique pour la New York Review, où il explique que le Doge est la synthèse de trois courants politiques : celui des marchés et des startups qui souhaitent un retour sur investissement, celui des think-tanks consevateurs anti-New Deal qui souhaite un Etat incapable de promouvoir la justice sociale ; et le monde extrêmement connecté de l’anarchocapitalisme et de l’accélérationnisme de droite, qui souhaite un État brisé qui cède l’autorité gouvernementale à des projets concurrents de gouvernance privée décentralisée. Les mercenaires de Musk sont des « consultants en gestion radicalisés » qui appliquent les règles qu’il a appliqué à Twitter au gouvernement fédéral. L’objectif n’est pas moins que la mort de l’Etat fédéral, pareil à un écran noir qui ne répond plus.
Doge : une porte ouverte pour la corruption et l’escroquerie
En attendant, les équipes de Musk agissent vite. Dès qu’ils accèdent aux données, ils épurent les bénéficiaires. The Atlantic rapporte par exemple l’arrivée des équipes du Doge au Bureau de protection des consommateurs en matière financière (CFPB). En quelques heures, les bureaux sont fermés, les employés licenciés, les activités suspendues, selon des principes partout similaires : coupes budgétaires brutales, changements de direction, et campagnes de diffamation en ligne. Toutes les dépenses sont annulées, avec le triple objectif d’une purge politique de l’administration, du renforcement sans précédent du pouvoir présidentiel et bien sûr d’économies.
Pourtant, depuis sa création, en 2011, le CFPB a protégé nombre d’Américains des fraudes et escroqueries financières. Selon son ancien directeur, elle aurait restitué 20,7 milliards de dollars aux consommateurs depuis sa création. Sa fermeture annonce surtout la retour des arnaques financières que l’organisme n’a eu de cesse de traquer : « les entreprises de fintech douteuses auront moins de soucis à se faire, les normes de prêt pourront se détériorer, les consommateurs victimes de fraude n’auront pas de moyen de demander de l’aide »…
Comme le dit l’économiste américain Paul Krugman dans sa newsletter, c’est le retour du printemps pour les escrocs. « Nous avons désormais un gouvernement de, par et pour les prédateurs financiers », s’insurge Krugman. Via un système de signalement et de dépôt de plaintes, l’agence a aidé des centaines de milliers de personnes à résoudre leurs problèmes avec des entreprises privées. Selon Bloomberg, le Doge s’est vu « accorder l’accès à tous les systèmes de données du CFPB », alors qu’elle dispose d’une quantité importante d’informations confidentielles sur les plaignants comme sur les entreprises visées par ces plaintes, sans compter les conflits d’intérêts même de Musk (qu’il est censé gérer seul, du haut de sa grande vertu morale !), le CFPB ayant reçu des plaintes à l’encontre de Tesla, et X – qui a annoncé un accord avec Visa pour développer des services de paiement – aurait dû entrer dans le scope de surveillance financière du CFPB. « Démanteler l’organisme de surveillance au motif qu’il représente un coût excessif pour le peuple américain, comme l’a affirmé Elon Musk dans un message est tout simplement incorrect. Si vous regardez les dollars dépensés par rapport aux dollars récupérés », a déclaré son ancien responsable. « L’agence a récupéré bien plus pour les consommateurs qu’elle n’en a jamais dépensé dans son intégralité pour ses opérations. Musk dit que le Doge devrait permettre aux contribuables d’économiser de l’argent, mais le CFPB le fait depuis le début. »
L’accès aux systèmes de paiement fédéraux par le personnel du Doge a été qualifié de « plus grande menace interne à laquelle le bureau du service fiscal n’ait jamais été confronté ».
En tout cas, les conflits d’intérêts semblent innombrables. Scott Langmack, directeur de l’exploitation de Kukun une société de technologie immobilière s’est récemment présenté comme conseiller principal du Doge en demandant aux employés du Département du logement et du développement urbain de lister tous les contrats du bureau et de noter s’ils étaient ou non essentiels pour l’agence, rapporte Wired. Tom Krause, par exemple, exerce les fonctions de secrétaire adjoint aux finances au Trésor tout en occupant le rôle de PDG d’une entreprise de logiciels qui a des millions de dollars de contrats avec le Trésor. Outre les conflits d’intérêts problématiques, la granularité des données auxquels le Doge a désormais accès est tout autant problématique. Et l’ensemble est d’autant plus problématique que nul ne sait ce qui est fait des données. Elles peuvent être copiées, modifiées, corrompues. Il est probable que cette corruption des données soit en train de produire de super-oligarques de la tech… Les techbros surpuissants d’aujourd’hui, pourraient bien être des nains par rapport à la puissance qu’ils sont en train d’acquérir.
Même le vénérable Financial Times commence à s’inquiéter. Les entreprises ont conclu un pacte faustien avec Donald Trump et Elon Musk, séduites par les promesses de la déréglementation et des baisses d’impôts. « En réalité, les chefs d’entreprise ont laissé entrer dans le poulailler des renards extrêmement rapaces, ce qu’ils pourraient regretter ». La journaliste économique Rana Foroohar est pourtant conciliante, puisqu’elle propose de laisser de côté les effets économiques négatifs des guerres commerciales qui s’annoncent, des rafles d’immigrants, ou des conflits géopolitiques qui pointent. L’accès illimité du Doge aux données d’innombrables administrations est une menace existentielle pour nombre d’entreprises. « Il y a plusieurs choses qui m’inquiéteraient si j’étais un chef d’entreprise. La première est l’avantage concurrentiel sans précédent que Musk pourrait obtenir en ayant accès à des éléments tels que les données de sécurité du ministère des Transports, les informations sur les essais de la Food and Drug Administration, les recherches exclusives du ministère de l’Agriculture ou les informations préalables à la publication des demandes de brevet. Si j’étais à la tête d’une entreprise automobile comme General Motors ou d’une société de covoiturage comme Uber, je me demanderai si Elon Musk a aspiré des informations sur les tests de voitures autonomes des concurrents de Tesla. Si j’étais un investisseur en capital-risque, je me demanderai s’il est désormais capable de voir quelles nouvelles technologies sont les plus proches d’être commercialisées et comment, afin de mieux devancer ses concurrents potentiels. Ce ne sont là que quelques-unes des implications les plus évidentes d’avoir un adversaire qui pourrait potentiellement accéder à des informations que les entreprises pensaient ne donner qu’au gouvernement« . Ensuite, il y a les avantages concurrentiels à long terme que Musk pourrait obtenir en intégrant des ensembles de données de différents départements dans ses propres systèmes d’intelligence artificielle (La Maison Blanche affirme qu’il ne le fait pas, mais il n’y a aucune preuve dans un sens ou dans l’autre). « On ne sait pas exactement ce que Doge exploite et comment les données sont utilisées ».
Mais les conséquences négatives potentielles pour les entreprises ne se limitent pas à un accès injuste à l’information. La suppression de diverses agences et la fin des subventions vont avoir de nombreux effets dissuasifs dans des secteurs tels que l’énergie, le transport, l’industrie, le logement… Des entreprises renoncent déjà à des projets. Les processus de demande d’autorisation qui étaient déjà compliqués, vont l’être plus encore à mesure que les effectifs des agences sont réduits. L’incertitude réglementaire ne facilite pas beaucoup les affaires. Pour l’instant, peu de monde souhaite se heurter à Musk ou Trump. Beaucoup de chefs d’entreprises semblent vouloir donner une chance à l’approche de réduction des coûts… Beaucoup attendent en faisant profil bas. Mais la crainte d’une récession se profile. Le silence politique des entreprises pourrait ne pas durer. Reste à savoir qui s’opposera au démantèlement en cours ?
Pour l’instant, rapporte pertinemment Mediapart, les représentants Républicains commencent seulement à être confrontés à la colère de leurs administrés. Les plus fidèles à Trump dénoncent une instrumentalisation des débats par les démocrates. Pas sûr que cette ligne de défense tienne longtemps si la grogne s’étend.
Le Doge ne s’intéresse pas à l’efficacité
La journaliste et historienne Anne Applebaum rappelle que le département de l’efficacité, pour l’instant, ne s’intéresse pas à l’efficacité. Nous n’assistons qu’à l’éradication de la fonction publique fédérale. Les Américains sont confrontés à un changement de régime. « Trump, Musk et Russell Vought, le nouveau directeur du Bureau de la gestion et du budget et architecte du Projet 2025 de l’Heritage Foundation – le plan initial de changement de régime – utilisent désormais des opérations informatiques, la confiscation des systèmes de paiement, des ingénieurs à leur solde, une avalanche de décrets exécutifs et une propagande virale pour parvenir à leurs fins ». « Bien que Trump et Musk affirment lutter contre la fraude, ils n’ont pas encore fourni de preuves à l’appui de leurs affirmations. Bien qu’ils exigent la transparence, Musk dissimule ses propres conflits d’intérêts. Bien qu’ils affirment vouloir l’efficacité, Musk n’a produit aucun audit des raisons à la suppression des programmes entrepris ».
« La seule chose que ces politiques auront certainement pour effet, et sont clairement conçues pour cela, est de modifier le comportement et les valeurs de la fonction publique« . Toutes les personnes qui travaillent pour le gouvernement fédéral américain font la même expérience, celle d’avoir l’impression de vivre sous occupation étrangère.
Pourtant, estime Applebaum, la destruction de l’éthique de la fonction publique prendra du temps. Jusqu’à présent, les fonctionnaires fédéraux avaient pour instruction de respecter l’État de droit, de vénérer la Constitution, de maintenir la neutralité politique et de soutenir les changements de politique légaux, qu’ils émanent d’administrations républicaines ou démocrates. Ils étaient censés mesurer la réalité objective – les preuves de pollution, par exemple – et réagir en conséquence. Tous n’étaient pas parfaits, mais leurs actions étaient contraintes par des audits, des règles de transparence et une éthique. Le Doge a déjà attaqué au moins 11 agences fédérales qui étaient impliquées dans des conflits réglementaires avec les entreprises de Musk ou qui enquêtaient sur elles pour d’éventuelles violations des lois sur la sécurité au travail, les droits des travailleurs et la protection des consommateurs. Le nouveau système qui se met en place, quelle que soit son idéologie, représente en pratique un retour au clientélisme. Désormais, les candidats aux nouveaux postes doivent s’engager à parler du Golfe d’Amérique au lieu du Golfe du Mexique ou dire que Trump a gagné l’élection de 2020. « Ces tests de loyauté trumpiens, visent à rompre avec l’éthique de la fonction publique, qui exigeait que les gens prennent des décisions basées sur des réalités objectives, et non sur des mythes ou des fictions. »
« Certains employés fédéraux seront certainement tentés d’en abuser. Vous n’aimez pas votre ancien patron ? Dénoncez-le ! Dénoncez aussi vos collègues qui promeuvent l’inclusion et la lutte contre les discriminations ». Cela peut sembler improbable, mais, rappelle Applebaum, au niveau des États, les lois encourageant les Américains à dénoncer d’autres Américains se sont multipliées. Au Texas, une loi permet aux citoyens de poursuive toute personne qui aurait aidé ou encouragé un avortement. Au Mississippi, une loi propose des primes aux personnes qui identifient des immigrés illégaux en vue de leur expulsion. Certains mots tels que « défense des droits », « handicap », « traumatisme » socio-économique et, oui, « femmes », déclenchent déjà des coupures de subventions fédérales et la censure, rapporte le Washington Post.
Le plus grand tour à l’œuvre consiste à nous faire croire que le Doge a pour objectif l’efficacité, explique Tom Nichols pour The Atlantic. “Le Doge n’est pas vraiment un département ; ce n’est pas une agence ; il n’a aucune autorité statutaire ; et il n’a pas grand-chose à voir avec les économies d’argent, la rationalisation de la bureaucratie ou l’élimination du gaspillage”. C’est une attaque contre l’expertise qui vise à y mettre fin, explique Nichols qui a publié un livre sur la contestation de l’expertise (The Death of Expertise : The Campaign Against Established Knowledge and Why it Matters, Oxford University Press, 2017). Pour lui, l’assaut de Musk à l’encontre de l’expertise s’abreuve à la même source que celle qui alimente en grande partie l’hostilité du public envers les experts. La mort de l’expertise est liée à la montée de deux mots sociaux : le narcissisme et le ressentiment.
L’égocentrisme est au cœur du succès des “techno-ploutocrates” comme Musk, qui pensent que leur richesse est la preuve de leur compétence. Trump et Musk semblent constamment en colère parce que leur richesse et leur pouvoir peuvent leur apporter tout sauf du respect. Or, l’expertise est bien souvent un puissant moyen de défense contre l’incompétence et les manigances politiques. S’opposer aux experts nécessite des connaissances. L’égocentrisme ne réclame pas aux autres de la compétence, mais de l’obéissance et de la servitude. D’où le fait qu’ils cherchent à saper l’expertise et la connaissance qui peut s’opposer à eux.
L’autre moteur est le ressentiment, celui d’une élite contre une autre. Nous sommes en train d’assister à l’affrontement d’élites entre elles, estime Nichols, entre les jeunes ingénieurs et entrepreneurs du Doge et les fonctionnaires et experts de carrière. L’objectif du Doge n’est pas de produire un meilleur gouvernement, mais de le détruire : de le remplacer par un autre. A se demander si la destruction de l’Etat fédéral ne serait pas seulement un moyen pour générer des débouchés économiques à l’illusion de l’IA ?
Pour Ethan Zuckerman également, Musk ne disrupte par le gouvernement, il le détruit. En prenant la main sur les systèmes, ce qu’il brise, ce sont les processus démocratiques qui les ont créés. « Dans Doge, nous voyons l’intersection de deux idéologies : la croyance conservatrice selon laquelle le gouvernement ne peut rien faire de bien et devrait en faire le moins possible, et le credo du perturbateur selon lequel tout système inefficace mérite d’être détruit. Leur fusion est une prophétie auto-réalisatrice : les systèmes détruits fonctionnent mal et ne peuvent être améliorés qu’en les éliminant complètement ».
Comme le disait le professeur d’économie comportementale Raymond Fishman, dans une tribune pour le New York Times, avant l’arrivée de Trump au pouvoir. Bien sûr que l’efficacité gouvernementale peut être améliorée. Mais si les entreprises fonctionnent plus efficacement qu’un gouvernement, c’est parce qu’elles n’ont pas les mêmes objectifs, les mêmes missions ni la même complexité. Ce que font les entreprises est bien souvent plus simple que ce que font les gouvernements. Une entreprise ne gère pas la misère ni la pauvreté. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’attaque terroriste qu’il faut réduire le budget du FBI. « Créons une commission consacrée à rendre le gouvernement plus efficace. Mais ce n’est pas la même chose que de réduire la taille du gouvernement, et ce n’est certainement pas la même chose que de le gérer comme une entreprise ».
Le ministère de l’incompétence
Pour Derek Thompson, le bureau de l’efficacité risque vite de nous montrer tout le contraire. Cette agence hors de contrôle, semble surtout le règne de l’incompétence. Une incompétence qui risque de coûter très chère aux Etats-Unis, bien plus que les coupes de dépenses qu’elle promet. Pour l’instant, le Doge licencie à tour de bras, sans même savoir qui. Elon Musk a laissé entendre, face à des critiques croissantes, que le Doge annulerait simplement toute mesure qui irait trop loin. Certes, dans la pratique reste à savoir lesquelles réinstaller en fonction de quelles critiques, et si cela s’avère possible une fois les choses démantelées. Tout annuler et voir ce qu’il se passe ne semble pas une méthodologie très fonctionnelle. L’incompétence du Doge est une fonctionnalité, pas un bug, estime Brian Barrett pour Wired. Doge.gov est un simple fil Twitter, comme si une politique se résumait à une succession d’annonces. « L’incompétence née de la confiance en soi est un état d’esprit familier de la Silicon Valley, la raison pour laquelle les startups réinventent sans cesse un bus, une épicerie ou le courrier. C’est la certitude implacable que si vous êtes intelligent dans un domaine, vous devez être intelligent dans tous les domaines ».
Les États-Unis ne sont pas une start-up. Le gouvernement fédéral existe pour faire toutes les choses qui ne sont pas rentables par définition, qui servent le bien public plutôt que de protéger les profits des investisseurs. La grande majorité des start-up échouent, ce que les États-Unis ne peuvent pas se permettre de faire, rappelle Barrett. « Les erreurs coûteuses et embarrassantes du Doge sont le sous-produit d’un nihilisme téméraire ; si l’intelligence artificielle peut vous vendre une pizza, elle peut bien sûr assurer l’avenir de l’administration centrale ». En fait, Musk se contrefout du gouvernement comme de l’efficacité. Il n’est là que pour siphonner des données qui lui assureront une puissance sans limite.
Ce qu’il se passe est une course de vitesse, estime Brian Barrett dans un autre article pour Wired. « La vitesse est bien sûr une stratégie. Elle consiste à inonder la zone de merde (comme disait Steve Bannon) afin que ni les médias ni les tribunaux ne puissent suivre le rythme« . Les poursuites judiciaires et les ordonnances judiciaires évoluent selon une échelle de temps différente de cette approche de purge des effectifs, de forçage des accès et de pillage des données. Et à ce rythme, DOGE aura exploité tous les serveurs gouvernementaux bien avant que la Cour suprême n’ait même eu la chance de se prononcer, ironise Barrett. Mais c’est aussi une question de réflexe. La première chose à faire lors d’une reprise d’entreprise est de réduire les coûts le plus rapidement possible.
« C’est ainsi que vous obtenez un décret exécutif déclarant que « chaque agence ne doit pas embaucher plus d’un employé pour quatre employés qui partent », un ratio arbitraire qui ne tient pas compte des besoins réels en personnel. C’est ainsi que vous mettez aux enchères des centaines de bâtiments du gouvernement fédéral, quel que soit leur taux d’occupation. C’est à la fois extrême et inconsidéré, une course pour vider le seul puits de la ville ».
« Et ensuite… quoi ? C’est la question à laquelle Elon Musk et Doge n’ont pas réussi à répondre, car il n’y a pas de réponse. Le gouvernement américain doit-il devenir un moteur de profits ? Doit-il restituer de la valeur aux citoyens-actionnaires ? Medicaid doit-il démontrer une adéquation produit-marché à temps pour le prochain tour de financement ? »
« C’est la logique d’un consultant. Il s’agit d’un sprint d’ingénierie dont la ligne d’arrivée inévitable est la rupture du contrat social« .
« La démocratie ne meurt pas dans l’obscurité : elle meurt dans les logiciels de ticketing déposés par les anciens de Palantir » (Les logiciels de ticketing sont des logiciels pour traiter les demandes de clients à la suite les unes des autres et selon leur importance. Ici Barrett évoque le fait que les accès aux systèmes fédéraux s’ouvrent selon les demandes fantasques de conseillers qui masquent souvent leurs conflits d’intérêts derrière ces accès). « Il n’est pas nécessaire d’avoir un MBA de Stanford pour savoir que la réduction des dépenses n’aide que la moitié de votre compte de résultat. Toute tentative sérieuse de traiter les États-Unis comme une entreprise impliquerait une augmentation des revenus. Alors, où sont les impôts ? Et pourquoi démolir le CFPB, qui a rendu plus de 20 milliards de dollars aux citoyens américains ? »
« Dans les semaines et les mois à venir, alors que cette farce continue de se dérouler, rappelez-vous que l’objectif de la plupart des acquisitions n’est pas de bénéficier aux Américains. Il s’agit soit de subsumer, soit de s’en débarrasser, selon ce qui génère le meilleur rendement. » « L’influence sans précédent d’Elon Musk sur le pouvoir exécutif profitera en fin de compte à Elon Musk. Les employés aux commandes sont ses employés. Les données collectées par Doge, les contrats d’approvisionnement qu’ils supervisent, tout cela lui revient. Et tout cela s’écoule trop vite pour que l’Etat puisse suivre, et encore moins pour pouvoir l’arrêter. »
Dans un autre billet, Barrett rappelle que le gouvernement n’est pas une startup. Pourtant, c’est bien la même méthode que celle qu’il a appliquée lors de sa reprise de Twitter, que Musk déroule. « Il se débarrasse des employés. Il installe des loyalistes. Il abat les garde-fous. Ils ont récupéré les accès avant de les couper. Ils ont récupéré les données comme un avantage concurrentiel. Et des économies. Ils veulent des économies. Plus précisément, ils veulent soumettre le gouvernement fédéral à un budget à base zéro », une méthode de planification financière populaire dans la Silicon Valley dans laquelle chaque dépense doit être justifiée à partir de zéro. « Le problème avec la plupart des startups de logiciels, c’est qu’elles échouent. Elles prennent de gros risques et ne sont pas rentables, et elles laissent la carcasse de cet échec derrière elles et commencent à produire un nouveau pitch. C’est le processus que Doge impose aux États-Unis. » Pas sûr que le gouvernement puisse proposer un nouveau pitch !
« Personne ne contesterait que la bureaucratie fédérale est parfaite, ou particulièrement efficace. Bien sûr, elle peut être améliorée. Bien sûr, elle devrait l’être. Mais il y a une raison pour laquelle le changement se fait lentement, méthodiquement, par le biais de processus qui impliquent des élus et des fonctionnaires, ainsi que de l’attention et de la considération. Les enjeux sont trop élevés et le coût de l’échec est total et irrévocable« .
« Musk va réinventer le gouvernement américain de la même manière que l’hyperloop a réinventé les trains, que la société Boring a réinventé le métro, que Juicero a réinventé le presse-agrume. Autrement dit, il ne réinventera rien du tout, ne réglera aucun problème, n’offrira aucune solution au-delà de celles qui consolident encore davantage son propre pouvoir et sa richesse. Il réduira la démocratie à sa plus simple expression et la reconstruira à l’image conflictuelle de ses propres entreprises. Il ira vite. Il cassera tout. » Mêmes constats dans le New York Times, notamment en soutenant ses élucubrations sans preuves depuis ses tweets incendiaires.
L’Amérique, livrée à elle-même : la re-ségrégation
Ce n’est pas une réforme, c’est un sabotage, explique David Wallace-Wells pour le New York Times. C’est « une guerre éclair contre les fonctions essentielles de l’État”, opérant en dehors du droit constitutionnel. Pour le politologue Seth Masket, « Elon Musk est un simple citoyen qui prend le contrôle du gouvernement. C’est un coup d’Etat ».
“Tout d’un coup, vous ne pouvez plus consulter les données du CDC sur le VIH ni les directives pour d’autres maladies sexuellement transmissibles. Vous ne pouvez pas non plus trouver de données de surveillance sur l’hépatite ou la tuberculose, ni l’enquête sur les comportements à risque des jeunes, ni aucune des données de l’agence sur la violence domestique. Si vous étiez un médecin espérant consulter les directives fédérales sur le contrôle des naissances post-partum, cette page a également été fermée.” Derrière les fermetures et le recul de l’information, le nouveau message semble être clair : les citoyens sont désormais livrés à eux-mêmes.
Désormais, la santé publique se résume à la responsabilité personnelle. Mais, c’est également vrai de toutes les politiques publiques qui ont été “effacées” : le climat, l’aide sociale, la lutte contre les discriminations. C’est la grande “re-ségrégation”, explique Adam Serwer, c’est-à-dire le début d’un mouvement qui va revenir sur les droits civiques obtenus de haute lutte. Le retour de la Grande Amérique (Make America Great Again), consiste d’abord et avant tout à restaurer les hiérarchies traditionnelles de race et de genre de l’Amérique. Les lois tentant de renforcer l’égalité des chances ont été annulées, les recherches sur les inégalités également, comme si cela suffisait à faire disparaître les inégalités elles-mêmes. Le but est clair : « abroger les acquis de l’ère des droits civiques« .
“Ils ne souhaitent pas le retour à la ségrégation explicite – cela briserait l’illusion selon laquelle leurs propres réalisations sont basées sur une méritocratie aveugle à la couleur de peau. Ils veulent un arrangement qui perpétue indéfiniment l’inégalité raciale tout en conservant une certaine possibilité de déni plausible, un système truqué qui maintient un mirage d’égalité des chances tout en maintenant une hiérarchie raciale officieuse. Comme les élections dans les pays autoritaires où l’autocrate est toujours réélu par une écrasante majorité, ils veulent un système dans lequel ils ne risquent jamais de perdre mais peuvent toujours prétendre avoir gagné équitablement.”
Du grand effacement au grand ralentissement scientifique
Nous assistons à l’effacement de la science américaine, déplore Katherine J. Wu pour The Atlantic. La cohabitation pacifique et productive de la science avec les autorités est terminée. Les autorités ont toujours agi sur les priorités scientifiques avec leurs financements (le gouvernement fédéral est le premier bailleur de fond de la recherche fondamentale), mais ces changements d’orientation sont souvent modestes et ciblées, rappelle le spécialiste du financement de la science, Alexander Furnas. La nouvelle administration n’a d’ailleurs pas annoncé de coupes uniformes : la recherche sur l’IA, le spatial ou les maladies chroniques ne sont pas concernées. Pour passer le couperet de la censure automatisée sur certains mots clefs, nombre de chercheurs modifient les termes de leurs demandes de subventions. Le risque, c’est que s’impose l’idée que la méthodologie scientifique soit transgressive. En faisant disparaître des données, en courant le risque qu’elles soient falsifiées, le gouvernement fédéral s’attaque à la science. “À long terme, la science américaine pourrait ne plus paraître fiable aux yeux des scientifiques étrangers”. “Trump et son administration sont en train de décider de la profondeur de la brèche à créer dans le firmament scientifique américain. Le temps qu’il faudra pour réparer les dégâts, ou la possibilité de le faire, dépend de l’ampleur des dégâts qu’ils infligent actuellement.”
Karen Hao pour la Technology Review estime que se sont les fondations mêmes de la prospérité américaine qui sont en train d’être démantelées. Les effets des coupes budgétaires pourraient se faire sentir pendant des années, notamment le démantèlement des programmes de recherche « qui soutiennent la vie américaine pourrait entraîner des dommages durables, peut-être irréparables, à tous les niveaux, de la qualité des soins de santé à l’accès du public aux technologies grand public de nouvelle génération ». Les États-Unis ont mis près d’un siècle à façonner leur riche écosystème scientifique et son démantèlement brutal pourrait avoir des conséquences à long terme. « Le gouvernement restait de loin le plus grand soutien du progrès scientifique. En dehors de ses propres laboratoires et installations, il finançait plus de 50 % de la recherche et du développement dans l’enseignement supérieur, selon les données de la National Science Foundation. En 2023, cela représentait près de 60 milliards de dollars sur les 109 milliards de dollars que les universités ont dépensés pour la science fondamentale et l’ingénierie ». Comme le clame la vénérable revue Nature : « une attaque contre la science, où qu’elle se produise, est une attaque contre la science partout dans le monde ». « Pendant la majeure partie de leurs 155 ans d’histoire, les États-Unis ont été le leader mondial de la recherche, notamment en matière de financement de l’éducation et de la formation scientifiques, pour leur plus grand bénéfice et celui du reste du monde ». C’est cela qui prend fin avec le nouveau gouvernement Trump et ses effets auront un retentissement mondial.
La politique du Doge va ralentir le gouvernement, pas le rendre plus efficace, explique Donald Moynihan, auteur de la newsletter, “Can we still govern ?”. En fait, explique le spécialiste, le gouvernement fédéral est loin d’être pléthorique. Les fonctionnaires représentent 1,5% de la population américaine et 7% des dépenses du gouvernement. Sa masse salariale n’a cessé de diminuer ces dernières décennies, la main d’œuvre vieillit et le secteur a du mal à recruter. Cette politique va avoir des répercussions à long terme sur les capacités d’agir des autorités. Et risque bien plus de les restreindre que les développer.
Le grand remplacement démocratique
« L’ironie suprême est que la même personne qui nous met en garde contre les risques existentiels de l’IA semble désormais croire que la solution consiste à centraliser un pouvoir sans précédent entre ses mains », ironise Mike Brock. Pour lui aussi, la mise en place du Doge n’est pas une question d’efficacité, mais d’effacement. La démocratie est supprimée et remplacée par une technologie propriétaire : l’intelligence artificielle !
L’idée que la gouvernance démocratique traditionnelle était inefficace ou obsolète a trouvé un écho chez ceux qui se considéraient comme des perturbateurs et des innovateurs. Avec la crise financière de 2008, dans la Silicon Valley, une nouvelle croyance s’est imposée : la démocratie n’était pas seulement inefficace, elle était obsolète. L’accent mis par le mouvement sur la liberté individuelle et le scepticisme à l’égard de l’autorité centralisée développée par le Tea Party a fait écho au sentiment anti-gouvernemental croissant dans les cercles technologiques. En conséquence, des concepts comme la crypto-monnaie et la gouvernance décentralisée, autrefois considérés comme marginaux, ont commencé à trouver un public plus large parmi ceux qui étaient désillusionnés par les systèmes politiques et financiers traditionnels, explique Brock. La convergence de la colère populiste et du techno-utopisme a ouvert la voie à des idées antidémocratiques plus radicales qui allaient émerger dans les années suivantes. La crise financière n’a pas seulement donné naissance à des mouvements politiques comme le Tea Party, elle a également donné naissance à des plateformes médiatiques entièrement nouvelles qui ont contribué à diffuser ces idées antidémocratiques bien au-delà de leurs cercles d’origine, explique Brock. Pour la Silicon Valley : si les marchés étaient plus efficaces que les gouvernements pour allouer les ressources, pourquoi ne pas les laisser également allouer le pouvoir politique ?
Les sites de désinformation d’extrême droite américains comme ZeroHedge et InfoWars, ont produit deux stratégies complémentaires pour saper la démocratie. ZeroHedge a montré comment l’expertise technique pouvait être utilisée pour délégitimer les institutions démocratiques de l’intérieur, tandis qu’InfoWars a démontré comment le chaos brut pouvait rendre la délibération démocratique impossible. Mais c’est la Silicon Valley qui a combiné ces idées pour en faire quelque chose d’encore plus dangereux, estime Brock : l’argument selon lequel le remplacement de la démocratie par des systèmes techniques n’était pas seulement souhaitable, mais inévitable. « Ce chaos épistémique n’était pas un accident, c’était une tactique cruciale pour saper la démocratie elle-même. Selon Curtis Yarvin (l’un des piliers de l’extrême droite américaine) et ses alliés néoréactionnaires, la légitimité politique dépend de l’existence d’une réalité partagée. Briser ce consensus, c’est rendre la démocratie impossible. Steve Bannon a dit que cela consistait à « inonder la zone de merde ». Et lorsque Trump est arrivé au pouvoir, la stratégie était déjà en marche : déstabiliser la confiance du public, remplacer les analyses des experts par des contre-discours sans fin et s’assurer que les seules personnes qui puissent exercer le pouvoir soient celles qui contrôlent le flux d’informations lui-même. »
C’est précisément là que le libertarisme se transforme en néoréaction, explique Brock. « Au lieu de prôner une république constitutionnelle avec un gouvernement minimal, cette nouvelle tendance de pensée prône un ordre privé, post-démocratique, où ceux qui ont le plus de ressources et de contrôle technologique dictent les règles. Dans cette vision, le pouvoir n’appartient pas au peuple, il appartient aux « cadres » les plus compétents qui dirigent la société comme un PDG dirigerait une entreprise ».
Des personnalités comme Peter Thiel et Balaji Srinivasan ont poussé cette logique un peu plus loin, en affirmant que plutôt que de résister au déclin des institutions démocratiques, les élites devraient accélérer la transition vers un nouvel ordre, un ordre dans lequel la gouvernance est volontaire, privatisée et largement détachée de la responsabilité publique. « Si vous pensez que la technologie rend inévitablement les anciens systèmes obsolètes, alors pourquoi la démocratie devrait-elle être différente ? »
« Pour les nouveaux oligarques, plus que jamais, les seuls bons citoyens sont ceux qui sont entraînés à croire aux vertus des prédations qu’ils subissent« , explique Jean-François Nadeau dans le Devoir. « Ce que Musk et le Doge poursuivent, c’est-à-dire la destruction des cadres de régulation sociaux, n’est pas foncièrement nouveau. Cela ne tient pas à l’intelligence artificielle, mise au service du national-capitalisme. Les classes dominantes, tout au long de l’histoire, ont toujours voulu et considéré comme un dû le fait d’obtenir plus de pouvoir, plus de contrôle, plus de richesse. Si leurs moyens ont changé, l’objectif demeure le même« .
Hubert Guillaud