Dans son passionnant journal, qu’il produit depuis plus de 10 ans, l’artiste Gregory Chatonsky tient le carnet d’une riche réflexion de notre rapport aux technologies. Récemment, il proposait de parler de vectofascisme plutôt que de technofascisme, en livrant une explication et une démonstration passionnante qui nous montre que ce nouveau fascisme n’est pas une résurgence du fascisme du XXe siècle, mais bien une « transformation structurelle dans la manière dont le pouvoir se constitue, circule et s’exerce ». Tribune.
Comme annoncé par Vilèm Flusser nous sommes entrés dans l’ère post-alphabétique. Les appareils nous programment désormais autant que nous ne les programmons. Dans cet univers techno-imaginal où l’ensemble de nos facultés sont traversées par les technologies, la question du fascisme se pose différemment. Qualifier un phénomène contemporain de “fasciste” n’est ni un simple détournement sémantique ni une exactitude historique. C’est plutôt reconnaître une certaine disposition affective qui traverse le socius, un réarrangement des intensités désirantes sous de nouvelles conditions techniques.
Le second mandat Trump n’est pas un “retour” au fascisme – comme si l’histoire suivait un schéma circulaire – mais une réémergence fracturée dans un champ techno-affectif radicalement distinct. Le préfixe “vecto-”, hérité de Wark McKenzie, indique précisément cette transformation : nous ne sommes plus dans une politique des masses mais dans une politique des vecteurs, des lignes de force et des intensités directionnelles qui traversent et constituent le corps social algorithmisé.
Même parler de “masses” serait encore nostalgique, un concept résiduel d’une époque où la densité physique manifestait le politique. Aujourd’hui, la densité s’exprime en termes d’attention agrégée, de micro-impulsions synchronisées algorithmiquement en l’absence de toute proximité corporelle. Les corps n’ont plus besoin de se toucher pour former une force politique ; il suffit que leurs données se touchent dans l’espace latent des serveurs. Cette dématérialisation n’est pas une disparition du corps mais sa redistribution dans une nouvelle géographie computationnelle qui reconfigure les coordonnées mêmes du politique. D’ailleurs, quand ces corps se mobilisent physiquement c’est grâce au réseau.
Dans cette recomposition du champ social, les catégories politiques héritées perdent leur efficacité descriptive. Ce n’est pas que les mots “fascisme” ou “démocratie” soient simplement désuets, c’est que les phénomènes qu’ils désignaient ont subi une mutation qui nécessite non pas simplement de nouveaux mots, mais une nouvelle grammaire politique. Le préfixe “vecto-” n’est pas un ornement conceptuel, mais l’indicateur d’une transformation structurelle dans la manière dont le pouvoir se constitue, circule et s’exerce.
Définitions
Fascisme historique : Mouvement politique né dans l’entre-deux-guerres, principalement en Italie et en Allemagne, caractérisé par un nationalisme exacerbé, un culte du chef, un rejet des institutions démocratiques, une mobilisation des masses et une violence politique institutionnalisée.
Néofascisme : Adaptation contemporaine de certaines caractéristiques du fascisme historique à un contexte sociopolitique différent, préservant certains éléments idéologiques fondamentaux tout en les reformulant.
Vectofascisme : Néologisme désignant une forme contemporaine de fascisme qui s’adapte aux moyens de communication et aux structures sociales de l’ère numérique, caractérisée par la vectorisation (direction, intensité, propagation) de l’information et du pouvoir à l’ère de l’IA.

Des masses aux vecteurs
Le fascisme historique appartenait encore à l’univers de l’écriture linéaire et de la première vague industrielle. Les machines fascistes étaient des machines à produire des gestes coordonnés dans l’espace physique. Le corps collectif s’exprimait à travers des parades uniformisées, des bras tendus à l’unisson, un flux énergétique directement observable.
Le vectofascisme appartient à l’univers post-alphabétique des appareils computationnels. Ce n’est plus un système d’inscription mais un système de calcul. Là où le fascisme classique opérait par inscription idéologique sur les corps, le vectofascisme opère par modulation algorithmique des flux d’attention et d’affect. Les appareils qui le constituent ne sont pas des méga-haut-parleurs mais des micro-ciblages.
L’image technique fasciste était monumentale, visible de tous, univoque ; l’image technique vectofasciste est personnalisée, multiple, apparemment unique pour chaque regardeur. Mais cette multiplication des images n’est pas libératrice ; elle est calculée par un méta-programme qui demeure invisible. L’apparence de multiplicité masque l’unité fondamentale du programme.
Cette transformation ne signifie pas simplement une numérisation du fascisme, comme si le numérique n’était qu’un nouveau support pour d’anciennes pratiques politiques. Il s’agit d’une mutation du politique lui-même. Les foules uniformes des rassemblements fascistes opéraient encore dans l’espace euclidien tridimensionnel ; le vectofascisme opère dans un hyperespace de n-dimensions où la notion même de “rassemblement” devient obsolète. Ce qui se rassemble, ce ne sont plus des corps dans un stade mais des données dans un espace vectoriel.
Ce passage d’une politique de la présence physique à une politique de la vectorisation informationnelle transforme également la nature même du pouvoir. Le pouvoir fasciste traditionnel s’exerçait par la disciplinarisation visible des corps, l’imposition d’une orthopédie sociale directement inscrite dans la matérialité des gestes grâce au Parti unique. Le pouvoir vectofasciste s’exerce par la modulation invisible des affects, une orthopédie cognitive qui ne s’applique plus aux muscles mais aux synapses, qui ne vise plus à standardiser les mouvements mais à orienter les impulsions. Le Parti ou toutes formes d’organisation sociale n’ont plus de pertinence.
Dans ce régime, l’ancien binôme fasciste ordre/désordre est remplacé par le binôme signal/bruit. Il ne s’agit plus de produire un ordre visible contre le désordre des masses indisciplinées, mais d’amplifier certains signaux et d’atténuer d’autres, de moduler le rapport signal/bruit dans l’écosystème informationnel global. Ce passage du paradigme disciplinaire au paradigme modulatoire constitue peut-être la rupture fondamentale qui justifie le préfixe “vecto-“.
Analysons 3 caractéristiques permettant de justifier l’usage du mot fasciste dans notre concept:
Le culte du chef
Le fascisme historique a institutionnalisé le culte de la personnalité à un degré sans précédent. Le Duce ou le Führer n’étaient pas simplement des dirigeants, mais des incarnations quasi-mystiques de la volonté nationale. Cette relation entre le chef et ses partisans transcendait la simple adhésion politique pour atteindre une dimension presque religieuse.
Cette caractéristique se manifeste aujourd’hui par la dévotion inconditionnelle de certains partisans envers leur leader, résistant à toute contradiction factuelle. L’attachement émotionnel prime sur l’évaluation rationnelle des politiques. Le slogan “Trump can do no wrong” illustre parfaitement cette suspension du jugement critique au profit d’une confiance absolue.
La démocratie, par essence, suppose une vigilance critique des citoyens envers leurs dirigeants. La défiance par rapport aux dirigeants est un signe du bon fonctionnement de la démocratie en tant que les citoyens restent autonomes. La substitution de cette autonomie par une allégeance inconditionnelle constitue donc une régression anti-démocratique significative.
La dissolution du rapport à la vérité
Le rapport du discours fasciste à la vérité constitue un élément particulièrement distinctif. Contrairement à d’autres idéologies qui proposent une vision alternative mais cohérente du monde, le fascisme entretient un rapport instrumental et flexible avec la vérité. La contradiction n’est pas perçue comme un problème logique mais comme une démonstration de puissance.
Le “logos” fasciste vaut moins pour son contenu sémantique que pour son intensité affective et sa capacité à mobiliser les masses. Cette caractéristique se retrouve dans la communication politique contemporaine qualifiée de “post-vérité”, où l’impact émotionnel prime sur la véracité factuelle.
L’incohérence apparente de certains discours politiques actuels n’est pas un défaut mais une fonctionnalité : elle démontre l’affranchissement du leader des contraintes communes de la cohérence et de la vérification factuelle. Le mépris des “fake news” et des “faits alternatifs” participe de cette logique où la puissance d’affirmation l’emporte sur la démonstration rationnelle.
La désignation de boucs émissaires
La troisième caractéristique fondamentale réside dans la désignation systématique d’ennemis intérieurs, généralement issus de minorités, qui sont présentés comme responsables des difficultés nationales.
Cette stratégie remplit une double fonction : elle détourne l’attention des contradictions structurelles du système économique (servant ainsi les intérêts du grand capital) et fournit une explication simple à des problèmes complexes. La stigmatisation des minorités – qu’elles soient ethniques, religieuses ou sexuelles – crée une cohésion nationale négative, fondée sur l’opposition à un “autre” intérieur.
Dans le contexte contemporain, cette logique s’observe dans la rhétorique anti-immigration, la stigmatisation des communautés musulmanes ou certains discours sur les minorités sexuelles présentées comme menaçant l’identité nationale. La création d’un antagonisme artificiel entre un “peuple authentique” et des éléments présentés comme “parasitaires” constitue une continuité frappante avec les fascismes historiques.
L’industrialisation du différend
Le fascisme historique s’inscrivait encore – même perversement – dans le grand récit de l’émancipation moderne. C’était une pathologie de la modernité, mais qui parlait son langage : progrès, renouveau, pureté, accomplissement historique. Le vectofascisme s’épanouit précisément dans la fin des grands récits, dans l’incrédulité et le soupçon.
En l’absence de métarécits, le différend politique devient inexprimable. Comment articuler une résistance quand les règles mêmes du discours sont constamment reconfigurées ? Le vectofascisme n’a pas besoin de nier la légitimité de l’opposition ; il peut simplement la rendre inaudible en recalibrant perpétuellement les conditions même de l’audibilité : c’est une politique à haute fréquence comme quand on parle de spéculation à haute fréquence.
On pourrait définir le vectofascisme comme une machine à produire des différends indécidables – non pas des conflits d’interprétation, mais des situations où les phrases elles-mêmes appartiennent à des régimes hétérogènes dont aucun n’a autorité pour juger les autres. La phrase vectofasciste n’est pas contredite dans son régime, elle crée un régime où la contradiction n’a plus cours.
La notion lyotardienne de différend prend ici une dimension algorithmique. Le différend classique désignait l’impossibilité de trancher entre deux discours relevant de régimes de phrases incommensurables. Le différend algorithmique va plus loin : il produit activement cette incommensurabilité par manipulation ciblée des environnements informationnels. Ce n’est plus simplement qu’aucun tribunal n’existe pour trancher entre deux régimes de phrases ; c’est que les algorithmes créent des régimes de phrases sur mesure pour chaque nœud du réseau, rendant impossible même la conscience de l’existence d’un différend.
Cette fragmentation algorithmique des univers discursifs constitue une rupture radicale avec la sphère publique bourgeoise moderne, qui présupposait au moins théoriquement un espace discursif commun où différentes positions pouvaient s’affronter selon des règles partagées. Le vectofascisme n’a pas besoin de censurer l’opposition ; il lui suffit de s’assurer que les univers discursifs sont suffisamment distincts pour que même l’identification d’une opposition commune devienne impossible.
Cette incapacité à formuler un différend commun empêche la constitution d’un “nous” politique cohérent face au pouvoir. Chaque nœud du réseau perçoit un pouvoir légèrement différent, contre lequel il formule des griefs légèrement différents, qui trouvent écho dans des communautés de résistance légèrement différentes. Cette micro-différenciation des perceptions du pouvoir et des résistances assure une neutralisation effective de toute opposition systémique.
“Je ne suis pas ici”
Le pouvoir ne s’exerce plus principalement à travers les institutions massives de la modernité, mais à travers des systèmes spectraux, impalpables, dont l’existence même peut être niée. Le vectofascisme ressemble à ces entités qui, comme les hauntologies derridiennes, sont simultanément là et pas là. Il opère dans cette zone d’indistinction entre présence et absence.
Ce qui caractérise ce pouvoir spectral, c’est précisément sa capacité à dénier sa propre existence tout en exerçant ses effets. “Ce n’est pas du fascisme”, répète-t-on, tout en mettant en œuvre ses mécanismes fondamentaux sous des noms différents. Cette dénégation fait partie de sa puissance opératoire. Le vectofascisme est d’autant plus efficace qu’il peut toujours dire : “Je ne suis pas ici.”
La spectralité n’est pas seulement une métaphore mais une condition du pouvoir contemporain. Les algorithmes qui constituent l’infrastructure du vectofascisme sont littéralement des spectres : invisibles aux utilisateurs qu’ils modulent, présents seulement par leurs effets, ils hantent l’espace numérique comme des fantômes dans la machine. La formule fishérienne “ils ne savent pas ce qu’ils font, mais ils le font quand même” prend ici un nouveau sens : les utilisateurs ne perçoivent pas les mécanismes qui modulent leurs affects, mais ils produisent néanmoins ces affects avec une précision troublante.
Cette spectralité du pouvoir vectofasciste explique en partie l’inadéquation des modes traditionnels de résistance. Comment s’opposer à ce qui nie sa propre existence ? Comment résister à une forme de domination qui se présente non comme imposition mais comme suggestion personnalisée ? Comment combattre un pouvoir qui se manifeste moins comme prohibition que comme modulation subtile du champ des possibles perçus ?
Le vectofascisme représente ainsi une évolution significative par rapport au biopouvoir foucaldien. Il ne s’agit plus seulement de “faire vivre et laisser mourir” mais de moduler infiniment les micro-conditions de cette vie, de créer des environnements informationnels sur mesure qui constituent autant de “serres ontologiques” où certaines formes de subjectivité peuvent prospérer tandis que d’autres sont étouffées par des conditions défavorables.
Le second mandat Trump
À la lumière de ces éléments théoriques, revenons à la question initiale : est-il légitime de qualifier le second mandat Trump de “fasciste” ?
Plusieurs éléments suggèrent des convergences significatives avec les caractéristiques fondamentales du fascisme :
- La personnalisation extrême du pouvoir et le culte de la personnalité
- Le rapport instrumental à la vérité factuelle et l’incohérence délibérée du discours
- La désignation systématique de boucs émissaires (immigrants, minorités ethniques, “élites cosmopolites”)
- La remise en cause des institutions démocratiques (contestation des résultats électoraux, pression sur l’appareil judiciaire)
- La mobilisation d’affects collectifs (peur, ressentiment, nostalgie) plutôt que d’arguments rationnels
Dans l’univers des images techniques que devient le chef ? Il n’est plus un sujet porteur d’une volonté historique mais une fonction dans un système de feedback. Il n’est ni entièrement un émetteur ni complètement un récepteur, mais un nœud dans un circuit cybernétique de modulation affective.
Le culte du chef vectofasciste n’est plus un culte de la personne mais un culte de l’interface, de la surface d’interaction. Ce qui est adoré n’est pas la profondeur supposée du chef mais sa capacité à fonctionner comme une surface de projection parfaite. Le chef idéal du vectofascisme est celui qui n’offre aucune résistance à la projection des désirs collectifs algorithmiquement modulés.
La grotesquerie devient ainsi non plus un accident mais un opérateur politique essentiel. Si le corps du leader fasciste traditionnel était idéalisé, devant incarner la perfection de la race et de la nation, le corps du leader vectofasciste peut s’affranchir de cette exigence de perfection précisément parce qu’il n’a plus à incarner mais à canaliser. Le caractère manifestement construit, artificiel, même ridicule de l’apparence (la coiffure improbable, le maquillage orange) n’est pas un défaut mais un atout : il signale que nous sommes pleinement entrés dans le régime de l’image technique, où le référent s’efface derrière sa propre représentation.
Cette transformation ontologique du statut du chef modifie également la nature du lien qui l’unit à ses partisans. Là où le lien fasciste traditionnel était fondé sur l’identification (le petit-bourgeois s’identifie au Führer qui incarne ce qu’il aspire à être), le lien vectofasciste fonctionne davantage par résonance algorithmique : le chef et ses partisans sont ajustés l’un à l’autre non par un processus psychologique d’identification mais par un processus technique d’optimisation. Les algorithmes façonnent simultanément l’image du chef et les dispositions affectives des partisans pour maximiser la résonance entre eux.
Ce passage de l’identification à la résonance transforme la temporalité même du lien politique. L’identification fasciste traditionnelle impliquait une temporalité du devenir (devenir comme le chef, participer à son destin historique). La résonance vectofasciste implique une temporalité de l’instantanéité : chaque tweet, chaque déclaration, chaque apparition du chef produit un pic d’intensité affective immédiatement mesurable en termes d’engagement numérique, puis s’efface dans le flux continu du présent perpétuel.
Le rapport vectofasciste à la vérité n’est pas simplement un mensonge ou une falsification. Dans l’univers post-alphabétique, la distinction binaire vrai/faux appartient encore à la pensée alphabétique. Ce qui caractérise le vectofascisme est plutôt la production d’une indécidabilité calculée, d’une zone grise où le statut même de l’énoncé devient indéterminable.
Ce mécanisme ne doit pas être compris comme irrationnel. Au contraire, il est hyper-rationnel dans sa capacité à exploiter les failles des systèmes de vérification. La post-vérité n’est pas l’absence de vérité mais sa submersion dans un flot d’informations contradictoires dont le tri exigerait un effort cognitif dépassant les capacités attentionnelles disponibles.
Le capitalisme a toujours su qu’il était plus efficace de saturer l’espace mental que de le censurer. Le vectofascisme applique cette logique à la vérité elle-même : non pas nier les faits, mais les noyer dans un océan de quasi-faits, de semi-faits, d’hyper-faits jusqu’à ce que la distinction même devienne un luxe cognitif inabordable.
Cette stratégie de saturation cognitive exploite une asymétrie fondamentale : il est toujours plus coûteux en termes de ressources cognitives de vérifier une affirmation que de la produire. Produire un mensonge complexe coûte quelques secondes ; le démystifier peut exiger des heures de recherche. Cette asymétrie, négligeable dans les économies attentionnelles pré-numériques, devient décisive dans l’écosystème informationnel contemporain caractérisé par la surabondance et l’accélération.
Le vectofascisme pousse cette logique jusqu’à transformer la véracité elle-même en une simple variable d’optimisation algorithmique. La question n’est plus “est-ce vrai ?” mais “quel degré de véracité maximisera l’engagement pour ce segment spécifique ?”. Cette instrumentalisation calculée de la vérité peut paradoxalement conduire à une calibration précise du mélange optimal entre faits, demi-vérités et mensonges complets pour chaque micro-public.
Cette modulation fine du rapport à la vérité transforme la nature même du mensonge politique. Le mensonge traditionnel présupposait encore une reconnaissance implicite de la vérité (on ment précisément parce qu’on reconnaît l’importance de la vérité). Le mensonge vectofasciste opère au-delà de cette distinction : il ne s’agit plus de nier une vérité reconnue, mais de créer un environnement informationnel où la distinction même entre vérité et mensonge devient une variable manipulable parmi d’autres.
Les concepts traditionnels de propagande ou de manipulation deviennent ainsi partiellement obsolètes. La propagande classique visait à imposer une vision du monde alternative mais cohérente ; la modulation vectofasciste de la vérité renonce à cette cohérence au profit d’une efficacité localisée et temporaire. Il ne s’agit plus de construire un grand récit alternatif stable, mais de produire des micro-récits contradictoires adaptés à chaque segment de population et à chaque contexte attentionnel.
Là où le fascisme historique désignait des ennemis universels de la nation (le Juif, le communiste, le dégénéré), le vectofascisme calcule des ennemis personnalisés pour chaque nœud du réseau. C’est une haine sur mesure, algorithmiquement optimisée pour maximiser l’engagement affectif de chaque segment de population.
Cette personnalisation n’est pas une atténuation mais une intensification : elle permet d’infiltrer les micropores du tissu social avec une précision chirurgicale. Le système ne propose pas un unique bouc émissaire mais une écologie entière de boucs émissaires potentiels, adaptés aux dispositions affectives préexistantes de chaque utilisateur.
L’ennemi n’est plus un Autre monolithique mais un ensemble de micro-altérités dont la composition varie selon la position de l’observateur dans le réseau et dont le “wokisme” est le paradigme. Cette modulation fine des antagonismes produit une société simultanément ultra-polarisée et ultra-fragmentée, où chaque bulles informationnelles développe ses propres figures de haine.
Cette fragmentation des figures de l’ennemi ne diminue pas l’intensité de la haine mais la rend plus efficace en l’adaptant précisément aux dispositions psycho-affectives préexistantes de chaque utilisateur. Les algorithmes peuvent identifier quelles caractéristiques spécifiques d’un groupe désigné comme ennemi susciteront la réaction émotionnelle la plus forte chez tel utilisateur particulier, puis accentuer précisément ces caractéristiques dans le flux informationnel qui lui est destiné.
Cependant, cette personnalisation des boucs émissaires ne signifie pas l’absence de coordination. Les algorithmes qui modulent ces haines personnalisées sont eux-mêmes coordonnés au niveau méta, assurant que ces antagonismes apparemment dispersés convergent néanmoins vers des objectifs politiques cohérents. C’est une orchestration de second ordre : non pas l’imposition d’un ennemi unique, mais la coordination algorithmique d’inimitiés multiples.
Cette distribution algorithmique de la haine transforme également la temporalité des antagonismes. Le fascisme traditionnel désignait des ennemis stables, permanents, essentialisés (le Juif éternel, le communiste international). Le vectofascisme peut faire varier les figures de l’ennemi selon les nécessités tactiques du moment, produisant des pics d’intensité haineuse temporaires mais intenses, puis réorientant cette énergie vers de nouvelles cibles lorsque l’engagement faiblit. “Mes amis il n’y a point d’amis” résonne aujourd’hui très étrangement.
Cette souplesse tactique dans la désignation des ennemis permet de maintenir une mobilisation affective constante tout en évitant la saturation qui résulterait d’une focalisation trop prolongée sur un même bouc émissaire. La haine devient ainsi une ressource attentionnelle renouvelable, dont l’extraction est optimisée par des algorithmes qui surveillent constamment les signes de désengagement et recalibrent les cibles en conséquence.
Le contrôle vectoriel
Le fascisme historique fonctionnait dans l’espace disciplinaire foucaldien : quadrillage des corps, visibilité panoptique, normalisation par l’extérieur. Le vectofascisme opère dans un espace latent de n-dimensions qui ne peut même pas être visualisé directement par l’esprit humain.
Cet espace latent n’est pas un lieu métaphorique mais un espace mathématique concret dans lequel les réseaux de neurones artificiels génèrent des représentations compressées des données humaines. Ce n’est pas un espace de représentation mais de modulation : les transformations qui s’y produisent ne représentent pas une réalité préexistante mais génèrent de nouvelles réalités.
La géographie politique traditionnelle (centre/périphérie, haut/bas, droite/gauche) devient inopérante. Les coordonnées politiques sont remplacées par des vecteurs d’intensité, des gradients de polarisation, des champs d’attention dont les propriétés ne correspondent à aucune cartographie politique antérieure.
Cette transformation de la géographie du pouvoir n’est pas une simple métaphore mais une réalité technique concrète. Les grands modèles de langage contemporains, par exemple, n’opèrent pas primitivement dans l’espace des mots mais dans un espace latent de haute dimensionnalité où chaque concept est représenté comme un vecteur possédant des centaines ou des milliers de dimensions. Dans cet espace, la “distance” entre deux concepts n’est plus mesurée en termes spatiaux traditionnels mais en termes de similarité cosinus entre vecteurs.
Cette reconfiguration de l’espace conceptuel transforme fondamentalement les conditions de possibilité du politique. Les catégories politiques traditionnelles (gauche/droite, conservateur/progressiste) deviennent des projections simplifiées et appauvries d’un espace multidimensionnel plus complexe. Les algorithmes, eux, opèrent directement dans cet espace latent, capable de manipuler des dimensions politiques que nous ne pouvons même pas nommer car elles émergent statistiquement de l’analyse des données sans correspondre à aucune catégorie préexistante dans notre vocabulaire politique.
Le pouvoir qui s’exerce dans cet espace latent échappe ainsi partiellement à notre capacité même de le conceptualiser. Comment critiquer ce que nous ne pouvons pas représenter ? Comment résister à ce qui opère dans des dimensions que nous ne pouvons pas percevoir directement et qui permet de passer de n’importe quel point à n’importe quel autre ? Cette invisibilité constitutive n’est pas accidentelle mais structurelle : elle découle directement de la nature même des espaces vectoriels de haute dimensionnalité qui constituent l’infrastructure mathématique du vectofascisme.
Cette invisibilité est renforcée par le caractère propriétaire des algorithmes qui opèrent ces transformations. Les modèles qui modulent nos environnements informationnels sont généralement protégés par le secret commercial, leurs paramètres précis inaccessibles non seulement aux utilisateurs mais souvent même aux développeurs qui les déploient. Cette opacité n’est pas un bug mais une feature : elle permet précisément l’exercice d’un pouvoir qui peut toujours nier sa propre existence.
De la facticité
Le vectofascisme ne se contente pas de manipuler les représentations du monde existant ; il génère activement des mondes contrefactuels qui concurrencent le monde factuel dans l’espace attentionnel. Ces mondes ne sont pas simplement “faux” – qualification qui appartient encore au régime alphabétique de vérité – mais alternatifs, parallèles, adjacents.
La puissance des modèles prédictifs contemporains réside précisément dans leur capacité à produire des contrefactuels convaincants, des simulations de ce qui aurait pu être qui acquièrent une force d’attraction affective équivalente ou supérieure à ce qui est effectivement advenu.
Cette prolifération des contrefactuels n’est pas un bug mais une autre feature du système : elle permet de maintenir ouvertes des potentialités contradictoires, de suspendre indéfiniment la clôture épistémique du monde qu’exigerait une délibération démocratique rationnelle.
La modélisation contrefactuelle n’est pas en soi une innovation du vectofascisme ; elle constitue en fait une capacité cognitive fondamentale de l’être humain et un outil épistémologique essentiel de la science moderne. Ce qui caractérise spécifiquement le vectofascisme est l’industrialisation de cette production contrefactuelle, son insertion systématique dans les flux informationnels quotidiens, et son optimisation algorithmique pour maximiser l’engagement affectif plutôt que la véracité ou la cohérence.
Les grands modèles de langage constituent à cet égard des machines à contrefactualité d’une puissance sans précédent. Entraînés sur la quasi-totalité du web, ils peuvent générer des versions alternatives de n’importe quel événement avec un degré de plausibilité linguistique troublant. Ces contrefactuels ne se contentent pas d’exister comme possibilités abstraites ; ils sont insérés directement dans les flux informationnels quotidiens, concurrençant les descriptions factuelles dans l’économie de l’attention.
Cette concurrence entre factualité et contrefactualité est fondamentalement asymétrique. La description factuelle d’un événement est contrainte par ce qui s’est effectivement produit ; les descriptions contrefactuelles peuvent explorer un espace des possibles virtuellement infini, choisissant précisément les versions qui maximiseront l’engagement émotionnel des différents segments d’audience. Cette asymétrie fondamentale explique en partie le succès du vectofascisme dans l’économie attentionnelle contemporaine : la contrefactualité optimisée pour l’engagement l’emportera presque toujours sur la factualité dans un système où l’attention est la ressource principale.
Cette prolifération contrefactuelle transforme également notre rapport au temps politique. La politique démocratique moderne présupposait un certain ordonnancement temporel : des événements se produisent, sont rapportés factuellement, puis font l’objet d’interprétations diverses dans un débat public structuré. Le vectofascisme court-circuite cet ordonnancement : l’interprétation précède l’événement, les contrefactuels saturent l’espace attentionnel avant même que les faits ne soient établis, et le débat ne porte plus sur l’interprétation de faits communs mais sur la nature même de la réalité.
En finir
Nous assistons moins à une reproduction à l’identique du fascisme historique qu’à l’émergence d’une forme hybride, adaptée au contexte contemporain, que l’on pourrait qualifier d’autoritarisme populiste à tendance fascisante.
L’emploi du terme “fascisme” pour qualifier des phénomènes politiques contemporains nécessite à la fois rigueur conceptuelle et lucidité politique. Si toute forme d’autoritarisme n’est pas nécessairement fasciste, les convergences identifiées entre certaines tendances actuelles et les caractéristiques fondamentales du fascisme historique ne peuvent être négligées.
Le fascisme, dans son essence, représente une subversion de la démocratie par l’exploitation de ses vulnérabilités. Sa capacité à se métamorphoser selon les contextes constitue précisément l’un de ses dangers. Reconnaître ces mutations sans tomber dans l’inflation terminologique constitue un défi intellectuel majeur.
Le vectofascisme contemporain ne reproduit pas à l’identique l’expérience historique des années 1930, mais il partage avec celle-ci des mécanismes fondamentaux.
On peut proposer cette définition synthétique à retravailler :
« Le vectofascisme désigne une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces numériques pour produire et orienter des affects collectifs, principalement la peur et le ressentiment, au service d’un projet de pouvoir autoritaire. Il se distingue par (1) l’exploitation stratégique des propriétés vectorielles de l’information numérique (direction, magnitude, propagation) ; (2) la manipulation systématique de l’espace des possibles et des contrefactuels pour fragmenter la réalité commune ; (3) la production statistiquement optimisée de polarisations sociales et identitaires ; et (4) la personnalisation algorithmique des trajectoires de radicalisation dans des espaces latents de haute dimensionnalité.
Contrairement au fascisme historique, centré sur la mobilisation physique des masses et l’occupation matérielle de l’espace public, le vectofascisme opère principalement par la reconfiguration de l’architecture informationnelle et attentionnelle. Cependant, il repose fondamentalement sur une mobilisation matérielle d’un autre ordre : l’extraction intensive de ressources énergétiques et minérales (terres rares, lithium, cobalt, etc.) nécessaires au fonctionnement des infrastructures numériques qui le soutiennent. Cette extraction, souvent délocalisée et invisibilisée, constitue la base matérielle indispensable de la superstructure informationnelle, liant le vectofascisme à des formes spécifiques d’exploitation environnementale et géopolitique qui alimentent les machines computationnelles au cœur de son fonctionnement. »
Gregory Chatonsky
Cet article est extrait du journal de Gregory Chatonsky, publié en mars 2025 sous le titre « Qu’est-ce que le vectofascisme ? »