Nuages sur les infrastructures publiques : repenser la gouvernance d’internet à l’ère des hyperscalers

Hubert Guillaud

Dans une tribune pour Tech Policy Press, l’anthropologue Corinne Cath revient sur la montée de la prise de conscience de la dépendance européenne aux clouds américains. Aux Pays-Bas, le projet de transfert des processus d’enregistrements des noms de domaines nationaux « .nl » sur Amazon Web Services, a initié une réflexion nationale sur l’indépendance des infrastructures, sur laquelle la chercheuse a publié un rapport via son laboratoire, le Critical infrastructure Lab. Cette migration a finalement été stoppée par les politiciens néerlandais au profit de réponses apportées par les fournisseurs locaux.

Ces débats relatifs à la souveraineté sont désormais présents dans toute l’Europe, remarque-t-elle, à l’image du projet EuroStack, qui propose de développer une « souveraineté technologique européenne ». Son initiatrice, Francesca Bria, plaide pour la création d’un un Fonds européen pour la souveraineté technologique doté de 10 milliards d’euros afin de soutenir cette initiative, ainsi que pour des changements politiques tels que la priorité donnée aux technologies européennes dans les marchés publics, l’encouragement de l’adoption de l’open source et la garantie de l’interopérabilité. Ce projet a reçu le soutien d’entreprises européennes, qui alertent sur la crise critique de dépendance numérique qui menace la souveraineté et l’avenir économique de l’Europe.

La chercheuse souligne pourtant pertinemment le risque d’une défense uniquement souverainiste, consistant à construire des clones des services américains, c’est-à-dire un remplacement par des équivalents locaux. Pour elle, il est nécessaire de « repenser radicalement l’économie politique sous-jacente qui façonne le fonctionnement des systèmes numériques et leurs bénéficiaires ». Nous devons en profiter pour repenser la position des acteurs. Quand les acteurs migrent leurs infrastructure dans les nuages américains, ils ne font pas que déplacer leurs besoins informatiques, bien souvent ils s’adaptent aussi à des changements organisationnels, liés à l’amenuisements de leurs compétences techniques. Un cloud souverain européen ou national n’adresse pas l’enjeu de perte de compétences internes que le cloud tiers vient soulager. L’enjeu n’est pas de choisir un cloud plutôt qu’un autre, mais devrait être avant tout de réduire la dépendance des services aux clouds, quels qu’ils soient. Des universitaires des universités d’Utrecht et d’Amsterdam ont ainsi appelé leurs conseils d’administration, non pas à trouver des solutions de clouds souverains, mais à réduire la dépendance des services aux services en nuage. Pour eux, la migration vers le cloud transforme les universités « d’une source d’innovation technique et de diffusion de connaissances en consommateurs de services ».

Les initiatives locales, même très bien financées, ne pourront jamais concurrencer les services en nuage des grands acteurs du numérique américain, rappelle Corinne Cath. Les remplacer par des offres locales équivalentes ne peut donc pas être l’objectif. Le concept de souveraineté numérique produit un cadrage nationaliste voire militariste qui peut-être tout aussi préjudiciable à l’intérêt général que l’autonomie technologique pourrait souhaiter porterNous n’avons pas besoin de cloner les services en nuage américains, mais « de développer une vision alternative du rôle de l’informatique dans la société, qui privilégie l’humain sur la maximisation du profit ». Ce ne sont pas seulement nos dépendances technologiques que nous devons résoudre, mais également concevoir et financer des alternatives qui portent d’autres valeurs que celles de l’économie numérique américaine. « Les systèmes et les économies fondés sur les principes de suffisance, de durabilité, d’équité et de droits humains, plutôt que sur l’abondance informatique et l’expansion des marchés, offrent une voie plus prometteuse ».