En suspendant l’interdiction de TikTok, Trump assure à la plateforme vidéo un court répit, le temps de peaufiner une vente dans une logique de marchandage au service des intérêts de la broligarchie américaine, qui se croit toute puissante. Et il est bien probable que cette logique transactionnelle, soit plus que jamais la logique des années à venir. Dès l’annonce du bannissement de TikTok, nous avions pourtant été prévenus. Que la plateforme soit dépecée ou annihilée, les techbros sont prêts à profiter de l’exode annoncé. Ils avaient d’ailleurs prévus des outils d’éditorialisation vidéo pour accueillir les réfugiés de TikTok, sachant bien, comme le montrait le précédent indien, qui a banni TikTok avant eux, que les grands services américains resteraient les premiers bénéficiaires. Désormais, ils sont assurés de gagner quel que soit la décision finale.
Reste, que TikTok ferme ou soit revendu, le basculement qu’il symbolise vers un internet de vidéos courtes, lui, est là pour rester. Internet est TikTok désormais, rappelle Hana Kiros, même si TikTok disparaît. C’est-à-dire que toutes les grandes plateformes intègrent désormais des vidéos courtes, partout. Tout le monde s’ingéniant à copier le haut niveau d’engagement que le format vidéo qu’à imposé TikTok a produit.
Mais cette transformation n’est pas sans conséquence.
La vidéo plutôt que l’écrit, le charisme plutôt que les faits
“La part des adultes lisant des articles d’actualité en ligne aux États-Unis est passée de 70 à 50 % depuis 2013. La part des Britanniques et des Américains qui ne consomment plus aucun média d’information conventionnel est passée de 8% à environ 30 %. Si le déclin de la presse écrite a surtout été un problème pour les résultats financiers des journaux, le déclin de la consommation de l’information en général est un problème pour la société”, rappelle John Burn-Murdoch pour le Financial Times. Aujourd’hui, les adultes américains de moins de 50 ans sont plus susceptibles de s’informer directement à partir des flux sociaux vidéo que d’un article d’actualité, selon le dernier Digital News Report du Reuters Institute for the Study of Journalism. Des tendances qui sont assez similaires au-delà des seuls Etats-Unis d’ailleurs. Dans un entretien avec le sociologue Dominique Cardon dans le second numéro de la revue de SciencesPo, Comprendre son temps, l’économiste Julia Cagé, rappelait que les bulles de filtres de médias sociaux, ne consistait pas seulement à enfermer les publics à droite ou à gauche, « mais à séparer les publics qui s’intéressent à l’information de ceux qui ne s’y intéressent pas« et à renforcer ainsi le désintérêt de la vie publique des deniers.
Nous sommes passés d’articles à leurs commentaires en 280 caractères, au détriment du compromis, de la subtilité et de la complexité. Désormais, nous sommes en train de passer aux vidéos courtes, qui prennent le pas sur ce qu’il restait de textes sur les réseaux sociaux, rappelle Burn-Murdoch. Ce pivot ne relègue pas seulement le texte, mais change également la chronologie et le rapport à l’information. Être le premier sur l’actu est devenu bien moins important qu’être engageant. Le charisme risque de prendre le pas sur les faits, s’alarme le Financial Times.
Si les médias sociaux ont cannibalisé les sites d’information, les comptes d’information les plus importants sur ceux-ci étaient encore ceux de journalistes ou d’organes de presse grand public, rappelle-t-il. Dans le monde de la vidéo, ce n’est plus le cas, même pour l’information. Or, le monde de l’influence n’est pas neutre, au contraire. D’autant que les influenceurs ont tendance à être plus de droite et sont globalement anti-établissement. Le développement de l’écoute privée, depuis un podcast plutôt que sur la radio par exemple, a tendance à produire des propos plus fragmentés, plus controversés. Le paysage médiatique de 2025 est très différent de celui de 2004. Il y a fort à parier qu’il ait des impacts sur la politique, estime John Burn-Murdoch, qui voit dans le passage de l’écrit à la vidéo un risque de renforcer le populisme.
S’inspirer des recettes des influenceurs pour rétablir la confiance dans l’information ?
Charlie Warzel pour The Atlantic dresse un peu le même constat désabusé. Mais plutôt que de désespérer, il convoque en entrevue la journaliste Julia Angwin qui vient de publier un rapport après avoir passé un an à étudier la crise de confiance du journalisme en observant comment les influenceurs produisent de l’information.
Pour la journaliste, la confiance dans les influenceurs repose sur le fait qu’ils doivent convaincre leur public de leurs capacités, de leur bonne foi et de leur intégrité (même si ces qualités ne sont pas toujours là) quand les médias tiennent cette confiance pour acquise. Ce positionnement différent à un impact sur la façon même de produire du contenu. Les influenceurs vont vous dire qu’ils ont testé 7 fards à paupière pour trouver le meilleur, quand les journalistes disent tout de suite qu’ils ont trouvé le meilleur fard à paupière. “Les créateurs de contenu commencent par la question : lequel est le meilleur ? Et puis ils font leur démonstration aux gens, en énumérant les preuves. Ils ne tirent pas toujours de conclusion, et parfois c’est plus engageant pour un public. Cela renforce la crédibilité.” C’est une sorte de journalisme inversé, semblable à une plaidoirie d’avocat ou à une démonstration scientifique. Sur YouTube, les titres des vidéos comportent souvent des points d’interrogation, relève Angwin. “Ils posent une question, ils n’y répondent pas. Et c’est exactement le contraire de la plupart des titres des rédactions.”
“Je pense que poser des questions et cadrer le travail de cette façon ouvre en fait un espace pour plus d’engagement avec le public. Cela lui permet de participer à la découverte.” Autre point, les influenceurs sont souvent plus en contact avec leurs publics que les journalistes qui ne sont pas encouragés à le faire. Pour Angwin, “le journalisme a placé de nombreux marqueurs de confiance dans des processus institutionnels qui sont opaques pour le public, tandis que les créateurs tentent d’intégrer ces marqueurs de confiance directement dans leurs interactions avec le public”, par exemple en passant du temps à réagir aux premiers commentaires. Les micro-entreprises des influenceurs semblent plus sympathiques que les conglomérats médiatiques. Les fans apprécient les parrainages de marques, pour autant qu’ils soient transparents.
Pour Angwin, le public doit pouvoir comprendre les éléments de confiance qui lui sont proposés, par exemple de comprendre d’où vous parlez ou quelle hypothèse vous explorez et ces éléments doivent être accessibles dans l’article ou la vidéo postée, pas seulement dans la marque. La confiance ne repose pas tant sur la neutralité que sur la transparence, rappelle-t-elle. Soit, mais cette explication de gagner la confiance par la forme n’est pas pleinement convaincante. D’autant que la norme de qualité des contenus que produisent les influenceurs est bien plus abaissée qu’élevée par rapport à celle du journalisme traditionnel.
La technologie n’améliore pas la production d’information de qualité
« Le journalisme lutte pour sa survie dans une démocratie post-alphabétisée« , disait récemment le journaliste Matt Pearce. La vérité disparaît pour des raisons macro-économiques, rappelle-t-il. « Le travail de récolte et de vérification des faits présente un désavantage économique majeur par rapport à la production de conneries, et cela ne fait qu’empirer ». « Les nouvelles technologies continuent de faire baisser le coût de la production de conneries alors que le coût d’obtention d’informations de qualité ne fait qu’augmenter. Il devient de plus en plus coûteux de produire de bonnes informations, et ces dernières doivent rivaliser avec de plus en plus de déchets une fois qu’elles sont sur le marché ». La technologie n’améliore pas la production de l’information de qualité. C’est ce qu’on appelle la loi de Baumol ou maladie des coûts. Dans certains secteurs, malgré une absence de croissance de la productivité, les salaires et les coûts augmentent. Cela s’explique par la hausse de la productivité dans les autres secteurs, qui tirent l’ensemble des coûts vers le haut.
Les consommateurs eux-mêmes sont devenus assez tolérants aux conneries. « Ils exigent des médias d’information traditionnels des normes de comportement éthique et précis bien plus élevées que pratiquement toutes les autres sources d’information qu’ils rencontrent, même lorsqu’ils ont commencé à s’appuyer sur ces autres sources d’information plutôt que sur les médias d’information. C’est une bonne chose que les consommateurs exigent du journalisme des normes élevées. Le problème ici est que la barre est abaissée, et non relevée, pour tout le reste. »
Enfin, et surtout, le journalisme écrit notamment périclite et les plateformes elles-mêmes rendent l’écrit de plus en plus difficile à monétiser. Elles y sont même devenu hostiles, que ce soit en valorisant d’autres types de contenus et d’autres types de publication comme les vidéos courtes bien sûr, en dégradant les hyperliens, en multipliant les contenus de remplissages synthétiques ou en s’appuyant sur les contenus générés par les utilisateurs. « Le temps que vous passez à lire un article de magazine est du temps que vous ne passez pas sur les produits Meta à regarder des publicités numériques et à enrichir Mark Zuckerberg ». L’information devient plus chère : pour quelques dollars par mois vous vous abonnez à une lettre sur Substack pour le prix d’un accès à un média avec plusieurs centaines de journalistes. Enfin, bien sûr, les préférences des consommateurs à lire se dégradent. « La destruction de la patience est l’un des changements culturels les plus spectaculaires que nous connaîtrons probablement de notre vie, et il imprègne tout ». Un professeur d’étude cinématographique se désolait même que ses étudiants ne regardent plus vraiment les films. Et ce n’est d’ailleurs pas qu’un phénomène générationnel, précise Pearce : nous passons tous plus de temps sur les plateformes en concurrence avec d’autres formes médiatiques. Le journaliste Vincent Bevins qui évoquait ses efforts pour retrouver le goût de lire, le résumait parfaitement : « les gens qui arrivent dans un café et posent ensuite un téléphone et un livre ensemble sur la table essaient de battre Satan dans un jeu qu’il a conçu. Il est peut-être possible de gagner, mais je n’ai jamais vu cela se produire ».
Coincés dans le populisme des plateformes
Le résultat de tout cela, conclut Pearce, « c’est une aliénation croissante des consommateurs (…) un retour à une sorte de société de contes populaires mûre pour la manipulation par des démagogues qui promettent la simplicité dans un monde de plus en plus complexe« .
La raison de l’aliénation populiste, elle, semble, claire, explique l’historien Brian Merchant. Quand Elon Musk fait un salut nazi en direct à la télévision, c’est une démonstration de puissance et un signal. Alors que le geste est parfaitement lisible par tous, les médias sont nombreux à être dans l’embarras pour le traiter et ont tous tendance à l’édulcorer pesamment. Et c’est cet embarras même qui est la première victoire de Musk et Trump. Les médias traditionnels sont morts, répète sans cesse Elon Musk sur X, « ce véhicule de propagande qui élimine la presse ». Et effectivement, la presse est exsangue. Les grandes entreprises technologiques se sont appropriées ses revenus publicitaires, dictent les conditions de distribution… Le journalisme lutte pour sa survie, comme l’expliquait Pearce, mais sans armes. Celles-ci sont dans les mains des oligarques de la Tech qui étaient tous au premier rang, lors de l’investiture de Trump. Ils ont gagné. Zuckerberg peut mettre au placard sa politique de modération et Google peut générer autant de déchets synthétique qu’il veut. « Il est difficile d’imaginer une agence Trump sévir si une IA ordonne à quelqu’un de manger un champignon vénéneux ». « L’oligarchie technologique est là, et si satisfaite de son étranglement des médias qu’elle peut, sans honte, pavaner dans sa loyauté affichée à Trump ». « Musk possède la plateforme qui dicte sa propre réalité. Il a à peine eu à se défendre, il l’a à peine nié. Il le fera probablement à nouveau. Qui va l’arrêter ? »
Mais est-ce tant Musk aujourd’hui qu’il faut arrêter que les plateformes et leurs modalités d’amplification devenues problématiques qui donnent aux pires idées une audience qu’elles ne devraient pas avoir ?, comme nous le disions plus tôt. Le journaliste David Dufresne a fait un petit test en tentant de créer un nouveau compte sur X : on a l’impression de s’enregistrer sur une plateforme de propagande.
Au prétexte de maximaliser leurs modèles économiques, les plateformes sont en train de basculer vers le pire. Il est effectivement temps de les fuir et ce d’autant plus que c’est bien leur modèle d’engagement et d’amplification qui les conduit à ces extrémités. Et les micro-vidéo promettent surtout une accélération du populisme des plateformes que leur atténuation.