Vérification d’âge (2/4) : de l’impunité des géants à la criminalisation des usagers

La vérification d’âge sur internet est en train de consacrer la criminalisation des mineurs. 

Hubert Guillaud

Avec la vérification d’âge : la modération des plateformes au profit des géants

Pour Molly Buckley de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), principale organisation non gouvernementale américaine de défense des libertés numériques, la vérification d’âge est une aubaine pour les géants du numérique. Aux Etats-Unis, bluesky a mis en place des mesures de vérifications d’âge dans le Wyoming, dans le Dakota du Sud et a fermé ses accès dans le Mississippi suite à la promulgation, là encore, de lois sur la vérification d’âge. Pour l’EFF, les difficultés de Bluesky montrent que ces lois vont écraser les petites plateformes qui ne peuvent pas absorber les coûts des mesures de vérification et renforcer le pouvoir des plus grandes plateformes. « Les obligations de vérification de l’âge concentrent et consolident le pouvoir entre les mains des plus grandes entreprises, seules entités disposant des ressources nécessaires pour mettre en place des systèmes de conformité coûteux et assumer des amendes potentiellement colossales ». C’est le même constat que fait l’EFF au Royaume-Uni : les plus grandes plateformes « ont mis en place des mesures de vérification de l’âge étendues (et extrêmement maladroites), tandis que des sites plus petits, notamment des forums sur la parentalité, l’écologie et les jeux vidéo sous Linux, ont été contraints de fermer ». L’EFF donne l’exemple du “Forum du Hamster”– un forum britannique pour discuter de tout ce qui touche au petit rongeur domestique, qui a fermé ses forums, pour renvoyer ses utilisateurs vers un simple compte Instagram, et donc vers les géants des réseaux sociaux ! Pour Molly Buckler, l’OSA (Online Safety Act) est en train de flécher le trafic vers les seuls géants du net, qui seront les mieux à même de censurer les utilisateurs. C’est une loi pour consolider le pouvoir des géants au plus grand cauchemar des utilisateurs dont les ressources communautaires vont s’atrophier.

Dans un autre article pour l’Electronic Frontier Foundation, Molly Buckley rappelle que la loi sur la vérification d’âge au Royaume-Uni ne concerne pas que les contenus à caractère sexuel, mais englobe une large catégorie de contenus « préjudiciables ». Préventivement, plusieurs forums sur la parentalité, les jeux vidéo ou l’écologie ont préféré fermer leurs portes pour éviter le risque d’amendes et les complexités de la conformité à la loi. La plateforme Reddit au Royaume-Uni a été contrainte de s’enfermer derrière des barrières de vérification d’âge. Et cela n’a pas concerné que les canaux dédiés aux contenus explicites, mais également à nombre de sous-groupes dédiés à l’identité, au soutien LGBTQ+, au journalisme, aux forums liés à la santé publique comme ceux dédiés au menstruations ou aux violences sexuelles. « L’OSA définit le terme « préjudiciable » de multiples façons, bien au-delà de la pornographie. Les obstacles rencontrés par les utilisateurs britanniques correspondent donc exactement à ce que la loi prévoyait. L’OSA entrave bien plus que l’accès des enfants à des sites clairement réservés aux adultes. En cas d’amendes, les plateformes auront toujours recours à la surcensure. »

L’EFF est surtout étonné que l’OSA ait contraint Reddit à la censure, notamment explique  Buckley parce que Reddit a été une plateforme qui a œuvré à la défense de la liberté d’expression. Même si on peut lui reprocher des excès en la matière, Reddit s’est attelé à résoudre ses problèmes. Elle a été la seule plateforme à obtenir la meilleure note de l’analyse de la modération des plateformes par l’EFF en 2019, notamment parce qu’elle a mis en place une modération souvent qualifiée de remarquable (mais pas parfaite). Pour l’EFF, les mesures de vérifications d’âge ne protégeront pas les adolescents, car ceux-ci trouveront toujours des moyens pour les contourner et se rendre sur des sites toujours plus douteux, où la modération est moindre, les risques plus importants

Pour l’EFF, l’exclusion des publics d’importantes communautés sociales, politiques et créatives est problématique. « Les mandats de vérification de l’âge sont des régimes de censure » et la régulation de la pornographie n’est bien souvent que la partie émergée d’une censure qui va bien au-delà et qui permet très rapidement de censurer des contenus parfaitement légaux, notamment ceux relatifs à l’éducation sexuelle ou à l’actualité. « Les questions de modérations ne sont pas simples : on glisse vite d’une condamnation morale à une condamnation politique », observait déjà le chercheur Tarleton Gillespie dans son livre sur la modération. Et l’EFF de prévenir les Américains du risque qu’ils courent à leur tour. 

Du flou des contenus à modérer… à la régulation individuelle

Dans un autre billet datant de janvier, Paige Collings and Rindala Alajaji de l’EFF rappelaient que le problème des lois pour la protection des jeunes exigeant la vérification de l’âge des internautes, c’est qu’elles ne concernent pas seulement a pornographie en ligne, comme elles aiment à se présenter. Derrière la lutte contre les contenus « dangereux », les gouvernements s’arrogent de plus en plus le pouvoir de décider des sujets jugés « sûrs ». Pas étonnant donc, que les contestations à l’encontre de ces lois se multiplient. En fait, la question du « contenu sexuel » par exemple est définie de manière vague et peut concerner des films et vidéos interdits aux moins de 18 ans, comme des contenus d’éducation sexuelle ou des contenus LGBTQ+. D’autres énumèrent des préjudices causés par les contenus, mais là encore, vaguement définis, comme les violences qui doivent être limitées, alors que les représentations de la violence servent aussi de moyens pour les dénoncer. Sans compter que les plateformes ont déjà des politiques de modération qui qualifient nombre de contenus qui ne tombent pas sous le coup de la loi comme préjudiciables, comme l’expliquait Tarleton Gillespie dans Custodians of the Internet (Yale University Press, 2018). Bref, bien souvent la censure de contenus non pornographiques n’apparaît aux gens qu’une fois que ces lois sont mises en œuvre. En Oklahoma, le projet de loi sur la vérification de l’âge entré en vigueur le 1er novembre 2024 défini comme contenu préjudiciable aux mineurs toute description ou exposition de nudité et de « conduite sexuelle », ce qui implique que des associations sur la sexualité et la santé comme Glaad ou Planet Parenthood doivent mettre en place des systèmes de vérification d’âge des visiteurs. Pour éviter d’éventuelles poursuites judiciaires, ces associations risquent de mettre en place une surcensure.

Toutes ces lois rendent les autorités administratives et les plateformes arbitres de ce que les jeunes peuvent voir en ligne, explique encore l’EFF. C’est le cas du Kids Online Safety Act (Kosa), américain, validé par le Sénat mais pas par la Chambre des représentants, défendue ardemment par la sénatrice américaine Marsha Blackburn qui l’a promue pour « protéger les mineurs des transgenres ». Si la censure des contenus LGBTQ+ par le biais des lois de vérification de l’âge peut être présentée comme une « conséquence involontaire » dans certains cas, interdire l’accès aux contenus LGBTQ+ fait partie intégrante de la conception des plateformes. L’un des exemples les plus répandus est la suppression par Meta de contenus LGBTQ+ sur ses plateformes sous prétexte de protéger les jeunes utilisateurs des « contenus à connotation sexuelle ». Selon un rapport récent, Meta a caché des publications faisant référence au hashtag LGBTQ+, le filtre contenu sensible étant appliqué par défaut aux mineurs, faisant disparaître les hastags #lesbienne, #bisexuel, #gay, #trans et #queer. Si Meta a visiblement fait machine arrière depuis, on constate qu’une forme de censure automatisée vague et subjective s’étend sur nombre de contenus et notamment sur l’information sur la santé sexuelle. Pour les jeunes, notamment LGBTQ+, plus exposés au harcèlement et au rejet, l’accès aux communautés et aux ressources numériques est essentiel pour eux, et en restreindre l’accès présente des dangers particuliers, rappelle un rapport du Gay, Lesbian & Straight Education Network (Glsen). Mais il n’y a pas que ces publics que la censure des contenus d’information sexuel met en danger… A terme, ce sont tous les adolescents qui se voient refuser une information claire sur les risques et la santé sexuelle. Or rappellent des chercheurs espagnols pour The Conversation, l’exposition à la pornographie façonne les expériences affectives et normalisent l’idée que le pouvoir, la soumission et la violence font partie du désir. Mais, rappellent-ils, c’est bien « l’absence d’une éducation sexuelle adéquate qui est l’un des facteurs qui contribuent le plus à la consommation précoce de pornographie ».

Pour l’EFF enfin, il est crucial de reconnaître les implications plus larges des lois de vérification d’âge sur la vie privée, la liberté d’expression et l’accès à l’information. Notamment pour ceux qui tentent de préserver leur anonymat. « Ces politiques menacent les libertés mêmes qu’elles prétendent protéger, étouffant les discussions sur l’identité, la santé et la justice sociale, et créent un climat de peur et de répression »

« La lutte contre ces lois ne se limite pas à défendre les espaces en ligne ; il s’agit de protéger les droits fondamentaux de chacun à s’exprimer et à accéder à des informations vitales.» Dans un autre article encore, Paige Collings, rappelle que « les jeunes devraient pouvoir accéder à l’information, communiquer entre eux et avec le monde, jouer et s’exprimer en ligne sans que les gouvernements ne décident des propos qu’ils sont autorisés à tenir ». 

En fait, la proposition d’interdire les contenus aux plus jeunes permet assurément de simplifier la modération : aux plus jeunes, tout est interdit… Mais pour le public majeur, conscient des risques, tout est autorisé. C’est à chacun de réguler ses usages, pas à la société. 

La même injonction à une régulation qui ne serait plus qu’individuelle traverse la société. C’est à chacun de trier ses poubelles et ceux qui ne le font pas seront condamnés pour ne pas l’avoir fait, comme c’est à chacun d’être conscient des risques de ses usages numériques, et d’en subir sinon les conséquences.

Vers la criminalisation des comportements des mineurs

En France, la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs a rendu son rapport. Ses conclusions sont « accablantes », comme le dit le Monde. Mais l’épais rapport (plus de 1000 pages) est tout de même bien problématique, comme l’analyse très pertinemment le journaliste Nicolas Kayser-Bril dans l’édition du 2 octobre de la newsletter d’Algorithm Watch. Alors que nombre d’universitaires interrogés soulignent que l’utilisation élevée de TikTok est corrélée à l’anxiété et la dépression, le rapport glisse souvent à la simple accusation. Comme si TikTok était seul porteur des maux de la jeunesse. « Les députés ont-ils succombé à la faible capacité d’attention et à l’émotionnalisation qu’ils dénoncent ? Nous ne le saurons jamais, car le Parlement français n’a pas commandé, et ne commandera probablement pas, de rapport sur les effets de Facebook sur les baby-boomers, ni sur l’algorithme de X sur les responsables politiques ». Si le rapport est accablant, il l’est surtout parce qu’il montre le déficit de mise en œuvre du DSA, malgré les obligations, comme l’expliquent Garance Denner et Suzanne Vergnolle de la Chaire de modération des contenus du Cnam

Face à ce déluge d’accusations à l’encontre de TikTok, les 53 recommandations du rapport deviennent rapidement plus surprenantes, puisqu’on n’y trouve pas de proposition d’interdiction de TikTok. On ne trouve pas non plus beaucoup de mesures qui imposent quelque chose à la plateforme, hormis celles qui renforcent ou précisent le cadre du RGPD et du DSA européen (recommandation 8 à destination du suivi des modérateurs de la plateforme), celle invitant à étudier la modification du statut des fournisseurs de réseaux sociaux comme éditeur, les rendant responsables des contenus accessibles (recommandation 10), celle réclamant davantage de ressources pour les signaleurs de confiance (c’est-à-dire les organismes en contact direct avec les plateformes pour signaler les contenus inappropriés), ainsi que celles obligeant les plateformes à fournir des paramètres de personnalisation et de diversification ou pluralisme algorithmique (recommandations 11 et 12, qui consisterait à produire « une norme ouverte pour les algorithmes de recommandation afin que des tiers puissent concevoir des flux “Pour vous” spécifiques. Les utilisateurs pourraient ensuite parcourir “TikTok, sélectionné par ARTE”, par exemple », explique Nicolas Kayser-Bril… Ce qui ne semble pas l’objectif d’un pluralisme algorithmique permettant à chacun de produire des règles de recommandation selon ses choix). En fait, presque toutes les recommandations proposées dans ce rapport sont à l’égard d’autres acteurs. Des plus jeunes d’abord : en imposant la fermeture d’accès à TikTok au moins de 15 ans, en proposant un couvre-feu pour les 15-18 ans et en envisageant d’étendre l’interdiction dès 2028 aux moins de 18 ans

Mais l’essentiel des recommandations portent sur le développement de messages de prévention à l’école et dans les services de prévention comme auprès des parents et des services de l’enfance. Des services déjà bien souvent surchargés par les injonctions. Aucune recommandation n’exige de TikTok de renforcer l’accès à des données pour la recherche ou de corriger ses algorithmes pour moins prendre en compte le temps passé par exemple ! 

Si le rapport ne fait pas (encore) de propositions pour condamner les jeunes qui accéderaient aux réseaux sociaux malgré l’interdiction, elle propose de créer dès 2028 un nouveau délit de « négligence numérique » (recommandation 43) à l’égard des parents qui laisseraient leurs enfants accéder aux réseaux sociaux. Un peu comme si dans les années 50 on avait supprimé les aides sociales aux parents qui laissaient écouter du rock à leurs enfants sous prétexte de « négligence musicale ». Ce que suggère cette recommandation qui doit être étudiée par des experts d’ici l’échéance, c’est que la vérification de l’âge va conduire à la criminalisation des comportements des plus jeunes

Pour l’instant, on n’en entend parler nulle part. Toutes les déclarations sur le développement de la vérification d’âge et du contrôle parental, n’évoquent que la protection des plus jeunes, jamais les peines qui pourraient advenir… plus tard. Mais du moment où elles seront en place, on voit déjà s’esquisser la perspective de criminaliser les adolescents et leurs parents qui ne respecteraient pas ces règles. L’implicite ici, consiste d’abord à interdire, puis demain, à condamner. Après la mise en place de la barrière d’accès, viendra la condamnation de ceux qui chercheront à la contourner. Va-t-on vers une société qui s’apprête à condamner des gamins de 14 ans pour être allé chercher des contenus pornos en ligne ? Vers des médias qui seront condamnés pour avoir laissé des enfants accéder à des images de répression violentes de manifestations ? Vers des parents qui seront condamnés pour avoir laissé leurs enfants accéder à internet ? Les 16-18 ans seront-ils condamnés pour être allé cherché de l’information sur la prévention sexuelle ou parce qu’ils se sont connectés sur TikTok au-delà de 23 heures ? Où parce qu’ils auront échangé une vidéo de Squeezie ?

La vérification d’âge nous conduit tout droit à une « nouvelle pudibonderie », disait pertinemment le journaliste David-Julien Rahmil pour l’ADN. Renforçant celle déjà l’œuvre sur les grandes plateformes sociales qu’observait en 2012 Evgeny Morozov ou le chercheur Tarleton Gillespie dans son livre, dont les systèmes automatisés surcontrôlent déjà la nudité plutôt que la pornographie. 

L’autre risque, à terme, c’est l’élargissement sans fin de la vérification d’âge à tous types de contenus, notamment au secteur marchand comme l’a montré la polémique des contenus explicites découverts sur des sites de commerces en ligne. Pour la haut-commissaire à l’enfance, Sarah El Haïry, « la protection des enfants en ligne ne peut souffrir d’aucune faille », soulignant par là le risque maximaliste des règles à venir (et ce alors que la protection sociale à l’enfance par exemple n’est que failles). Au risque que ces règles deviennent des couteaux suisses, faisant glisser la surveillance des contenus pornographiques à la surveillance de l’internet, comme le disait avec pertinence le journaliste Damien Leloup dans une analyse pourLe Monde, au prétexte que le « risque » pornographique est partout. 

Qu’on s’entende bien. Loin de moi de défendre TikTok (pas plus que Meta ou X). Mais la criminalisation des comportements des enfants et des parents sans imposer de mesures de régulation claires aux entreprises et d’abord à elles, me semble une voie sans issue. La vérification d’âge accuse la société des dégâts sociaux provoqués par les décisions des plateformes sans leur demander ni de données, ni de correctifs. En criminalisant les mineurs, elle ne propose qu’une nouvelle ère de contrôle moral, sans nuance, comme s’en émouvait pour The Conversation, le spécialiste en gestion de l’information, Alex Beattie.

Hubert Guillaud