Avons-nous besoin d’un nouveau Twitter ?

Hubert Guillaud

Non, répond la journaliste J. Wortham dans une belle tribune pour le New York Times, critiquant la fuite des utilisateurs de X vers Bluesky. Non seulement, nous n’avons pas besoin de recréer l’internet du passé, mais surtout, rien n’assure que Bluesky n’évite à l’avenir l’évolution qu’à connu Twitter.

Pourquoi devrions-nous imaginer que Bluesky ne deviendrait pas un autre Twitter ? Pourquoi continuer à essayer de recréer l’Internet du passé ? « Nous sommes officiellement arrivés au stade avancé des médias sociaux. Les services et plateformes qui nous ont enchantés et ont remodelé nos vies lorsqu’ils ont commencé à apparaître il y a quelques décennies ont désormais atteint une saturation et une maturité totales. Appelez cela un malaise. Appelez cela le syndrome de Stockholm. Appelez ça comme vous voulez. Mais à chaque fois qu’une nouvelle plateforme fait son apparition, promettant quelque chose de mieux — pour nous aider à mieux nous connecter, à mieux partager nos photos, à mieux gérer nos vies — beaucoup d’entre nous la parcourent avec enthousiasme, pour finalement être déçus. »

« L’histoire d’Internet est jonchée de pierres tombales virtuelles de services qui ont surgi et disparu au gré des marées d’attention – et d’argent – qui allaient et venaient. »  Désormais, les gens voient à juste titre le X de Musk comme l’emblème de l’emprise excessive de notre technocratie. Ceux qui en partent ne disent pas simplement au revoir à X : ils condamnent le lieu ! « Beaucoup semblent espérer que leur départ ressemblera à une grève générale ou à un boycott, même si cela semble peu probable, car X n’est pas une entreprise rentable et Musk semble surtout satisfait de l’afflux de personnes réactionnaires » que son réseau génère.

Bien sûr, explique la journaliste, je comprends ce que les transfuges recherchent dans un site comme Bluesky : la même chose que nous trouvions dans les premiers forums du net, la profondeur et la vitesse des conversations, des relations, une excitation comme celle que nous avons trouvé au début des médias sociaux. Nous sommes toujours à la recherche de cette utopie qui nous a été promise dès les premiers jours d’internet. « Mais nous aurions tort de penser qu’un site peut résister à la trajectoire (de succès et de déception) que presque tous les autres ont eu tendance à suivre ». Partout, l’impératif de rentabilité a dégradé l’expérience initiale. Et le fléau que nous connaissons actuellement sur X « n’est pas quelque chose qui s’est développé après la prise de contrôle de Musk. Il était là depuis le début ».  L’Internet naissant a été fondé sur l’espoir que le cyberespace serait une force unificatrice pour le bien. On parlait de liberté et d’ouverture… Mais dès le départ, l’industrie technologique et ses produits ont reproduit les inégalités existantes. La technologie a surtout bénéficié à ceux qui l’ont bâti. Dans les années 1990, le capital-risqueur John Doerr a décrit le boom technologique de cette décennie comme « la plus grande création légale de richesse que cette planète ait jamais connue ». Il avait raison, mais il oublié de dire que ces richesses n’étaient pas pour tout le monde. Même les premiers forums en ligne ont rapidement été colonisés par les comportements hostiles d’utilisateurs. Comme l’explique le journaliste Malcolm Harris dans son livre Palo Alto (2023), la politique des produits est liée à l’éthique de leur environnement. Et la Silicon Valley a surtout servi à maintenir les structures de pouvoir en place. « La concurrence et la domination, l’exploitation et l’exclusion, la domination des minorités et la haine de classe : ce ne sont pas des problèmes que la technologie capitaliste résoudra », note Harris. Au contraire, « c’est à cela qu’elle sert ». Au fur et à mesure que les plateformes grandissent – en ajoutant des membres, des investisseurs et des attentes – leurs objectifs évoluent également. Mais pas toujours dans le sens d’une plus grande responsabilité… Si Bluesky aujourd’hui attire, c’est parce que la plateforme est encore toute petite et qu’on n’y trouve pas de publicité, mais nombre d’indicateurs montrent que cela ne pourrait pas durer. Jack Dorsey, le fondateur de Twitter et de Bluesky, a quitté le conseil d’administration en mai en déplorant que l’équipe répétait les mêmes erreurs qu’il a connu à Twitter. La Silicon Valley produit la Silicon Valley. La croissance et le retour sur investissement d’abord.

Depuis 20 ans, le modèle économique est le même : vendre des données et de la publicité. Les comportements négatifs se traduisent par un engagement plus important, ce qui a tendance à profiter à l’essor des comportements virulents. Certes, pour l’instant, Bluesky est plus cordial que X, mais X continue à fournir des informations de premières mains, ce qui explique que malgré son environnement nocif, beaucoup y restent encore. La possibilité de trouver en ligne un espace de rassemblement transformateur demeure une promesse d’internet particulièrement séduisante. Mais ce qui nous tient à cœur dans cet internet-ci, ce n’est pas ce que les entreprises peuvent monétiser« Aucun service ne nous sauvera, et nous ne devrions pas nous attendre à ce qu’un seul le fasse »

« La nature même de la technologie est éphémère ». La dégradation est inévitable. Toute plateforme se transformera en ruine. 

Et c’est bien dans les ruines des promesses de l’internet où nous devons continuer à tenter de faire notre chemin.