Les technologies de surveillance les plus avancées au monde se trouvent aujourd’hui en Chine, explique le politologue Minxin Pei, mais, comme il le montre dans son livre, The Sentinel State: Surveillance and the Survival of Dictatorship in China, aucune de ces technologies ne fonctionne particulièrement bien et ce malgré le déploiement d’une pléthore de personnels pour les faire fonctionner. En fait, cette pléthore humaine ressemble bien plus aux vieux réseaux d’informateurs humains qui viennent compléter les défaillances du renseignement qu’à un réseau d’ingénieurs performants, explique Mason Wong dans sa lecture du livre de Pei. La dictature chinoise n’a pas besoin de technologie de pointe pour assurer sa paranoïa. La persistance de l’autocratie en Chine est moins une fonction de la technologie que le résultat d’un travail humain sous la forme de réseaux d’informateurs, d’espionnage intérieur à forte intensité de main-d’œuvre et d’une surveillance policière renforcée. Pei montre que nous sommes bien loin des délires dystopiques qui savent si bien mettre sous silence la question des libertés publiques qu’évoque l’investisseur sino-américain Kai-Fu Lee dans ses livres et notamment dans IA 2042.
Pour l’historien Andrew Liu, ce qui rend l’Asie si dangereuse pour nombre d’occidentaux, c’est qu’elle aurait capturé les technologies occidentales pour les rendre autoritaires et malfaisantes. Mais selon Liu, nous sommes surtout confronté à un techno-orientalisme, qui n’est pas seulement raciste, mais qui sert surtout à occulter la surveillance américaine elle-même et qui tend à faire de l’Asie une menace indétrônable. Dans le cadre techno-orientaliste, le problème est moins lié au danger que le régime chinois représente pour son propre peuple qu’au danger qu’il représente pour l’Occident.
Cette histoire sert également des objectifs politiques pratiques. Mettre la technologie au centre du récit sur la privation de liberté de la Chine permet à la sécurité américaine de présenter celle-ci comme une menace de haute technologie pour l’ensemble du monde libre. Et cela, à son tour, leur permet d’intégrer des préoccupations apparemment humanitaires concernant la surveillance dans un projet plus vaste : l’endiguement de la Chine. La logique de la soi-disant guerre technologique sino-américaine déplace le débat des questions de droits de l’homme vers les questions de politique de sécurité nationale, en associant le problème de l’État de surveillance aux débats sur les sanctions, le contrôle des exportations de semi-conducteurs, le protectionnisme commercial contre les voitures électriques chinoises et le désinvestissement forcé des investisseurs chinois d’applications comme TikTok. Le journaliste allemand Kai Strittmatter dans son livre, Dictature 2.0, quand la Chine surveille son peuple (et demain le monde) (Taillandier, 2020), nous le disait déjà pourtant : la Chine est d’abord le miroir noir de la surveillance américaine. En présentant la Chine comme l’ennemi, les Etats-Unis protègent d’abord leur propre puissance, expliquait Paris Marx.
Dans un pays où les informateurs imprègnent chaque couche de l’interaction sociale, la solution n’est pas aussi simple que de déjouer un algorithme ou d’échapper à la censure sur un flux vidéo. Le livre de Pei rappelle que l’autoritarisme chinois n’est pas fondamentalement un problème technique : le totalitarisme numérique n’est pas le bon prisme d’analyse. Ce qui ne veut pas dire que les Chinois sont des enfants de choeur, ni que la surveillance chinoise, plus distribuée que technologique, n’est pas un problème. Mais elle est d’abord un problème pour les citoyens chinois, plus qu’une menace technologique pour l’Occident.
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