Objectiver la douleur ?

Hubert Guillaud

Vous vous souvenez peut-être de ce que nous disait le neuroscientifique Albert Moukheiber sur la scène d’USI : la difficulté que nous avons à mesurer la douleur d’une manière objective ? Et bien visiblement, la Technology Review nous annonce plusieurs solutions en cours de déploiement, celle d’une application pour smartphone réservée aux professionnels et baptisée PainCheck qui scanne les visages pour détecter des mouvements musculaires microscopiques et qui utilise l’IA pour générer un score de douleur. 

Ce système propose donc une réponse par l’analyse comportementale, qui vise à détecter des grimaces, des postures, des inspirations brusques, corrélées à différents niveaux de douleurs, en analysant des micro-mouvements faciaux. PainCheck recherche sur les visages des mouvements microscopiques spécifiques comme la levée de la lèvre supérieure, le pincement des sourcils, une tension des joues… provenant d’une méthode de description des mouvements du visage. Associé à d’autres indications comportementales (comme l’évaluation de gémissements, la présence de douleurs, de troubles du sommeil…), l’application vise à transformer ces indications en score. Développé en Australie depuis 2017, notamment dans des Ehpad, le système a été autorisé également au Royaume-Uni ainsi qu’au Canada et est en cours d’autorisation aux Etats-Unis. Son utilisation a permis de réduire les prescriptions de médicaments et d’améliorer la prise en compte de la douleur. Après s’être concentré sur les patients âgés, les développeurs de PainChek tentent d’adapter leurs outils aux bébés de moins d’un an. 

Une autre piste consiste à mesurer la réponse galvanique, c’est-à-dire la réponse électrique des muscles ou des nerfs via des capteurs adaptés, comme des casques EEG, couplés à la mesure de la fréquence cardiaque, de la transpiration, à l’image du moniteur PMD-200 de Medasense qui propose de produire des scores de douleurs pour les patients opérés afin d’aider les anesthésistes à ajuster les doses d’anti douleurs pendant et après les opérations. 

Reste que si ces outils proposent des solutions, celles-ci ne peuvent être fiables et adaptées à tous les publics. L’analyse des mouvements du visage par exemple n’est pas adaptée à tous et risque de discriminer certains profils, comme les minorités ethniques ou culturelles qui n’expriment pas la douleur de la même façon que les autres ou parce que les outils vont être mal adaptés à certaines handicap (dans un récent article, Wired montrait que, sans surprise, la reconnaissance faciale ne fonctionnait pas pour les gueules cassées, pointant que l’enjeu n’était pas tant que la reconnaissance faciale intègre mieux les profils atypiques, qu’elle ne devienne pas un outil obligatoire empêchant ces publics par exemple de voyager ou de prendre l’avion). Le rêve d’un outil parfaitement universel de mesure de la douleur est certainement peu probable et nécessite, à nouveau, de bien connaître les publics sur lesquels ils sont entraînés et ceux sur lesquels ils vont être relativement efficaces, des autres. Les douleurs des femmes noires sont depuis longtemps minorées en milieu médical, comme celles des populations atypiques, comme les handicapés ou les autistes. Ces outils ne fonctionneront certainement pas très bien sur eux. Les outils ne viennent pas sans biais et inexactitudes. 

L’autre risque de ces nouveaux outils, enfin, c’est que leur promesse d’objectivité normative nous pousse à éliminer la prise en compte de la subjectivité de la douleur. Comme le disait Laura Tripaldi dans Gender Tech, le « masque de l’objectivité scientifique occulte le récit idéologique ». Les technologies ne peuvent être des vecteurs d’émancipations seulement si elles sont conçues comme des espaces ouverts et partagés, permettant de se composer et de se recomposer, plutôt que d’être assignés et normalisés. L’objectivation de la douleur et la normalisation qu’elle implique risque surtout de laisser sur le carreau ceux qui ne sont pas objectivables, comme ceux qui y sont insensibles.