Du marketing à l’économie numérique : une boucle de prédation

Hormis dans le domaine publicitaire où l’on trouve des analyses critiques nourries, les techniques et effets du marketing numérique, sont, me semble-t-il, assez peu observées. D’où l’importance de l’excellent dossier que le magazine The American Prospect consacre au sujet. Parmi les innombrables aspects que les journalistes décortiquent, deux au moins devraient retenir notre attention collective.

Le premier porte sur les conséquences de l’absence de confidentialité des données des utilisateurs. De plus en plus les prix sont évalués depuis des calculs sur la capacité à payer des clients. Dans la plus grande opacité, les prix s’ajustent et bien souvent à la hausse, depuis une personnalisation qui ne vise pas à réduire les prix pour ceux qui ont moins de capacité de paiement et les augmenter pour les plus riches, mais qui conduit à l’exact inverse ! Au risque que tous les tarifs deviennent imprévisibles et inéquitables, en prenant en compte des données problématiques comme « le jour de paie ».

Le second porte sur la possibilité pour des secteurs entiers de moduler leurs prix de concert en partageant leurs tarifs dans le but de les maximiser, produisant, via des logiciels de fixation de prix, des cartels de fait. Des gestionnaires immobiliers ou hôteliers parviennent ainsi à homogénéiser leurs tarifs… à la hausse, au détriment du droit à la concurrence. Le marketing numérique pose un enjeu de réglementation nouveau. Enquête.

Hubert Guillaud

Le marketing numérique, ses techniques, ses effets, sont, me semble-t-il, un angle mort des analyses critiques. Hormis dans le domaine publicitaire, où il est particulièrement observé et dénoncé – lisez par exemple le livre de Tim Hwang, Le grand krach de l’attention : la publicité, une bombe au cœur de l’internet –, ses autres effets sont souvent peu traités, alors qu’il est au cœur de l’organisation même de tout l’écosystème économique numérique. D’où l’importance du riche et cinglant dossier que consacre le magazine The American Prospect à ce sujet, intitulé « Comment les prix fonctionnent réellement ». En enquêtant sur comment le marketing numérique agit, il se révèle un vrai guide pour en pointer les problèmes d’un marketing numérique en boucle sur lui-même.

La couverture du magazine The American Prospect.

L’absence de confidentialité des données conduit-elle à des profits en roue libre ?

Dans l’édito qui ouvre le dossier de Prospect, les journalistes David Dayen et Lindsay Owens reviennent sur le changement de pratique des entreprises et rappellent que les bénéfices des entreprises non financières, de 1979 à 2019 n’expliquent que 11,4% de la croissance des prix. Mais, depuis avril 2023, leurs bénéfices expliquent 53% de la croissance des prix alors même que ces bénéfices ont explosé ! « Quelque chose a donc changé dans notre économie ». Les auteurs rappellent que c’est dans les années 70 que les investisseurs ont exigé que les entreprises réduisent leurs coûts afin d’augmenter les bénéfices pour les actionnaires, ce qui a conduit à des licenciements massifs et à une désindustrialisation qui a déporté la production à l’étranger. Dans les années 2000, elles ont réduit encore les coûts du travail jusqu’à ce que cette stratégie arrive à des rendements décroissants. Désormais, pour continuer à croître financièrement, la stratégie consiste à augmenter les prix, comme l’illustrent la montée de la tarification dynamique comme la shrinkflation actuelle (c’est-à-dire, la diminution de la quantité de produits alors que son prix reste stable ou augmente). 

Ces transformations sont possibles notamment parce que les entreprises se sont concentrées. Sur de nombreux marchés, elles n’ont plus de concurrence, ce qui leur permet de se jouer des prix. Mais elles sont également possibles parce que « les prix sont devenus high-tech », c’est-à-dire qu’ils dépendent plus qu’avant de calculs hautement techniques et reposent de moins en moins sur une évaluation du prix de revient et d’une marge, mais de plus en plus sur des ajustements multiples, comme l’évaluation de la capacité à payer des clients. Les pénuries liées à la pandémie ont permis de démontrer que l’ajustement des prix pouvait être plus dynamique qu’il n’était et qu’ils pouvaient reposer sur d’autres facteurs que les seuls coûts de production. « Si les prix augmentent, si des frais sont ajoutés à la facture, le coupable est l’économie, et non l’entreprise qui met la main dans votre portefeuille », ironisent les auteurs. Pour beaucoup, « l’inflation a été très bénéfique pour les affaires ». « Cette tempête parfaite a ouvert un nouveau régime où les prix sont de plus en plus déconnectés des fondamentaux, comme le coût de la main d’œuvre ou des matériaux. À sa place, un nouveau credo d’entreprise en matière de tarification a émergé : le meilleur prix est celui que les consommateurs sont prêts à payer. Un prix équitable pour tous appartient de plus en plus au passé. » Et les journalistes de poser une question peu observée : « Et si l’inflation était de plus en plus un problème de confidentialité des données et de surveillance technologique, et non un problème de demande globale ? »

Contrôler les politiques tarifaires des entreprises n’est pas si simple, notamment parce que les capacités de lutte contre l’inflation sont surtout liées aux politiques des banques centrales qu’aux agences permettant le contrôle des prix. Sans outils de régulation appropriée, le risque est que nous ne soyons pas à la fin d’un cycle d’inflation, mais à son début. 

La promesse d’adresser des prix différents à ses clients, de leur facturer différemment un même produit en fonction de leurs caractéristiques ou de leurs comportements est une promesse récurrente du marketing numérique. La granularité des données collectées sur les clients et leur isolement en ligne fait que désormais la tarification algorithmique dynamique est plus en passe d’advenir qu’autrefois, comme s’en inquiète Lina Khan, la présidente de Commission fédérale du commerce (FTC) américaine. Les possibilités de calcul et d’ajustement dynamique des prix introduits par le numérique ouvrent un nouveau rapport entre les produits et leurs clients, le tout dans une opacité problématique, pour ne pas dire explosive que les outils de régulation risquent d’avoir du mal à déceler et à contraindre.

Vers la « tarification de surveillance »

Plus que de tarification personnalisée, la professeure de droit Zephyr Teachout, elle, parle de « tarification de surveillance », explique le journaliste David Dayen dans un autre article de The American Prospect. Pour elle, la tarification publique (un même tarif pour un même produit pour tous) est menacée et pour éviter qu’elle ne disparaisse, le régulateur doit trouver les moyens de la « verrouiller »

Pendant très longtemps, rappelle le journaliste, les produits n’ont pas eu de prix fixes : ils se négociaient par la discussion entre le vendeur et l’acheteur. C’est avec la naissance des grands magasins, au XIXe siècle que vont apparaître les étiquettes fixant le prix des produits. Le prix public et fixe s’est imposé dans bien d’autres secteurs, notamment dans le transport des produits agricoles afin d’éviter que les petits agriculteurs ne paient plus chers le transport que les plus gros qui bénéficiaient de remises de volumes. Le développement du prix public n’a pourtant pas éteint le rêve de prix différentiels. Les entreprises ont alors innové pour trouver des marges de manoeuvres permettant de faire varier les tarifs. Certains secteurs ont fixé des prix différents sur un même produit selon l’affluence ou le moment de la journée par exemple, selon les principes du yield management. Le marketing a déployé des remises par l’invention des cartes de fidélité et des coupons de réduction… Avec le numérique, les capacités à tester le niveau de prix des produits et services et la capacité à payer des clients a pu aller plus loin. Dès 1996, des économistes ont compris que l’historique d’achat des clients permettait d’améliorer le ciblage et donc leur passage à l’acte en leur adressant des coupons de réduction plus adaptés à leur consommation… non pas pour leur faire économiser de l’argent, mais au contraire pour maximiser leurs achats. En 2015, les économistes Sanjog Misra et Jean-Pierre Dubé ont pu jouer avec les tarifs de ZipRecruiter, un service de recrutement en ligne facturé à l’époque à 99$ par mois, afin d’optimiser le tarif et surtout améliorer les revenus par segments de clientèles, comme l’expliquait la Chicago Booth Review

La personnalisation des tarifs rencontre cependant deux obstacles : la qualité des données pour mettre en place et optimiser les mécanismes… et le tarif public affiché. Deux contraintes en passe d’être surmontées par les évolutions du commerce électronique. En ligne, le prix public peut ainsi totalement disparaître sans que les consommateurs ne puissent le constater puisque le prix affiché peut-être modifié pour chaque session de chaque appareil. Dès les années 2010, nombre de sites de commerce électronique ont testé la modification de prix selon d’innombrables variations, à l’image du site de fourniture de bureau, Staples, qui a été pointé par une enquête du Wall Street Journal, montrant que le site faisait varier ses prix selon la localisation de ses clients (voir notre compte-rendu à l’époque). Depuis, quelques enquêtes de consommateurs ou de médias percent parfois l’actualité pour montrer des pratiques problématiques, mais elles demeurent assez rares parce qu’elles sont difficiles à réaliser. Pourtant, rappelle Dayen, d’innombrables cabinets de marketing – comme Ninetailed, Catala Consulting, McKinsey ou encore Cortado Group – proposent de déployer la tarification personnalisée. Le problème, rappelle très pertinemment David Dayen, c’est que contrairement à ce qu’on pourrait penser, la personnalisation ne vise pas à réduire les prix pour ceux qui ont moins de capacité de paiement et les augmenter pour les plus riches, mais conduit à l’exact inverse ! Dans le cas de Staples par exemple, les zones avec des prix réduits étaient celles où les revenus moyens étaient plus élevés afin de pousser à consommer plus de produits. Dans les prêts à la consommation, une solvabilité réduite conduit à pratiquer des prix plus élevés. Être pauvre a toujours coûté plus cher, comme le montrait déjà dès 1963 le sociologue David Caplovitz dans son livre, The Poor Pay More

Désormais, les croisements de données et la grande granularité des données collectées sur les consommateurs permettent de proposer des tarifs de surveillance toujours plus invasifs… et discrets. David Payen prend un exemple édifiant. Désormais, toutes les grandes enseignes proposent leurs propres applications, à l’image de McDonald. Pour inciter les consommateurs à installer son application, McDonald propose d’innombrables fonctionnalités, comme le fait de pouvoir relier sa commande au magasin où l’on se trouve et surtout, promet à chacun des réductions liées au volume et à l’historique d’achat. Or, l’une des caractéristiques de l’application est aussi d’améliorer la surveillance des consommateurs et de pouvoir leur proposer des prix personnalisés. 150 millions de personnes ont téléchargé l’application McDonald, gérée par la société Task (ex-Plexure), un des grands acteurs de « l’engagement mobile personnalisé ». Le système de personnalisation peut prendre un compte d’innombrables facteurs : l’heure de la journée, les préférences alimentaires, les habitudes de commande, l’emplacement, la météo, les comportements d’achats, ainsi qu’une « pertinence par rapport aux moments-clés », comme les promotions de concurrents ou « le jour de paie ». Très concrètement, cela signifie que l’application peut modifier ses tarifs et ses promotions selon un très grand nombre de critères, comme autant de micro-changements qui peuvent faire varier les prix d’une manière invisible. Task assure aux entreprises qui l’utilisent que ses recommandations permettent d’augmenter la fréquence des commandes de 30% et la taille des commandes de 35%. Ces applications n’utilisent pas que les données de vos interactions avec les enseignes, elles peuvent aussi les informer de données extérieures, que ce soit votre activité en ligne sur les réseaux sociaux, les autres applications que vous téléchargez, les services auxquels vous êtes abonnés, comme le propose par exemple l’entreprise LiveRamp. « La tarification algorithmique est certainement la plus vive expression des asymétries d’information du capitalisme de surveillance », explique Shoshana Zuboff, l’auteure de l’Age du capitalisme de surveillance. Dans le marketing de surveillance, on vous propose des réductions en échange du droit à collecter vos données, qu’on exploite ensuite pour faire évoluer les prix. La promotion permet de valider le consentement… Ensuite, chaque segment de client va recevoir des promotions distinctes et des prix en fonction. 

Demain, ces fonctionnalités de commerce personnalisées vont quitter vos téléphones pour se diffuser sur vos télévisions. Disney, Amazon, Walmart, Vizio ou Roku proposent déjà des annonces dynamiques basées sur le couplage entre ce que vous regardez et vos téléphones pour proposer des annonces où vous pourrez directement acheter des produits à des tarifs différents selon la façon dont vous aurez été segmentés, annonçant la disparition du prix public unique. L’opacité des prix calculés dans les applications va se diffuser au-delà des seuls téléphones. A terme, ce qui se dessine ici, c’est que chacun paiera un même produit différemment.

Comment rétablir un « droit au prix » dans un monde où la tarification dynamique est partout ?

Pour la juriste Zephyr Teachout, l’hésitation des entreprises à généraliser la tarification de  surveillance donne une opportunité aux décideurs politiques pour reprendre la main. Elle en appelle à rétablir un « droit au prix » public. La juriste rappelle que plusieurs pistes de régulation sont possibles, par exemple en interdisant l’exploitation de certaines données personnelles, comme c’est déjà le cas avec l’interdiction de l’utilisation de données de santé. Les entreprises devraient également être contraintes d’informer les consommateurs des discriminations tarifaires qu’elles pratiquent. A la FTC, Khan œuvre à limiter les échanges de données, qui pourraient être élargies au-delà des seuls courtiers de données en limitant les possibilités de croisements de données entre grands acteurs, estime Jeff Chester du Centre pour la démocratie numérique

Dans un autre article du dossier qu’American Prospect consacre à la question du marketing numérique, la journaliste et essayiste Sarah Jaffe, rappelle que faire varier les prix en fonction de la demande n’est pas l’invention d’Uber. Dès les années 70, les compagnies aériennes ont commencé à augmenter leurs prix lors des pics de demande. A l’aube des années 2000, Coca-Cola imaginait faire varier le prix des distributeurs en fonction de la température extérieure. Aujourd’hui, la pratique des variations de tarifs est partout, des chambres d’hôtels aux concerts. Amazon modifie ses prix en continu et les magasins physiques se mettent aux étiquettes numériques pour pouvoir faire varier les prix des produits en linéaires. Reste que le modèle d’adaptation des prix à la demande a surtout été popularisé par les services de covoiturage comme Uber et Lyft. 

La tarification algorithmique de ces services a été justifiée au motif de pousser les chauffeurs à être présents aux heures de pointe – ce que ne proposaient pas les tarifs réglementés des taxis – et à réguler la demande en la réduisant par l’augmentation de tarif. Le problème pour le consommateur, c’est que tous ces tarifs deviennent imprévisibles et peuvent devenir inéquitables. Opacifier la manière dont les prix sont déterminés est un élément clé de la politique commerciale de ces entreprises notamment parce qu’elles contrôlent à la fois le tarif qu’elles font payer au client et celui qu’elles reversent aux chauffeurs. Reste que les équilibres organisés par l’apparieur du marché ont disparu quand Uber a changé de politique, en augmentant ses tarifs et en réduisant les salaires des conducteurs, en fixant celui-ci indépendamment des surtensions, et en créant une concurrence accrue entre les chauffeurs en mettant les trajets aux enchères au bénéfice des moins disants… En faisant entrer plus d’informations dans son calcul, Uber a pu l’optimiser à son profit. Sans compter qu’Uber a introduit des bonus permettant de gamifier plus encore les salaires selon les comportements en organisant des fluctuations particulièrement opaques rendant l’organisation collective des chauffeurs toujours plus difficile. La juriste Veena Dubal dénonce la mise en place d’une « discrimination salariale algorithmique » qui ne permet ni de prédire ni de comprendre sa rémunération. La variabilité des salaires selon des modalités complexes et opaques introduites par les plateformes comme Uber sert désormais de modèle, explique-t-elle. Introduite dans un secteur indifférent aux lois du travail, les pratiques pourraient se disséminer partout ailleurs. L’optimisation des tarifs se fait désormais des deux côtés de l’équation : « l’application Uber calcule mon prix en fonction de ce qu’elle pense que je paierai, et elle calcule le tarif du chauffeur en fonction de ce qu’elle pense qu’il acceptera pour le voyage que je souhaite effectuer. » Une politique qui a permis à Uber d’éliminer la concurrence, d’accroître ses marges et d’enfin dégager des bénéfices. Mais qui laisse les deux tenants de l’appariement, le chauffeur comme le client, particulièrement démunis face à une optimisation de la tarification sous stéroïdes algorithmiques. 

Le marketing de collusion : vers des cartels automatisés !

Un autre article de Prospect revient quant à lui sur la faillite de la régulation. Le journaliste Luke Goldstein rappelle d’abord que le recul du contrôle des prix aériens aux Etats-Unis a été promulguée par Jimmy Carter via l’Airline Deregulation Act de 1978. Dans un premier temps, cette dérégulation a démultiplié la concurrence conduisant à des baisses de tarifs de l’aérien. Pour remédier à cette guerre des prix, les compagnies aériennes ont confié leurs tarifs à l’Airline Tariff Publishing Company (Atpco), qui les a numérisés pour que les compagnies puissent accéder aux tarifs des uns et des autres. L’Atpco ne fixe pas les tarifs, mais permet aux entreprises de s’aligner les unes les autres en partageant leurs informations tarifaires. Cette collusion tarifaire aurait dû donner lieu à des poursuites pour entrave à la concurrence, mais l’Atpco a négocié avec le ministère de la Justice américain pour les éviter. Les tarifs des compagnies aériennes n’ont plus baissé et se sont harmonisés. Quant à la logique de fixation des prix par un tiers, elle s’est répandue dans d’autres secteurs comme le logement, l’agriculture, l’hôtellerie ou la santé

Dans ces secteurs, nombres d’intermédiaires de tarification ressemblent beaucoup à l’Atpco : ils ne servent pas seulement de plateforme d’échanges d’informations entre concurrents, mais permettent désormais de fixer les prix de toute l’industrie en utilisant des algorithmes pour maximiser les profits. Depuis peu, le ministère de la Justice américain et la Commission fédérale du commerce semblent être devenus moins laxistes sur ces pratiques et ont lancé de nombreuses enquêtes sur la fixation algorithmique des prix. Les deux autorités ont rappelé dans des jugements récents que la fixation des prix par les technologies ne pouvait permettre d’échapper aux lois pour la concurrence. Reste que pour l’instant, ces jugements et enquêtes peinent à réformer les pratiques…

L’article de Luke Goldstein revient notamment sur le rôle joué par Jeffrey Roper, l’un des artisans logiciels de l’Atpco qui a quitté l’entreprise lorsque le ministère de la Justice a enquêté et qui a fondé RealPage, une solution similaire pour la gestion immobilière. Pour Roper, les propriétaires avaient souvent trop d’empathie envers leurs locataires, ce qui les empêchait d’augmenter leurs prix quand le marché immobilier augmentait. D’où l’idée de remplacer les décisions sur les prix par des algorithmes permettant de réévaluer les loyers en fonction du marché. À Seattle, par exemple, l’une des villes les plus chères des Etats-Unis en matière de loyer, une dizaine de gestionnaires immobiliers contrôlent la majorité des appartements dans les quartiers les plus recherchés. Dans la zone métropolitaine de Washington, plus de 90 % des logements situés dans de grands immeubles sont évalués à l’aide du logiciel RealPage… et les loyers ont grimpé en flèche. En fait, lorsque les gestionnaires immobiliers sont assurés que pratiquement tous les immeubles résidentiels environnants utilisent le même service, les augmentations de loyer deviennent alors la règle. Les hausses de loyer à deux chiffres parmi les clients de RealPage sont courantes, selon les informations issues d’un procès en cours, suite à une enquête de ProPublica sur ses pratiques. En centralisant les informations de clients concurrents sur tout l’espace d’un marché, RealPage peut alors optimiser méticuleusement les prix et centraliser leur contrôle. Une des filiales de RealPage, Rainmaker (racheté par Cendyn), est également poursuivie pour utiliser des techniques similaires pour fixer les prix de l’hôtellerie notamment à Las Vegas, où tous les grands hôtels l’utilisent. Bien sûr, ces organisateurs de marché ont beau jeu de dire qu’ils ne font que des recommandations de tarifs à leurs clients… que ceux-ci acceptent massivement. Dans un billet sur la banalité de la fixation automatique des prix, l’avocat antitrust de l’American Economic Liberties Project, Lee Hepner, explique que les économistes ont mis du temps à comprendre l’impact de la fixation des prix automatisés. Des chercheurs ont pourtant réussi à montrer qu’en Allemagne, quand les stations services se dotaient de logiciels pour déterminer les prix du carburant au tournant des années 2017, leurs marges ont augmenté de 9%. Les logiciels de fixation des prix comme PriceFX, Feedvisor, SmartPricing… sont innombrables et nombres d’entre-eux s’adressent à ceux qui vendent des produits sur Amazon pour les aider à ajuster leurs prix à la concurrence. « La simple disponibilité de logiciels « d’optimisation des prix », qui, selon leurs propres publicités, sont conçus pour augmenter les prix imposés aux consommateurs, est un facteur sous-discuté dans le débat en cours sur l’inflation – ou sur la « cupidité » des entreprises », souligne Lee Hepner. 

Sur les marchés agricoles, on retrouve le même type de dispositifs, notamment autour d’AgriStats. AgriStats collecte notamment des informations des abattoirs et des détaillants et donnent à tous des informations pour augmenter les prix ou réduire l’offre. Comme le dit très pertinemment un acteur : « C’est comme si AgriStats faisait la comptabilité de l’ensemble du secteur »

Les conseils algorithmiques de ces systèmes sont pourtant des plus simples : augmentez les prix ! Alors que les entreprises étaient très soucieuses de protéger leurs prix pour être compétitives, avec ces plateformes, ce n’est plus le cas, toutes sont incitées à aligner leurs prix les unes les autres et à la hausse, souligne Doha Mekki, l’une des responsables de la division antitrust du ministère de la Justice. L’histoire se répète avec GoodRx, un coordinateur de prix dans le domaine des médicaments. Mais c’est également le cas avec Amazon et son projet Nessie découvert lors d’une poursuite de la FTC. Nessie, officiellement arrêté depuis 2019, était un projet pour tester les augmentations de prix qui a montré que les concurrents avaient également tendance à monter leurs prix quand ceux de la concurrence augmentaient.  

Dans les organismes de régulation américains, un consensus émerge pour dire que les algorithmes de ce type produisent une collusion de fait, c’est-à-dire une pratique anticoncurrentielle, une entente illicite, un cartel de fait… qui devrait normalement répondre des lois favorisant la concurrence. Ce n’est pourtant pas ainsi que le voient certains juges américains confrontés à ces affaires, comme l’explique Lee Hepner. Certains jugements ont refusé les poursuites au prétexte que les plaignants n’avaient pas réussi à démontrer une collusion, c’est-à-dire un accord formel derrière les décisions d’une machine. Une difficulté rendue d’autant plus compliquée que les calculs sont inaccessibles aux opposants. Pourtant, explique Hepner, « autoriser la fixation des prix via un logiciel partagé plutôt qu’un accord explicite n’est pas seulement un changement technologique, c’est un changement juridique ». Le risque est que ces jugements entérinent la protection de ces ententes dans une forme d’immunité technologique particulièrement problématique. L’avocat milite pour un renversement de la charge de la preuve afin que ce soit aux entreprises de prouver qu’elles ne travaillent pas ensemble pour contrôler les prix, comme le défend l’American Economic Liberties Project dans un projet de loi permettant d’obtenir des informations sur les fonctionnements des systèmes. 

Reste qu’il est difficile de trouver des modalités de réponses pertinentes. La généralisation de l’IA pour piloter le marketing numérique – c’est-à-dire à la fois pour affiner les calculs et pour élargir l’usage du marketing numérique en permettant à plus de personnes d’accéder aux segmentations de clientèles et de tarifs qu’il produit –, ne promet pas d’améliorer les choses, au contraire. Un récent article de chercheurs montrait que ces « agents de tarification » pourraient s’entendre de manière autonome et créer des contextes oligopolistiques au détriment des consommateurs. Pire, expliquent-ils, les systèmes d’IA trouvent assez naturellement et assez simplement des solutions pour générer des tarifications « supra-compétitives« , c’est-à-dire des prix prédateurs à l’encontre des consommateurs. 

Les seuls défenseurs de la tarification algorithmique restent les économistes qui veulent y voir les conditions d’un marché parfaitement concurrentiel. Pourtant, ce type de marché fausse profondément la concurrence, estime l’économiste Maurice Stucke, qui nous prévenait il y a quelques années déjà, du risque de distorsion des marchés par la collusion des machines. Pourtant, convaincre les autorités que la fixation des prix par un algorithme est équivalent à une entente explicite entre concurrents n’est pas si simple. Dans son projet de loi contre la fixation des prix automatisés, la sénatrice démocrate du Minnesota Amy Klobuchar, propose de faire entrer la collusion algorithmique dans la réglementation antitrust américaine en proposant que ces apparieurs de tarifs soient considérés comme des accords de fixation des prix, et en permettant aux autorités de vérifier et contrôler les algorithmes et les calculs de ces apparieurs. L’équivalence entre la collusion des calculs et la collusion des humains est en passe de devenir une question de droit prioritaire… qu’il va falloir régler avant que ces algorithmes de tarification ne soient complètement intégrés à tous les secteurs de l’économie. 

Abonnement, coût du crédit, frais supplémentaires… : les innovations du marketing de prédation

L’excellent dossier de The American Prospect se prolonge d’autres articles tout aussi passionnants. Un d’entre eux s’intéresse à la progression indolore de l’abonnement et montre que ceux-ci démultiplient les mauvaises pratiques à l’encontre des consommateurs qui pensent en moyenne que ceux-ci leurs coûtent moins de 100$ par mois quand il leur en coûte en réalité 2,5 fois plus ! L’article souligne également que tout le monde est confronté à la difficulté à gérer et résilier ses abonnements – la FTC (toujours elle) envisage de rendre la résiliation aussi claire que l’abonnement, en imposant un même nombre d’étapes et un rappel obligatoire avant tout renouvellement automatique. Mais là encore, alors que la régulation peine à se déployer, les innovations du marketing numérique proposent déjà d’aller plus loin dans l’affinage des calculs, avec la perspective notamment des « abonnements de performance », qui selon vos comportements, seront capables de proposer une résiliation automatique si vous ne l’utilisez pas ou au contraire des évolutions de votre forfait selon votre consommation. Pour The Baffler, le journaliste Matthew King dressait les mêmes constats : en une dizaine d’années, l’accès au logiciel par abonnement est devenu omniprésent. Un marché qui propose des améliorations minimes, des prix gonflés et qui crée une dépendance très forte à ce à quoi vous êtes abonnés ! 

Un autre article du dossier de The American Prospect revient sur l’augmentation du crédit, qu’on réservera aux plus économistes de nos lecteurs. Mais là encore, l’article pointe le rôle joué par l’affinage des calculs, permettant d’ajuster les limites et les frais de crédit selon les comportements des gens. « Générer davantage d’emprunts – et donc générer plus d’intérêts – est le modèle commercial des cartes de crédit, car les intérêts constituent le moyen par lequel les entreprises réalisent l’essentiel de leurs revenus ». Le récent plafonnement de certains frais bancaires a permis de montrer que les régulateurs avaient à leur disposition des moyens pour limiter l’augmentation des coûts, mais ce n’est pas suffisant. Les sociétés de carte de crédit ont de plus en plus tendance elles aussi à augmenter leurs taux d’intérêts, même quand l’inflation ralentit, pour maintenir leurs bénéfices et leurs marges. Sans compter le déploiement de nouveaux produits de crédits, permettant à certains acteurs de contourner les réglementations existantes. Pas étonnant alors que les Américains commencent à se tourner vers des coopératives bancaires et des systèmes de prêts communautaires pour échapper aux prédations des grands acteurs du financement, même si la déréglementation fait que là aussi, nombre d’acteurs ne sont pas des plus vertueux.   

Hassan Ali Kanu signe un dernier article qui revient sur le développement des frais supplémentaires que de plus en plus d’entreprises américaines activent. Le ministère des transports américain estime que les compagnies aériennes ont gagné 8,3 milliards de dollars grâce aux seuls frais de bagages, d’annulation de vol ou de modification en 2023 : des bénéfices époustouflants pour des services qui étaient auparavant inclus dans le prix du billet. Ticketmaster, le leader des ventes de places de spectacles, est devenu synonyme de frais indésirables : en 2018, le Government Accountability Office a estimé que les frais pour les billets de concerts et d’événements sportifs représentaient en moyenne entre 27 et 31% du prix total des billets vendus par la plateforme. Mais les frais supplémentaires sont également une technique que l’on retrouve massivement dans le domaine du logement ou de la justice. Si l’administration tente de plafonner ou d’interdire certains frais cachés ou trompeurs, la lutte semble, là encore, inégale. Car les frais indésirables sont devenus omniprésents dans le commerce américain, grâce à la confluence du pouvoir monopolistique, de la capacité des grandes entreprises à influencer la forme et l’application de la loi et la popularité des achats sur Internet, explique Rohit Chopra, directeur du bureau de la protection financière des consommateurs américains. Des entreprises, comme Idea Works Company accompagnent les entreprises pour les aider à gagner de l’argent en créant des lignes de frais nouveaux qu’ils appellent des « revenus accessoires et auxiliaires »

Kanu rappelle que le développement des frais accessoires est également né avec la déréglementation du secteur aérien des années 80 qui a vu la naissance des compagnies à bas coûts. Les compagnies aériennes ont réagi en dissociant les services qui étaient avant couverts par le prix du billet et en les rendant optionnels pour se rendre plus compétitives face aux nouveaux acteurs. Au début des années 2000, elles ont par exemple ajouté des suppléments carburants à prix fixes, puis qui sont devenus variables selon la distance. Des suppléments qui ont augmenté plus vite que les prix des carburants et qui ont surtout servi à augmenter les profits. Frais de modification de billets, supplément pour obtenir un siège attribué, frais pour les bagages enregistrés dès 2008… Les innombrables lignes qui s’ajoutent à un achat sont des revenus particulièrement rentables pour les entreprises qui les mettent en place. Le modèle économique des frais supplémentaires s’est désormais répandu dans toute l’économie, explique le journaliste : des banques qui facturent leurs relevés aux enseignes de restauration qui imposent des frais d’annulation… en passant par les frais d’expédition ou les frais de dossier dans le monde de la location… ou les frais de résiliation délirants, comme ceux d’Adobe poursuivi par la FTC. En fait, « le simple fait de rendre complexe l’achat de quelque chose est lucratif pour les entreprises »

La FTC toujours à l’œuvre a proposé une résolution pour que les frais soient divulgués dès la consultation du prix des produits. Le ministère des transports américains travaille à une mesure similaire pour le transport aérien. D’autres secteurs tentent de s’aligner sur ces suggestions de réglementations, mais les représentants des grandes entreprises voient cette réglementation accrue comme un excès de pouvoir. Un rapport de recherche du bureau de la protection financière des consommateurs américains publié en avril a mis en place une expérience avec deux produits similaires vendus de différentes manières. Le rapport révèle que la méthode de tarification plus complexe entraînait une augmentation des coûts de plus de 70% et que les entreprises ne rivalisaient plus alors sur la qualité et le service, mais sur la manière dont elles pouvaient inciter les acheteurs à payer plus. Enfin, le monopole de certains acteurs aggrave le problème, à l’image de l’offre de billetterie en ligne TicketMaster, face auquel, il n’y a pas d’alternatives. L’indignation suscitée par les prix délirants des récents concerts de Taylor Swift vendus par TicketMaster pourrait conduire à une action en justice antitrust fédérale contre l’entreprise… et les agences chargées de la protection des consommateurs les incitent à porter plainte.

Le marketing numérique : un risque moral ?

Tout cela nous montre des formes d’innovation marketing sans précédent, facilitées et amplifiées par les possibilités qu’offrent le numérique. Ces enquêtes nous invitent à mieux observer comment le marketing en ligne transforme le monde réel et à trouver des modalités de réponses adaptées. 

Le dossier, édifiant, de The American Prospect, même si son anglage est totalement américain, nous montre des tendances à l’œuvre et souligne que les moyens d’action des régulateurs doivent apprendre à se déplacer. Les pratiques marketing des grands acteurs américains ne sont pas étanches. A nouveau, les outils du marketing numérique n’ont pas de frontière. Les pratiques qui s’observent là-bas se mettent en place ici, via des techniques, des processus, des modalités de calcul qui contaminent par imitation. 

Le dossier nous montre également que nous sommes confrontés à une régulation qui n’arrive pas à s’imposer. Les enquêtes des acteurs publics sont longues, rares, difficiles et coûteuses. L’opacité règne en maître. Le droit, sur ces sujets complexes, peine à évoluer et à s’imposer dans le débat politique. 

Sur son blog, à la lecture du dossier de American Prospect, Cory Doctorow s’énerve. La mise en place des règles antitrust a longtemps permis de garder les entreprises petites, rappelle-t-il. « Nous avons gardé les entreprises petites pour la même raison que nous avons limité la hauteur des gratte-ciel : non pas parce que nous étions opposés à la hauteur, ou que nous n’avions pas réussi à apprécier la valeur d’une très bonne vue sur la ville, mais plutôt pour empêcher le bâtiment de s’effondrer et de détruire tous les bâtiments adjacents et la vie des gens qui s’y trouvent. » Avec Carter puis Reagan, à l’ère néolibérale, nous avons permis aux entreprises de grossir à nouveau en promettant de veiller uniquement à ce qu’elles ne truquent pas leurs prix. Cela a été un échec intégral. 40 ans plus tard, tous les secteurs sont dominés par une poignée d’entreprises qui modulent les prix du marché comme elles le souhaitent. La complexité et l’opacité de ces oligopoles est aggravée par la numérisation qui permet justement de modifier le fonctionnement qu’elles ont avec chaque client lors de chaque interaction. « La numérisation constitue un risque moral pour les entreprises, car elle rend tout simplement trop facile et tentant de truquer le jeu ». 

« De plus en plus de secteurs disposent de services de courtages d’information comme AgriStats, et la numérisation a rendu ces systèmes de hausse des prix plus rapides, plus efficaces et accessibles aux secteurs moins concentrés ». « Pour truquer les prix, une industrie doit résoudre trois problèmes : le problème de parvenir à un accord pour fixer les prix ; le problème de l’établissement d’un prix ; et le problème de la variation réelle des prix d’un moment à l’autre. C’est le triangle de l’arnaque, et comme un triangle, il présente de nombreuses configurations stables. » 

L’arnaque est bien sûr plus facile plus l’industrie est concentrée, mais la numérisation permet d’abaisser les coûts et la visibilité de la collusion et surtout de l’étendre à tous les acteurs d’une chaîne, même peu concentrée. Le numérique permet des bidouillages innombrables, rappelle Doctorow en évoquant le Dieselgate de Volkswagen comme le Greyball d’Uber. Or, rappelle Doctorow, le public déteste les tarifs personnalisés et la tarification de surveillance. C’est pourquoi cette tarification optimisée se déroule en secret, derrière les murs de plateformes de courtiers en information ou derrière ceux d’applications que nul ne peut inspecter. Pour Doctorow, quand les gens sont en colère contre des systèmes numériques, ils sont en fait en colère contre la surveillance qu’elle produit. Or, souligne Doctorow, les Etats-Unis n’ont pas adopté de nouvelle loi fédérale sur la protection de la vie privée des consommateurs depuis 1988, date à laquelle le Congrès a interdit aux vendeurs de vidéoclubs de dire quelles cassettes louaient leurs clients. En Europe nous sommes certes mieux armés législativement, mais le RGPD protège les données plus que des calculs. Sans contrôles, sans règles, sans enquêtes, sans obligations de transparence… le risque est fort que nous perdions tout levier de régulation et de compréhension. 

Ces processus de calcul automatisé et d’entente organisée ont l’air lointain. Mais en ce qui concerne le marketing, les outils sont partout les mêmes et l’utilisation des données pour affiner les calculs parvient très bien à passer entre les fourches des règles. Sans interdire la collecte de l’adresse IP ou la collecte de l’adresse d’un candidat, nul ne peut empêcher une discrimination géographique ou nationaliste à l’embauche par exemple, sauf à procéder à des contrôles et sondages sur les sélections à l’embauche des entreprises, ce qui n’est pas accompli. De même, nul ne peut contrôler les fluctuations individuelles des tarifs dans une application de consommation comme celles proposées par un magasin, sauf à pouvoir mener des enquêtes par sondages sur les données pour voir si les prix fluctuent dans le temps ou par clientèles et comment. Face aux possibilités sans limites que produit le marketing numérique et qui vont être rendues accessibles à bien plus d’entreprises avec leur couplage à l’IA, les discriminations et collusions tarifaires risquent bien plus de s’étendre que de se résorber.

MAJ du 14/10/2024 : un article du Monde revient sur le sujet de la tarification dynamique, rappelant son histoire française et certains des problèmes qu’elle cause.