L’avant dernier numéro de la revue Réseaux est consacré à la dématérialisation. “La numérisation des administrations redéfinit le rapport à l’État et ouvre à des procès de gouvernement par instrumentation”, explique le sociologue Fabien Granjon en introduction du numéro, qui rappelle que ces développements suivent des phases en regardant celles des pays scandinaves, pionniers en la matière. Pourtant, là-bas comme ailleurs, la numérisation n’a pas aidé ou apaisé la relation administrative, au contraire. Là-bas aussi, elle rend plus difficile l’accès aux droits. En fait, plus qu’un changement d’outillage, elle est une “évolution de nature politique” qui redéfinit les rapports à l’État, à la vie sociale et aux citoyens, notamment parce qu’elle s’accompagne toujours de la fermeture des guichets d’accueil physique, créant des situations d’accès inégalitaires qui restreignennt la qualité et la continuité des services publics. “La dématérialisation de l’action publique signe en cela une double délégation. D’un côté, certaines opérations sont déléguées aux dispositifs techniques ; de l’autre, on constate un déplacement complémentaire de celles-ci vers les usagers, qui portent désormais la charge et la responsabilité du bon déroulement des démarches au sein desquelles ils s’inscrivent.“ A France Travail, explique Mathilde Boeglin-Henky, les outils permettent de trier les postulants entre ceux capables de se débrouiller et les autres. L’accès aux outils numériques et leur maîtrise devient un nouveau critère d’éligibilité aux droits, générateur de non-recours : le numérique devient une “charge supplémentaire” pour les plus vulnérables. La simplification devient pour eux une “complication effective”. Pour surmonter ces difficultés, l’entraide s’impose, notamment celle des professionnels de l’accompagnement et des associations d’aide aux usagers. Mais ces nouvelles missions qui leur incombent viennent “déplacer le périmètre de leurs missions premières”, au risque de les remplacer.
L’article de Pierre Mazet du Lab Accès sur le dispositif Conseiller numérique France Services (CnFS) montre qu’il se révèle fragile, profitant d’abord aux structures préalablement les plus engagées sur l’inclusion numérique. L’État s’est appuyé sur le plan de relance européen afin de transférer aux acteurs locaux la prise en charge d’un problème public dont les conseillers numériques doivent assumer la charge. Les moyens s’avèrent « structurellement insuffisants pour stabiliser une réponse proportionnée aux besoins ». À l’échelle nationale, les démarches en ligne se placent en tête des aides réalisées par les CnFS, montrant que « les besoins d’accompagnement sont bel et bien indexés à la numérisation des administrations »; et de constater qu’il y a là une « situation pour le moins paradoxale d’une action publique – les programmes d’inclusion numérique – qui ne parvient pas à répondre aux besoins générés par une autre action publique – les politiques de dématérialisation ». Le financement du dispositif a plus tenu d’un effet d’aubaine profitant à certains acteurs, notamment aux acteurs de la dématérialisation de la relation administrative, qu’il n’a permis de répondre à la géographie sociale des besoins. « Le dispositif a essentiellement atteint le public des personnes âgées, moins en réponse à des besoins qu’en raison du ciblage de l’offre elle-même : elle capte d’abord des publics « disponibles », pas nécessairement ceux qui en ont le plus besoin ». Enfin, la dégressivité des financements a, quant à elle, « produit un effet de sélection, qui a accentué les inégalités entre acteurs et territoires », notamment au détriment des acteurs de la médiation numérique.
La gouvernance par dispositifs numériques faciliterait l’avènement d’une administration d’orientation néolibérale priorisant les valeurs du marché, explique Granjon. L’administration « renforcerait son contrôle sur les populations, mais, paradoxalement, perdrait le contrôle sur ses principaux outils, notamment ceux d’aide à la décision quant à l’octroi de droits et de subsides ». La décision confiée aux procédures de calcul, laisse partout peu de marge de manœuvre aux agents, les transformant en simples exécutants. A Pôle Emploi, par exemple, il s’agit moins de trouver un emploi aux chômeurs que de les rendre « autonomes » avec les outils numériques. Pour Périne Brotcorne pourtant, malgré la sempiternelle affirmation d’une “approche usager”, ceux-ci sont absents des développements numériques des services publics. Rien n’est fait par exemple pour l’usager en difficulté par exemple pour qu’il puisse déléguer la prise en charge de ses tâches administratives à un tiers, comme le soulignait récemment le Défenseur des droits. Les interfaces numériques, trop complexes, fabriquent “de l’incapacité” pour certains publics, notamment les plus éloignés et les plus vulnérables. Brotcorne montre d’ailleurs très bien que “l’usager” est un concept qui permet d’avoir une “vision sommaire des publics destinataires”. Au final, les besoins s’adaptent surtout aux demandes des administrations qu’aux usagers qui ne sont pas vraiment invités à s’exprimer. L’étude souligne que près de la moitié des usagers n’arrivent pas à passer la première étape des services publics numériques que ce soit se connecter, prendre rendez-vous ou même télécharger un formulaire. Dans un autre article, signé Anne-Sylvie Pharabod et Céline Borelle, les deux chercheuses auscultent les pratiques administratives numérisées ordinaires qui montrent que la numérisation est une longue habituation, où les démarches apprises pour un service permettent d’en aborder d’autres. Les démarches administratives sont un univers de tâches dont il faut apprendre à se débrouiller, comme faire se peut, et qui en même temps sont toujours remises à zéro par leurs transformations, comme l’évolution des normes des mots de passe, des certifications d’identité, ou des documents à uploader. “La diversité des démarches, l’hétérogénéité des interfaces et l’évolution rapide des outils liée à des améliorations incrémentales (notamment en matière de sécurité) renouvellent constamment le questionnement sur ce qu’il convient de faire”.
Dans un autre article, assez complexe, Fabien Granjon explore comment l’introduction de nouveaux dispositifs numériques au sein du Service public de l’emploi a pour conséquence une reconfiguration majeure de celui-ci et provoque des changements dans les structures de relations entre acteurs. L’instrumentation numérique se voit investie de la fonction de régulation des comportements des usagers, des agents publics, mais également de bien d’autres publics, notamment tous ceux utilisant ses données et plateformes. A cette aune, France Travail est amené à devenir un « animateur d’écosystème emploi/formation/insertion » connectant divers échelons territoriaux d’intervention et une multitude d’acteurs y intervenant, comme l’expose, en partie, France Travail, via ses différentes plateformes. Granjon invite à s’intéresser à ces encastrements nouveaux et pas seulement aux guichets, ou à la relation agent-public, pour mieux saisir comment les bases de données, les API façonnent les relations avec les sous-traitants comme avec tous ceux qui interviennent depuis les procédures que France Travail met en place.
Le numéro de Réseaux livre également un intéressant article, très critique, du Dossier médical partagé, signé Nicolas Klein et Alexandre Mathieu-Fritz, qui s’intéresse à l’histoire de la gouvernance problématique du projet, qui explique en grande partie ses écueils, et au fait que le DMP ne semble toujours pas avoir trouvé son utilité pour les professionnels de santé.
Un autre article signé Pauline Boyer explore le lancement du portail de données ouvertes de l’Etat et montre notamment que l’innovation n’est pas tant politique que de terrain. Samuel Goëtz et Élise Ho-Pun-Cheung s’intéressent quant à eux à la production de standards et aux difficultés de leur intégration dans le quotidien des agents, en observant le processus de standardisation des données des lieux de médiation numérique. L’article souligne la difficulté des conseillers numériques à infléchir la standardisation et montre que cette normalisation peine à prévoir les usages de la production de données.
Dans un article de recherche qui n’est pas publié par Réseaux, mais complémentaire à son dossier, le politologue néerlandais, Pascal D. Koenig explique que le développement d’un État algorithmique modifie la relation avec les citoyens, ce qui nécessite de regarder au-delà des seules propriétés des systèmes. L’intégration des algos et de l’IA développe une relation plus impersonnelle, renforçant le contrôle et l’asymétrie de pouvoir. Pour Koenig, cela affecte directement la reconnaissance sociale des individus et le respect qu’ils peuvent attendre d’une institution. “Les systèmes d’IA, qui remplacent ou assistent l’exécution des tâches humaines, introduisent un nouveau type de représentation des agents dans les organisations gouvernementales. Ils réduisent ainsi structurellement la représentation des citoyens – en tant qu’êtres humains – au sein de l’État et augmentent les asymétries de pouvoir, en étendant unilatéralement le pouvoir informationnel de l’État”. L’utilisation de l’IA affecte également les fondements de la reconnaissance sociale dans la relation citoyen-État, liés au comportement. En tant qu’agents artificiels, les systèmes d’IA manquent de compréhension et de compassion humaines, dont l’expression dans de nombreuses interactions est un élément important pour reconnaître et traiter une personne en tant qu’individu. C’est l’absence de reconnaissance sociale qui augmente la perception de la violence administrative. “L’instauration structurelle d’une hiérarchie plus forte entre l’État et les citoyens signifie que ces derniers sont moins reconnus dans leur statut de citoyens, ce qui érode le respect que les institutions leur témoignent”. Le manque d’empathie des systèmes est l’une des principales raisons pour lesquelles les individus s’en méfient, rappelle Koenig. Or, “la numérisation et l’automatisation de l’administration réduisent les foyers d’empathie existants et contribuent à une prise en compte étroite des besoins divers des citoyens”. “Avec un gouvernement de plus en plus algorithmique, l’État devient moins capable de compréhension empathique”. Plus encore, l’automatisation de l’Etat montre aux citoyens un appareil gouvernemental où le contact humain se réduit : moins représentatif, il est donc moins disposé à prendre des décisions dans leur intérêt.
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