Dans une tribune pour le Guardian, les chercheuses Sacha Alanoca et Maroussia Levesque estiment que si le gouvernement américain adopte une approche non interventionniste à l’égard des applications d’IA telles que les chatbots et les générateurs d’images, il est fortement impliqué dans les composants de base de l’IA. « Les États-Unis ne déréglementent pas l’IA ; ils réglementent là où la plupart des gens ne regardent pas ». En fait, expliquent les deux chercheuses, les régulations ciblent différents composants des systèmes d’IA. « Les premiers cadres réglementaires, comme la loi européenne sur l’IA, se concentraient sur les applications à forte visibilité, interdisant les utilisations à haut risque dans les domaines de la santé, de l’emploi et de l’application de la loi afin de prévenir les préjudices sociétaux. Mais les pays ciblent désormais les éléments constitutifs de l’IA. La Chine restreint les modèles pour lutter contre les deepfakes et les contenus inauthentiques. Invoquant des risques pour la sécurité nationale, les États-Unis contrôlent les exportations des puces les plus avancées et, sous Biden, vont jusqu’à contrôler la pondération des modèles – la « recette secrète » qui transforme les requêtes des utilisateurs en résultats ». Ces réglementations sur l’IA se dissimulent dans un langage administratif technique, mais derrière ce langage complexe se cache une tendance claire : « la réglementation se déplace des applications de l’IA vers ses éléments constitutifs».
Les chercheuses dressent ainsi une taxonomie de la réglementation. « La politique américaine en matière d’IA n’est pas du laisser-faire. Il s’agit d’un choix stratégique quant à l’endroit où intervenir. Bien qu’opportun politiquement, le mythe de la déréglementation relève davantage de la fiction que de la réalité ». Pour elles, par exemple, il est difficile de justifier une attitude passive face aux préjudices sociétaux de l’IA, alors que Washington intervient volontiers sur les puces électroniques pour des raisons de sécurité nationale.
MAJ du 09/12/2025 : Trump promet un décret pour bloquer les réglementations étatiques sur l’IA, rapporte le New York Times. Dans une publication sur Truth Social, le président a déclaré qu’il signerait un décret visant à éliminer la mosaïque de lois étatiques apparues ces dernières années. Mais le président ne peut pas abolir les lois fédérales par décret, rappelle Travis Hall du Center for Democracy & Technology (CDT). En 2025, les 50 États et territoires américains ont présenté des projets de loi sur l’IA et 38 États en ont adopté une centaine, selon la Conférence nationale des législatures d’État – auxquels il faut ajouter les 350 projets de lois et lois sur les technologies que recensait le Centre du travail de l’université de Californie que nous avions évoqué.
Le CDT d’ailleurs vient de livrer une vive critique du plan d’action de l’administration Trump sur l’IA et du déploiement par la General Services Administration (GSA) d’IA génératives dans les agences fédérales via une plateforme dédiée, US AI. La GSA a annoncé au moins dix accords avec neuf entreprises, la plupart proposant des licences à des dizaines de milliers d’employés fédéraux pour un dollar (ou moins) par agent. « Cette précipitation à adopter l’IA risque de priver les fonctionnaires des ressources et du soutien nécessaires pour comprendre comment intégrer efficacement, en toute sécurité et de manière responsable ces nouveaux outils. En déployant à la hâte et à grande échelle des outils d’IA sans tests, supervision et soutien suffisants, l’administration Trump risque non seulement de semer la confusion au sein des agences fédérales, mais aussi d’ouvrir la voie à une multitude de projets d’IA voués à l’échec ». Le CDT rappelle d’ailleurs que « seules 20 agences ont publié leurs plans de conformité et 14 leurs stratégies en matière d’IA, sur les 38 agences ayant publié des plans similaires l’année dernière, comme l’exigent les directives de l’utilisation et l’acquisition de l’IA par les agences fédérales ». La structure spécifique des contrats de la GSA avec les grandes entreprises d’IA soulève d’importantes inquiétudes quant à la nouvelle dépendance des administrations aux grands acteurs de l’IA, s’inquiète le CDT. La promotion actuelle des tarifs des acteurs de l’IA aux agences de l’administration vise avant tout à encourager une adoption rapide de leurs produits, à éliminer la concurrence de petits acteurs qui pourraient proposer des systèmes plus adaptés et à créer une dépendance avant que les tarifs n’augmentent..
Profitons-en pour signaler un intéressant papier de recherche sur le “techno-fédéralisme”, qui observe « comment la fragmentation réglementaire façonne la course à l’IA entre les États-Unis et la Chine ». Pour le juriste Jason Jia-Xi Wu de l’université de Harvard, les États-Unis et la Chine se livrent à une véritable course aux armements réglementaires dans le domaine de l’intelligence artificielle. Or, les débats actuels négligent souvent un facteur crucial qui influence cette course : le fédéralisme, ou le partage des compétences réglementaires entre le gouvernement central et les collectivités locales. Aux États-Unis, ce sont les États qui pilotent la réglementation de l’IA, le gouvernement fédéral jouant un rôle limité et secondaire. En Chine, bien que l’autorité demeure plus centralisée, les collectivités locales ont joué un rôle déterminant dans la mise en œuvre et l’expérimentation des politiques en matière d’IA. Malgré des différences institutionnelles persistantes, les deux pays montrent des signes de convergence partielle vers une approche fragmentée de la gouvernance de l’IA.
Pour Jason Jia-Xi Wu cette convergence s’explique par la prédominance de l’autorégulation du secteur. Alors que la sécurité nationale occupe une place centrale dans cette course à l’IA, l’industrie technologique assume des rôles à la fois commerciaux et géopolitiques, s’imposant comme une troisième force de régulation qui redéfinit les relations entre l’État et les collectivités locales. Ce nouveau paradigme reflète ce que cet article nomme le « techno-fédéralisme ». Fusion de « technocratie » et de « fédéralisme », le techno-fédéralisme illustre comment les normes émergentes en matière d’IA perturbent et transforment les relations entre l’État et les collectivités locales en donnant au secteur privé les moyens de s’intégrer à l’élaboration des politiques publiques. Il remet en question l’idée dominante selon laquelle la course à l’IA entre les États-Unis et la Chine se résume à une simple « bataille de valeurs » entre démocratie libérale et techno-autocratie. En mettant en lumière l’interaction tripartite entre pouvoir central, local et de marché, le techno-fédéralisme offre une perspective plus nuancée, abordant les limites des approches géostratégiques conventionnelles de la course à l’IA entre les États-Unis et la Chine.
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