IA et emploi : de quoi l’IA est-elle responsable ? 

Hubert Guillaud

Sur son site, Brian Merchant continue de creuser la question du rapport IA et emploi. Il nous avait expliqué, il y a peu, que la crise de l’emploi liée à l’IA ne consiste pas à remplacer des hommes par des programmes, mais consiste en une crise de réduction des coûts de main-d’œuvre, une forme d’attrition structurelle. Aux Etats-Unis, les plans de licenciements dans les entreprises de la tech se succèdent. 153 000 emplois ont été supprimés en octobre 2025 : un record depuis 2003. Et l’année 2025 a déjà battu le record de suppressions d’emploi de 2020, année de la pandémie. Toutes ces suppressions ne sont pas liées à l’IA seulement, mais celle-ci est souvent un des facteurs avancés pour la restructuration.

La réorganisation annoncée chez Amazon qui a communiqué sur la suppression de 30 000 emplois a été contestée par les employés. « Tous mes collègues affirment que l’IA qu’on les a obligés à utiliser n’a pas augmenté leur productivité de manière significative », critique un ingénieur d’Amazon. Pour Merchant, l’IA ne vient pas remplacer le travail, mais sa menace permet de créer une justification logique et idéologique permettant de réduire les coûts pour optimiser les profits. « L’ IA est une justification extrêmement convaincante », tant et si bien qu’on parle déjà d’AI-Washing, c’est-à-dire d’une pratique où, alors que les investissements dans l’IA augmentent, et que les ventes se tassent, les entreprises réduisent les coûts ailleurs, et d’abord sur la masse salariale. « Si Amazon licencie 30 000 employés parce que sa technologie est si avancée que ses systèmes d’IA peuvent parfaitement les remplacer, les investisseurs seront bien plus satisfaits que si Amazon réduit ses coûts parce qu’elle s’endette excessivement pour l’expansion de ses centres de données ou qu’elle s’inquiète de ses résultats ». Le narratif de l’IA semble finalement un outil plus puissant encore que l’IA elle-même. 

Reste qu’il se passe bien quelque chose sur le marché de l’emploi américain, constate Merchant, mais il est difficile de démêler quoi, notamment parce que le bureau des statistiques du travail est empêché de faire son travail par l’administration Trump. Quelques tendances se dégagent néanmoins. La première, c’est que le nombre d’emplois disponibles pour les jeunes diplômés diminue. Une étude de Stanford, dirigée par Erik Brynjolfsson,  explique que l’emploi en début de carrière pour les travailleurs américains âgés de 22 à 25 ans, dans des « professions exposées à l’IA générative », a chuté de 13 % dans des secteurs clés depuis 2022, date précise de l’arrivée de cette technologie sur le marché. Mais cette chute pourrait être liée à une plus grande externalisation plus que par un remplacement par l’IA. 

Henley Chiu fondateur de Revealera a conçu un programme pour analyser 180 millions d’offres d’emploi dans le monde, afin de déterminer les secteurs ayant connu une baisse ou une croissance. Chiu constate tout d’abord une baisse de 8 % des offres d’emploi dans le monde, d’une année sur l’autre, mais qui tiennent certainement de bien des facteurs contextuels, sans qu’on puisse les attribuer à l’IA. Ensuite, Chiu détaille les offres d’emploi dans le monde qui ont le plus fortement diminué ces deux dernières années. « Surprise : ce sont les emplois créatifs, ainsi que les postes liés au développement durable et à la conformité, qui arrivent en tête ». Parmi les 10 métiers en plus forte baisse, 3 sont des postes créatifs : infographistes (-33 %), photographes (-28 %) et rédacteurs (-28 %). 

Il y a de réelles raisons de penser que les emplois d’infographiste, de photographe et de rédacteur sont impactés par l’IA et que les entreprises publient moins d’offres du fait du développement des outils d’IA et de sa concurrence. Quant aux postes liés au développement durable ou à la conformité, Merchant pointe la suppression massive des réglementations aux États-Unis.

La baisse dans les offres d’embauches des métiers créatifs n’est pas qu’un accident, mais se poursuit depuis 2 ans. « Chiu souligne également que si les offres d’emploi pour les rédacteurs, les artistes et les créatifs ont diminué, celles pour les directeurs artistiques ont augmenté. C’est précisément ce à quoi on pouvait s’attendre avec l’adoption de l’IA par les directions : moins de personnes créant réellement le travail et davantage de personnes occupant des postes de direction supervisant la production automatisée ». Pour Henley Chiu, « l’impact de l’IA est sélectif. Elle affecte durement certains emplois créatifs. » Pour Merchant, « les patrons utilisent l’IA comme ils ont utilisé les technologies d’automatisation depuis la révolution industrielle : pour tirer le maximum de profit des travailleurs et profiter de la profonde incertitude qui entoure l’étendue réelle de sa puissance et de son utilité ».

Sur Wired, Will Knight évoque un nouveau benchmark de l’IA, lancé par Scale AI, le Centre pour la sécurité de l’IA (CAIS) : le Remote labor index, qui vise à mesurer la capacité des modèles à automatiser certaines tâches spécifiques issues d’exemples réels (comme la conception graphique, le montage vidéo, le développement de jeux ou des tâches administratives telles que l’extraction de données). Les conclusions sont sans appel : les agents d’IA les plus performants n’obtiennent quasiment aucun résultat : « les systèmes d’IA actuels ne parviennent pas à réaliser la grande majorité des projets avec un niveau de qualité acceptable pour un travail commandé ». Un résultat qui vient contrebalancer un benchmark équivalent lancé en septembre par OpenAI, qui était lui, bien plus optimiste, puisqu’il affirmait que les modèles d’IA de pointe atteignaient des performances proches de celles des humains dans 220 tâches couvrant un large éventail d’emplois de bureau.