Tarifs sous IA : vers l’hyper-personnalisation à grande échelle

Hubert Guillaud

« La véritable contribution de l’IA à l’humanité pourrait bien être de maximiser les profits des entreprises en exploitant les données personnelles pour augmenter les prix. En réalité, c’est déjà le cas », explique le journaliste David Dayen, le rédacteur en chef de Prospect Magazine. Uri Yerushalmi, cofondateur et directeur de l’intelligence artificielle de Fetcherr, une société israélienne de conseil en tarification dont les clients comptent une demi-douzaine de compagnies aériennes à travers le monde développe des agents commerciaux automatisés pour simuler les dynamiques de marchés, analyser et fixer les prix. L’atout de Fetcherr, inspiré des techniques de trading haute fréquence, estime son promoteur, c’est que l’utilisation du système permet d’adapter les prix plutôt qu’ils ne soient stables et linéaires. « La dynamique est bien plus proche de celle du NASDAQ ou des marchés financiers, où les prix fluctuent beaucoup plus fréquemment car chaque changement sur le marché entraîne une réaction immédiate. » Fetcherr promet à ses clients une augmentation annuelle du chiffre d’affaires de plus de 10 %. Mais les dindons de ces variations, ceux qu’on dépouille de leur argent, « c’est vous et moi »

Pour l’avocat Lee Hepner, de l’American Economic Liberties Project, « nous construisons maintenant les plateformes qui contrôlent la circulation de l’argent ». La tarification pilotée par la technologie est plus répandue qu’on ne le pense, rappelle Prospect Magazine qui avait consacré tout un numéro au sujet (dont nous avions rendu compte). En février, le journaliste Keith Spencer avait montré dans SFGate que selon la localisation de son IP, les prix de réservation d’une chambre d’hôtel pouvaient passer du simple au double. Stephanie Nguyen et Sam Levine, ancien directeur du Bureau de la protection des consommateurs de la Commission fédérale du commerce, ont récemment publié un article sur la manière dont les données collectées par les cartes de fidélité servent surtout à augmenter les tarifs : « plus un client est fidèle, plus ses données sont collectées et plus il paie ». « Voulons-nous vraiment un monde où il faudra payer un supplément pour faire ses achats anonymement ? », questionne Sam Levine. 

Plusieurs techniques sont mobilisées pour augmenter les prix. La surveillance des profils de consommation des consommateurs, la tarification dynamique qui fait grimper les prix lorsque la demande augmente et l’abonnement (avec leurs politiques de résiliation compliquées : il fallait 23 étapes et 32 actions pour résilier l’un des abonnements que proposait Uber et la politique de résiliation d’Amazon Prime qui a coûté 2,5 milliards d’amende à Amazon, était surnommée l’Iliade, en référence au long et difficile combat d’Ulysse pour la surmonter. 

« L’offre et la demande ne déterminent plus à elles seules les prix, comme l’explique la théorie économique. La tarification basée sur l’IA est devenue plus importante que le volume des ventes ou la qualité des produits », assène Dayen. 

« Les démocrates de la Chambre des représentants ont proposé un projet de loi visant à interdire la tarification basée sur la surveillance et la fixation des salaires par la surveillance. La pratique dite de « tarification progressive », qui consiste à ajouter des frais cachés lors d’une vente, a été de facto interdite pour la billetterie d’événements et les séjours hôteliers par une réglementation de la FTC finalisée en mai. Mais avec le contrôle du Congrès par les Républicains, le véritable enjeu se situe désormais au niveau des États. Des interdictions de la tarification basée sur la surveillance ont été introduites en Californie, au Colorado, en Géorgie, dans l’Illinois et au Minnesota ; des interdictions de la tarification dynamique pour les supermarchés et les restaurants ont été introduites à New York et dans le Maine. En juillet, 24 États avaient examiné des projets de loi concernant une forme ou une autre de tarification assistée par la technologie, selon un outil de suivi de Consumer Reports ». 51 projets de loi sur la fixation algorithmique des prix ont été déposés à travers le pays lors de la seule session législative de 2025. « Il s’agit d’une première étape potentiellement très importante pour rééquilibrer l’économie en faveur des consommateurs », estime Hepner. En Californie, le projet de loi AB 446, qui proposait d’interdire la tarification fondée sur les données personnelles, a été suspendu, donnant ainsi aux promoteurs le temps de rallier des soutiens. Des entreprises de tous les secteurs, même celles non soupçonnées de pratiquer cette tarification, ont afflué à Sacramento pour défendre leurs pratiques. La ville de New York a adopté une loi sur la transparence exigeant que les transactions concernées incluent une fenêtre contextuelle indiquant : « Ce prix a été fixé par un algorithme utilisant vos données personnelles. » Pas sûr pourtant que ces avertissements suffisent. 

Dayen souligne que la complexité des calculs rend le travail du régulateur de plus en plus difficile. Lyft, pionnier de la tarification dynamique, a réagi à la colère des usagers, dont les tarifs augmentaient précisément aux moments où ils en avaient le plus besoin, en optant pour Price Lock, un service d’abonnement qui plafonne les tarifs sur certains trajets, moyennant un forfait mensuel. 

Pour Sam Levine, nous devrions revenir à des prix publics avant que la situation soit hors de contrôle. L’autre levier, consiste à limiter la collecte de données. Une norme de minimisation des données pourrait empêcher l’utilisation des informations personnelles à des fins de tarification, estime Ben Winters, responsable de l’IA et de la vie privée à la Fédération des consommateurs américains. Mais aux Etats-Unis, les projets de loi pour renforcer la protection des données n’arrivent pas à être promulgués :  « trop d’entreprises ont investi dans l’économie de la surveillance pour qu’on puisse la faire disparaître par la loi », estime Dayen. « Les lobbyistes de l’industrie technologique n’ont qu’une seule spécialité : anéantir les lois sur la protection de la vie privée », souligne le juriste Tim Wu, dans son nouveau livre, The Age of Extraction : How Tech Platforms Conquered the Economy and Threaten Our Future Prosperity (Bodley Head, 2025, non traduit). 

La meilleure façon de lutter contre ces pratiques n’est peut-être pas de s’attaquer à la collecte de données pour les limiter, mais plutôt à ceux qui les reçoivent, les partagent et les traitent, courtiers et consultants en tarification par exemple, estime Dayen. « La vente de données pourrait être considérée comme déloyale ou trompeuse au regard des lois étatiques sur la protection des consommateurs. De plus, même lorsque les clients consentent à la collecte de leurs données, ils ne consentent pas nécessairement à leur transfert à des tiers »

Pour Dayen, le pire est certainement à venir, car la tarification par IA dans cinq ans ne sera plus la même qu’aujourd’hui. Les compagnies aériennes ont été à l’avant-garde de toutes les innovations tarifaires des 30 dernières années, des frais cachés à la tarification différenciée en passant par les programmes de fidélité, rappelle-t-il. Quel sera le prochain défi ? Fetcherr, qui a levé 90 millions de dollars en 2024 et 42 millions supplémentaires cette année, l’affirmait  clairement sur son site web : « hyper-personnalisation à grande échelle ». Robby Nissan, cofondateur de Fetcherr, a déclaré publiquement que ses systèmes d’IA peuvent « manipuler le marché pour accroître les profits »

Les autres entreprises de conseil en tarification comme Flyr, Pros ou Air Price IQ (toutes positionnées surtout sur le segment de la tarification aérienne) tiennent le même discours : maximiser la disposition à payer des voyageurs en analysant des masses de données. Quand on souhaite prendre un billet d’avion pour Noël, il est devenu impossible de prévoir le prix ou de les comparer. A l’avenir, cela risque d’être Noël tous les jours, sauf pour les consommateurs. Pire, suggère Dayen, à terme, ces conseils en tarification pourraient également permettre aux entreprises aériennes d’ajuster leurs itinéraires pour éviter la concurrence, afin de pouvoir pratiquer les tarifs qu’elles souhaitent. Ajoutez à cela les agents IA qui prendront vos billets d’avion à votre place… et nul ne pourra être certain d’être assuré que les robots agissent dans l’intérêt des consommateurs ou des détaillants partenaires des entreprises d’IA qui fourniront les agents. 
Au consommateurs de réagir, conclut Dayen. Ils détiennent les ressources financières dont les entreprises ont besoin pour prospérer. « Il est encore possible que l’on assiste à un retour à une tarification basée sur les coûts », déclare la sociologue Lindsay Owens,  qui prépare un livre consacré à cette nouvelle ère de la tarification pour 2026 (Gouged : The End of a Fair Price in America, Arnaqués : la fin du juste prix en Amérique). « C’est ainsi que les entreprises ont fonctionné pendant des décennies… Un monde où la tarification est transparente, publique et prévisible est encore envisageable. » On voudrait y croire.